Lundi 23 février, le Président de la République a invité à l’Elysée un certain nombres d’enseignants, qui ces dernières années se sont fait remarquer par des livres, ou des actions médiatiques. Il y avait là le pire — Sébastien Clerc, le récent inventeur du fil à couper le beurre pédagogique, sans oublier de faire le sien — ou le meilleur — Cécile Ladjali, dont j’ai souvent parlé ici (Eloge de la transmission, Mauvaise langue), ou Rachel Boutonnet (Journal d’une institutrice clandestine, Pourquoi et comment j’enseigne le b-a-ba), institutrice à Goussainville, en banlieue parisienne, et membre du GRIP.

C’est à cette dernière de faire un compte-rendu de ce déjeuner. Non de tout ce qui a été dit, et qui, à ce que m’en a dit Ladjali, fut pour la plupart un assez joli exercice de souplesse dorsale, mais de ce qu’elle avait répondu, elle — et de ce qui lui fut objecté. 

Voici son récit.

Jean-Paul Brighelli

Déjeuner à l’Elysée

23 février 2009

 

    Devais-je y aller ? Je mentirais en disant que je ne me suis pas posé la question : qu’y avait-il à attendre d’un déjeuner avec un Président de la République et un ministre dont la politique scolaire – en dehors de velléités de réforme des programmes du primaire – sont aux antipodes de ce que je pense indispensable au redressement de l’instruction publique ?

    Mais un Président – celui-là ou un autre – et un ministre – celui-ci comme le suivant ou le précédent – sont les représentants de la République et l’on ne refuse pas de les écouter et de leur parler en tant que tels.

    J’ai donc accepté de déjeuner à l’Élysée  — le repas fut excellent et l’hôte charmant – en compagnie de quelques collègues invités parce qu’ils enseignent dans des quartiers difficiles et ont pour certains écrit, comme moi, des livres remarqués.

    Face à nous, le Président Nicolas Sarkozy, Xavier Darcos, Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, à la tête de la mission pour la réforme du Lycée, Dominique Antoine et Jean Baptiste de Froment, conseillers de la Présidence de la république.

   Les autres invités feront, s’ils le souhaitent, la recension de leurs propos. Je m’en tiens ici à ce que j’ai dit — dans les cinq à six minutes qui m’étaient accordées comme à chacun, à ce qu’il me fut répondu et à mes impressions à la sortie de  l’Élysée.

   Quand, sur l’invitation du Président, vint mon tour de parler, j’ai commencé par dire qu’au bout de neuf ans d’enseignement, je pouvais témoigner d’une situation préoccupante, autant pour les enseignants que pour les élèves. Les premiers arrivent démunis dans le métier, aussi bien pour ce qui est des connaissances disciplinaires que de la pratique de classe. Quant aux seconds, dans ces conditions, ils sont souvent en dessous d’eux-mêmes, n’apprenant pas autant qu’ils en auraient besoin — et qu’ils en sont capables — pour développer pleinement leur intelligence. Certains accumulent lacunes et incompréhensions, se trouvent pris dans un engrenage d’insatisfaction, de mésestime d’eux-mêmes et d’inquiétude, et arrivent au collège découragés, déconcentrés, parfois en colère, voire violents. Et le nombre de ces enfants difficiles, posant dès le primaire de lourds problèmes de comportement et d’apprentissage, tend à augmenter.

    « Qu’est-ce qu’il vous faudrait ? » m’a alors demandé le Président. J’ai répondu qu’il faudrait d’abord que nous soyons en mesure de transmettre des contenus d’enseignement plus solides, en nous appuyant sur des programmes soigneusement construits, après avoir reçu une formation adaptée. J’ai ajouté qu’une volonté politique allant dans ce sens nécessiterait une réflexion de fond, serait longue à produire des résultats et n’aurait d’effet qu’à moyen et long terme. Et que la première condition du redressement était que l’institution École publique soit confortée. Avais-je laissé percer trop ostensiblement mes doutes quant à l’avenir de l’Ecole publique ? MM. Sarkozy et Darcos ont alors vivement protesté de la main par un mouvement  signifiant : « Bien sûr, pas de craintes à avoir à ce sujet… »

    J’ai poursuivi en disant que je n’avais jamais été aussi inquiète. Que quelque chose s’effondrait depuis des années dans la transmission des connaissances, à cause de programmes défectueux et d’une formation inadaptée, et que nous atteignions un point de non-retour. Que le métier perdait de sa substance, se déshumanisant un peu plus d’année en année. Que  les nombreuses évaluations à faire passer, à corriger, à commenter,  les projets à écrire, les bilans de projets à rédiger, les livrets de compétences à remplir en croisant les exigences du Socle commun et celles des Nouveaux Programmes, tout cela donnait à l’enseignant l’impression croissante de devoir passer sa vie dans des tableaux où ses élèves sont des cases à cocher. Qu’au bout du compte, l’institution, dans ses finalités, paraissait ébranlée. Que nous nous avions le sentiment de nous trouver sur un navire en train de couler.

