Trois ans ! Trois ans déjà !

    Bonnetdane est né il y a trois ans, dans l’effervescence — presque l’enthousiasme — qui a suivi la parution de la Fabrique du crétin. Trois ans : le blog a très vite appris à parler, lire et écrire, et marcher — pour un peu, je l’inscrirais à la Maternelle, c’est le bon âge…

    Trois ans de luttes. Au premier élan a succédé une mêlée âpre, une guerre de tranchées — débats crispés, roublardises, mauvaise foi. Nous savions déjà, il y a trois ans, que les mauvaises herbes sont vivaces. Nous n’avions pas imaginé à quel point l’ivraie pédagogiste tenterait d’étouffer le bon sens le plus élémentaire.

    Qui aurait pu croire qu’après tant de démonstrations convaincantes, assénées par de vrai(e)s spécialistes de la dyslexie ou de l’échec scolaire, tant d’évidences de la détresse des élèves, des parents et des maîtres, le simple instinct de survie des « sciences » de l’Education, qui ont amené l’Ecole de la République si près de l’extinction finale, leur permettrait de relever la tête et de faire croire à des syndicats crispés dans la défense des désavantages acquis, des fédérations de parents d’élèves tétanisées sur la marche arrière, que la réforme du Primaire, si nécessaire, était une atteinte intolérable aux droits inaliénables de la Bêtise ?

    Non que j’adhère aveuglément à tout ce que Darcos a proposé. La fin des cours le samedi sans substitution autoritaire, la marche arrière manifeste sur les ambitions de la Grande Section et du Cours Préparatoire, sont autant de pierres d’achoppement. Mais pour le reste…

    Les bonnes méthodes d’apprentissage de la lecture, nous les connaissons — et de vraies institutrices de terrain, depuis trois ans, ont exposé à fil de blog comment elles bâtissaient, pierre à pierre, les progressions des bambins. Ces progressions, pensées pour que les élèves de GS sachent lire, compter et quasiment écrire avant l’entrée en CP, sont disponibles, et expérimentées avec succès. Pourquoi ne pas les généraliser ?

    Parce que les IUFM (ou, désormais, les « spécialistes » qu’ils abritaient, et qui se répandent désormais dans les universités) gardent la haute main sur la formation des maîtres, et les futurs masters professionnels, s’ils émergent, conforteront dans leurs pratiques létales. Parce qu’ils persistent à promouvoir les artifices idéologiques qui ont amené en Sixième tant d’enfants illettrés, exclu fin Troisième 150 000 gamins sans espoir ni savoirs, bradé le Brevet et le Bac à tant d’élèves jetés tout crus à la trappe universitaire. Nous les avons démasqués, vilipendés, ridiculisés ? Mais sans cesse l’hydre pédagogiste secoue de nouvelles mauvaises têtes, avant-hier Frakowiack, hier Zakartchouk, aujourd’hui ce Sébastien Cazals qui anime dans l’Hérault le front du refus de tous les nostalgiques du Jurassic Jospin et du Crétinacé.

     Les passéistes réels sont là, et pas ailleurs. Les vrais réactionnaires sont là, et non ici. Et ce passé-là, s’il jamais il se faisait à nouveau entendre, par un effet collatéral de cette collusion libéralo-libertaire que dénonçait déjà Milner il y a 25 ans, nous prépare, pour demain, le privé triomphant, la laïcité corrompue, l’Instruction dévalorisée, et l’Education à deux ou trois vitesses. Et, après-demain, le chèque-éducation, les établissements scolaires confiés aux grandes incompétences municipales ou régionales, les enseignants payés à 8,50 € de l’heure, comme chez Acadomia, la France très loin dans les évaluations internationales derrière Singapour, et la fin de la seule ambition que devrait toujours avoir l’Ecole : amener chaque enfant au plus haut de ses possibilités — sans prétendre amener tout le monde au pinacle. Je ne le répèterai jamais assez : l’égalitarisme fabrique plus d’inégalités que l’élitisme le plus étroit.

    Que l’on se sente dès aujourd’hui contraint à inventer une discrimination positive à la française, que l’on se propose de construire des filières d’excellence pour boursiers au lieu d’y pousser les excellents élèves, quelle que soient leurs origines ou leurs situations familiales, que l’on hésite à en finir avec le collège unique où les enfants en difficultés non seulement ne sont pas aspirés vers le haut par les meilleurs, mais les tirent au niveau zéro d’un « socle » toujours plus bas, tout cela — en vérité je vous le dis, en ce jour de Noël — tout cela sent la mort — cette « mort programmée de l’Ecole » que j’annonçais il y a trois ans. Trois ans, déjà…

    Mais je ne lâcherai pas – nous ne lâcherons pas ! Parce que je ne désespère pas de l’Ecole de la République, ni même de ceux qui en assurent la gestion : à une réforme ratée, à une décision trop rapide, peuvent succéder une réforme sensée, et des décisions mesurées. À une logique trop strictement économique peut succéder une ambition pédagogique — et économique : on ne peut se satisfaire d’une Education Nationale qui, avec un budget considérable, a un si mauvais retour sur investissement, si je puis dire.

    Un dialogue raté, qui n’a suscité que l’approbation des ânes et la réprobation ailleurs, peut devenir demain un échange vrai et rapidement fructueux. Encore faut-il en finir, comme disait Voltaire, avec l’Infâme — et l’Infamie. Et mettre un bonnet d’âne aux vieux réactionnaires.

 

Jean-Paul Brighelli