Marc Le Bris, qui a si puissamment contribué (1) à alerter le grand public sur ce que les programmes issus de la loi Jospin et de la réforme Lang ont fait à nos enfants, vient de récidiver et publie ces jours-ci « Bonheur d’école » chez Balland.

    J’ai une petite responsabilité dans ce livre, ce qui me confère une (petite) autorité pour en parler — hors copinage. J’ai proposé le titre à Marc il y a deux ans (au départ, l’idée était de le faire paraître en même temps que « Fin de récré » — mais j’écris plus vite que lui), et je lui ai mis l’épée dans les reins, deux ans durant, pour qu’il en accouche. Parce que je savais qu’il l’avait en lui. Et que ce serait un livre passionnant.

    Passionnant, et passionné. Car ce livre raconte, au fond, une histoire d’amour. Avec tous les avantages des récits sentimentaux, où le lecteur se glisse avec volupté, et s’identifie sans peine, et quelques inconvénients — l’absence de distance, entre autres.

    Amour des enfants, d’abord. Chaque ligne est imprégnée d’une immense affection pour ces mômes sages ou turbulents, espiègles ou timides, doués ou laborieux. Et si l’on n’aime pas ses élèves, je ne sais comment on prétend faire ce métier.

    En même temps, l’amour du maître pour ses élèves, et Le Bris est tout à fait clair sur ce point, n’est pas exactement l’amour que leurs parents portent à Monchéri ou Moncœur. C’est même, diront les détracteurs formatés dans les IUFM, de l’amour-vache. Parce qu’enfin, ces moments de bonheurs d’école, ces saynètes très heureusement mises en scène par un narrateur inspiré, portent témoignage d’une ambition constante — amener chaque enfant au plus haut de ses capacités, quitte à ne pas perdre une seconde, quitte à ne jamais relâcher la pression : dans cette école de Médréac, chaque instant est utilisé au plus juste — même les récrés. Il y a dans cet instituteur (Le Bris récuse le terme de « professeur des écoles », inventé pour que quelques permanents syndicaux et une poignée d’imbéciles se gargarisent d’une « promotion » imaginaire) une gestion de l’espace-temps qui rappelle souvent le héros de « Treize à la douzaine » (2), qui est à la pédagogie familiale ce que le taylorisme est à l’artisanat.

    Amour du métier ensuite. Si le titre (et le premier chapitre, mais en fait l’essentiel du livre) parle de « bonheur », ce n’est pas tout à fait un hasard. Marc Le Bris est un instituteur heureux. Et il est évident que la joie du maître fait, au moins partiellement, celle des enfants — et, en bout de chaîne, des parents. Cet amour du métier qui a bien failli disparaître sous les diktats des « sciences » de l’Education. Ce que Le Bris raconte est moins une science qu’un art.

    Amour de la belle ouvrage, enfin. Qu’il s’agisse d’apprendre à lire et à écrire (« les meilleures méthodes sont des méthodes d’écriture-lecture », dit l’auteur — un article de foi du GRIP, auquel Le Bris a longtemps appartenu), à compter (et maîtriser très tôt les opérations de base), d’apprendre l’histoire de la Révolution ou les rudiments scientifiques (3), cet instituteur met du cœur à l’ouvrage. Encore qu’à aucun moment il ne pense que l’amour suffit pour enseigner : il faut y joindre la discipline, l’exigence, l’attention de chaque instant aux petites fuites, aux pas sur le côté auxquels les élèves excellent.

    C’est donc un livre empreint de « tradition » — au bon et au mauvais sens du terme. Au bon sens en ce qu’il fait l’éloge et la démonstration de la pédagogie — la vraie pédagogie, celle qui permet la transmission des savoirs en un flux permanent, et non le cadavre dont les constructivistes ont fait un modèle, à l’usage d’élèves-professeurs qui pourtant ne leur ont rien fait. Et au mauvais sens, en ce que son livre sent bon la nostalgie d’une époque à laquelle nous ne reviendrons pas — ou alors, au sein d’institutions parallèles, hors contrat, idéologiquement suspectes, dont je ne peux croire qu’elles soient la tasse de thé d’un homme qui a affiché toute sa vie des convictions laïques profondes, et qui les met en œuvre avec tant d’efficacité.

    Et, je dois dire, un peu d’ingénuité. « Bonheur d’école » est à la fois un récit, écrit d’une plume alerte (même si stylistiquement, cela ressemble parfois à un texte de dictée 1950, avec un vocabulaire volontairement vigoureux et une volupté dans l’inversion de l’adjectif qualificatif qui finit par paraître exagérée), et un recueil de recettes. Savoir-faire fort utiles, en ces temps où il semble bien que, comme le serine le GRIP, si les programmes du Primaire lancés l’année dernière par Darcos ont des difficultés à passer, cela tient surtout aux difficultés qu’éprouvent les Nouveaux PE à les comprendre — sans parler de les mettre en œuvre. Mais prêcher d’exemple(s) est une chose, se proposer comme modèle en est une autre. Je crois fermement que c’est de l’addition de toutes ces expériences personnelles que nous pourrons tirer des modélisations susceptibles de fonder une nouvelle pédagogie — à venir : demain ne sera pas comme hier, même si cela doit faire de la peine aux plus de cinquante ans.

    Il y a fort peu de polémiques dans ce livre — sinon contre ceux qui ont entraîné depuis des années notre Ecole dans l’apocalypse molle où elle glisse lentement. Je crains toutefois que le livre n’en engendre pas mal, à son corps défendant, lorsque des parents (ou des grands-parents) ulcérés par les méthodes des PE fraîchement formatés par les IUFM, jetteront ce livre à la tête d’enseignants qui n’en pourront mais.

    Je souhaite évidemment à « Bonheur d’école », qui est un peu l’album-photo, volontiers sépia, d’une école qui marche à contre-courant des modes qui ont fait tant de dégâts, tout le succès possible. Même si je crains qu’il ait un lectorat embué de nostalgie et de souvenirs-écran d’une école qui fut peut-être la sienne, mais qui n’existe plus. Reste à écrire désormais les manuels — de lecture-écriture, de maths, de sciences, d’Histoire et de géographie —  qui permettront aux futurs instituteurs désireux de bien faire (et je persiste à penser qu’ils sont très majoritaires, malgré le dégoût qu’une formation d’autant plus péremptoire qu’elle est inadéquate tente d’instiller en eux) de progresser en faisant progresser leurs élèves. Il se trouve que ces livres plus purement techniques sont en cours d’élaboration — et même, pour certains, en cours de parution. J’y reviendrai très prochainement.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) Et nos enfants ne sauront plus lire… ni compter, Stock, 2004.

(2) D’Ernestine et Franck Gilbreth, 1948. Le livre raconte les expérimentations que leur père, Franck B. Gilbreth, essaya sur sa propre famille, dans l’idée de rentabiliser chaque parcelle de temps. (Gallimard Folio Junior, 1998).

(3) Je défie le lecteur de ne pas rire au récit des aberrations de « la main à la pâte », ce sommet de la « méthode inductive » par laquelle les malheureux (dé)formés par l’IUFM pensent faire deviner aux enfants, en une semaine (il faut au moins ça !) pourquoi un Smartie sucé perd sa belle couleur…