    J’aurais aimé développer et faire un point sur la mise en place, par exemple, des heures de soutien, que chaque école a dû adapter lors de réunions interminables, et qui s’est traduite par des listes de plus à « renseigner », de nouveaux bilans à écrire, saturant nos journées, épuisant tout le monde dès la fin du mois d’octobre. J’aurais aimé dire que nous étions nombreux, parmi les enseignants, à être prêts à défendre l’École publique et l’avenir de nos élèves ; et que dans l’entreprise manifestement engagée vers la privatisation de l’Ecole, on pouvait s’attendre à des oppositions vigoureuses. Je n’en ai pas eu le temps ; mon temps de parole était passé.

    Dois-je le dire, la conclusion du Président, après que chacun a eu parlé, ne m’a pas rassurée ?

    Respect des fonctionnaires et particulièrement des enseignants dont les conditions de travail se dégradent, augmentation du pouvoir d’achat de ces derniers par la mise en place d’heures supplémentaires — 53 millions d’Euros cette année d’après le Président  —, possibilité de gagner plus pour ceux qui veulent travailler plus, les termes de la réponse n’étaient pas neufs. Et peu en phase avec la réalité du terrain : si beaucoup d’enseignants du primaire font des heures supplémentaires, pensais-je, est-ce par goût ou par choix, ou simplement pour boucler leurs fins de mois ? Pour augmenter leur pouvoir d’achat ou par nécessité de sacrifier à l’alimentaire un temps précieux pour préparer leurs classes dans des conditions décentes ?

    Le dégagement suivant était encore plus préoccupant.

    Les enseignants, a en effet poursuivi le Président, ont perdu la considération dont ils jouissaient autrefois. Tout repose beaucoup trop sur leur charisme propre. Ils ont donc besoin que l’Etat les soutienne plus. Afin de les aider à affronter les problèmes qu’ils rencontrent en travaillant face à public difficile, il convient d’organiser une collaboration plus étroite entre l’école, la police et la justice. 

    En conclusion :  les enseignants sont inquiets. Il faut donc les rassurer. Le débat avec les syndicats étant fermé d’avance, le Président s’apprête à leur rendre visite directement pour leur parler, leur expliquer la raison des réformes, comme cela a été fait pour l’Hôpital. Il mettra en place un ensemble de mesures qui leur permettra d’échapper aux lourdes contraintes administratives actuelles et de mener à bien des projets originaux. Les enseignants plus méritants seront mieux rémunérés. Pour répondre aux problèmes évoqués, et tout en tenant fermement sur le principe de l’égalité républicaine, la mise en place de l’autonomie des établissements sera favorisée.

    Le déjeuner touchait à sa fin. Le président fit remettre à chacune des dames présentes l’un des bouquets de fleurs qui décoraient la table.

 

   Que retenir de ce déjeuner à l’Élysée ? Sur les orientations de la politique scolaire, rien que nous ne sachions déjà.

   Rien de nouveau, non plus, dans le fait que ce gouvernement consulte la « base » et cherche à pratiquer l’« ouverture ». Les invités n’avaient-ils pas en commun de n’être pas proches de l’UMP  et au contraire d’être positionnés à gauche, sans être toutefois membres connus d’organisations syndicales ?

   Une nouvelle réunion — cette fois « de travail » — a été annoncée par Xavier Darcos. Si j’y suis invitée, j’y exprimerai les mêmes préoccupations et les mêmes convictions que j’ai tenté d’exprimer devant le Président de la République : l’Ecole publique est dans un triste état, les enseignants et les élèves font les frais de politiques scolaires désastreuses de gauche comme de droite, mais toute mesure qui irait dans le sens du contrôle accru, de l’autonomie et de la privatisation n’aura ni mon soutien ni celui, j’en suis certaine, de la majorité de mes collègues.

 

Rachel Boutonnet