L’été est la saison des marronniers — ces sujets incontournables régulièrement tirés de la naphtaline pour meubler ce temps vide que l’on nomme opportunément « vacances ». À la une des magazines, tout sur le sexe des congés (et les lacaniens peuvent voir dans ce dernier mot tous les sous-sens possibles, je ne m’y oppose pas). À la une de Bonnet d’âne, donc, le sexe du susdit : et là encore, les lacaniens…

(Je m’avise en me relisant que ce qui suit est miné de lacanismes d’hiver et variés — tant pis pour moi, ou pour les psys amateurs de passage : que ceux qui y liront des sous-entendus évitent de me jeter la première pierre qui roule ou de me la peindre en noir, comme disaient les Rolling Stones dans Paint it black).

Dans le Monde de l’Education de juin, un article enthousiaste nous racontait comment (dans la région de Grenoble, si ma mémoire est bonne) une équipe éducative strictement composée de femmes (les hommes sont suspects — ah, Lacan…) venait éduquer les petits de Maternelle à la sexualité. Le fait pourrait paraître anecdotique, ou simplement grotesque, si l’on n’y sentait pas la volonté d’inscrire cet enseignement (à cinq ans) dans cette béance « éducative » ouverte dans l’Ecole par les sciences du même nom.

Petit retour en arrière… Le sexe (n.m.) est entré à l’école (n.f.) dans les années 60, par le biais d’une information dispensée, à l’époque, en Troisième, par les profs de Sciences-Nat’, comme on appelait alors les SVT — dont le nom sonne fâcheusement comme une maladie honteuse, comme on disait alors. La description de l’appareil uro-génital (on notera la poésie et l’érotisme insoutenable de l’expression consacrée…) fut l’occasion de grosses rigolades, devant l’embarras de la prof — l’une des trois ou quatre femmes sur une grosse centaine d’enseignants que comptait le lycée Saint-Charles à Marseille, lycée de garçons à l’époque où la mixité était encore un rêve. C’était une brune péroxydée à puissante poitrine, qui nous fascinait quelque peu, et même quelque beaucoup, et dont la liaison supposée avec un prof de gym faisait couler beaucoup d’encre…

(Ah bon, s’exclament ici les apprentis-analystes et les autres, vous appelez cela de l’encre ?)

Puis peu à peu, ce qui était au départ présentation du système reproductif humain s’est enrichi d’un enseignement préventif sur les MST. L’épidémie de SIDA n’a fait que renforcer cet aspect — et après tout, pourquoi pas ? N’y avait-il pas urgence à conseiller de sortir couvert, à l’époque ?

Mais c’est justement dans ce « pourquoi pas ? « , comme aurait dit Charcot (pas le psychiatre — l’autre) que s’est insinuée l’idée d’une extension de « l’information », et de sa transformation en « éducation ». C’est un point mineur, mais puissamment significatif (tout ce qui concerne le bas du corps, comme aurait dit Mikhaïl Bakhtine, est hautement symbolique). L’Ecole, au cours des années 80, est devenue centrale d’Education. Le rapport ancien (deux parts d’Instruction pour une part d’Education) s’est renversé.

Ma prof de Sciences Naturelles est à la retraite depuis vilaine lurette, mais ses remplaçant(e)s ont désormais fort à faire. Et ce, dès la Maternelle, apparemment. Les parents sont déclarés incompétents sur les choux et les roses, les abeilles et les fleurs, ou le picoti-picota de Roger Rabbitt.

C’est que j’ai un léger doute sur le désir d’enfants en pré-primaire de connaître le détail des flagelles des uns et des trompes de l’autre. J’aurais même tendance à supposer que les missionnaires du sexe opérant en Maternelle compensent, à en parler à des gosses qui ne leur ont rien fait, ces faits de leur vie privée dont elles n’ont pas grand-chose à dire.

Deux aspects donc. En parler ou non. Et qu’en dire.

Quand le dire ? Et qui est le mieux placé pour ça ?

Petite anecdote personnelle pour illustrer mon propos. Il y a cinq ou six ans, une prof de Lettres de mon lycée dispensait dans une section de BTS des exposés hebdomadaires sur l’un ou l’autre de ces « sujets de société » dont raffolent les fabricants de synthèses — l’épreuve-type des BTS en Français. Les vieux, l’obésité, la pollution et autres calamités de notre civilisation avancée. Et bien qu’elle eût, à près de cinquante ans, toute l’expérience souhaitée, elle commit un jour un impair : elle leur demanda de quoi diable voulaient-ils qu’elle parle la semaine suivante.

– De sexe, m’dame, répondirent en chœur les chérubins — vingt ans de moyenne d’âge, dans une section qui n’hébergeait que des garçons.

Voilà ma collègue fort marrie. Elle aurait aussi bien pu refuser, mais elle se sentait obligée par sa parole (elle était au SGEN, si je me souviens bien). Dans la salle des profs, à la récré de dix heures, elle confia son embarras à un collègue. « Parler de sexe ? Demande à JPB », lui suggéra-t-il, mi-figue mi-raisin.
   C’est ainsi que je fis mon premier — et, à ce jour, dernier — cours sur la sexualité à ces adolescents en sursis qu’on appelle aujourd’hui des étudiants. Je leur expliquai les trois âges de la sexualité : la période primitive, où l’on pensait prioritairement à transmettre ses gènes (et là où il n’y a que du gène, il n’y a pas de plaisir, on le sait bien) ; puis la période « bourgeoise », un toit sur la tête, porte fermée, dans le huis clos du face à face ou du tête à queue, trois minutes douche comprise. En gros, du néolithique moyen à aujourd’hui. Enfin, l’ère moderne, qui se subdivise en deux séquences inconciliables, l’art et l’industrie : l’érotisme d’un côté, la pornographie de l’autre (1).

Illustrations en main (non, non, pas ce que vous pensez : vases grecs, peintures murales pompéiennes, miniatures persanes — à l’usage de ceux qui croient que les Musulmans ne représentent pas la figure humaine et ses divers attributs de l’hémisphère sud —, quelques estampes japonaises, et des bas-reliefs indiens), j’expliquai que toutes les civilisations n’avançaient pas au même rythme. Que les Indiens des Kama-Soutra étaient passés au stade esthétique il y a 1500 ans, pendant que certains Montpelliérains de ma connaissance pataugeaient encore dans le primitivisme. Que, comme l’a fort bien expliqué Pascal Quignard (2), il a fallu le judéo-christianisme pour inventer la culpabilité, et certains états américains pour condamner encore la sodomy — et ce que recouvrait ce terme, dans l’Utah. Que contrairement à ce qu’on affirme toujours trop vite, Onan n’avait pas inventé l’onanisme, mais le coïtus interruptus.  Que Du Bellay n’aurait pas pu réclamer à sa muse des « baisers florentins » si les Français n’étaient pas opportunément partis guerroyer en Italie. Que les libertins du XVIIIème siècle étaient bien plus libérés qu’ils ne le seraient jamais, eux — et qu’une civilisation peut fort bien déchoir. Qu’ils croyaient à tort que leurs pornos cryptés célébraient Eros, alors qu’ils encensent Ploutos. Et que l’érotisme commence par une attention infinie à l’Autre — le vrai décryptage est là, celui de Canal n’en est que la caricature.

Et qu’enfin l’orgasme n’a rien d’obligatoire, et qu’il y a une foule de gens que le sexe n’intéresse pas, pour des raisons ou des déraisons qui leur appartiennent.

Une heure, textes et images à l’appui. Une heure de silence studieux — ils tentèrent bien de prendre des notes, puis réalisèrent soudain que devant eux, le Verbe se faisait Chair — très chair, même.

Tu ne sais pas ? » me dit plus tard ma collègue, qui m’avait prévenu avant mon cours que ses garnements de Conception de Produits Industriels post-pubères avaient une tendance à la dissipation. « En deuxième heure, ils ont été exquis — ils étaient encore suspendus à tes phrases… »

Où voulais-je en venir ? Ah oui : la vraie initiation à la sexualité passe par la Culture — pas par les mystères de l’orga(ni)sme. Bien sûr, j’avais évoqué au passage, pour donner à mon exposé un aspect plus technique, le rôle de l’hypothalamus et de l’adrénaline dans ce que les poètes et TF1 appellent coup de foudre. Mais j’avais surtout expliqué que ce bouquet hormonal se combine avec une bibliothèque (rose) pour amener Emma à s’abandonner à Rodolphe — et que le cul, c’est toujours culturel.

Alors, laissons les parents raconter, comme ils l’entendent, leurs histoires de papillons qui fleurètent avant de flirter. Laissons les enfants butiner à leur gré — le sexe est sans doute le seul domaine où l’on a intérêt à construire son propre savoir, et c’est justement celui où l’on prétend l’imposer. Inutile, sauf en phase finale, d’en rajouter une couche. La surinformation tue l’amour, qui vit de tâtonnements.

Allez, chacun à ses devoirs de vacances. S’enivrer d’amour ou de vertu, comme dit le poète. Et, toujours, de poésie.

 

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Rien de plus difficile que d’écrire un texte érotique, et quelques bonnes plumes s’y sont cassé les dents (évitez par exemple le déplorable Gamiani de Musset). Mais d’autres y ont démontré des talents remarquables. Petite bibliographie des textes imparables, à lire sur la plage : Crébillon, le Sopha — mais aussi la Nuit et le moment. D’Argens (attribué à), Thérèse philosophe. Diderot, les Bijoux indiscrets. Sade, Justine et Juliette — mais aussi bien la Philosophie dans le boudoir, pour rire. Apollinaire, les Onze mille verges (mais on évitera les Exploits d’un jeune Don Juan). Pierre Louÿs, Trois filles de leur mère. Ce joli roman au quel Oscar Wilde a peut-être mis la main — Télény. Sans oublier Pauline Réage, et Histoire d’O (mais sans le Retour à Roissy).

Et quelques autres, plus modernes. Mais s’il faut tout avouer, je dirai que pour moi, le sommet de l’érotisme, c’est Stendhal, et Julien prenant la main de Madame de Rênal — cette main qui résiste, et finalement s’abandonne. Ou Charlus et Jupien échangeant deux regards qui disent tout.

Mais c’est un domaine où chacun a ses préférés, et je conçois fort bien que d’aucuns s’éclatent avec la Semaine de Suzette, la Cuisine de Tante Laure ou le Jardinier françois.

 

(1) À titre indicatif, et parce que c’est l’été, je signale que le même raisonnement marche fort bien pour la cuisine ou l’architecture — entre autres. Je prendrai une posture de penseur quand je n’aurai rien d’autre à faire.

(2) Le Sexe et l’effroi (Gallimard). Indispensable.