Voici donc que l’Observatoire national de la délinquance, patronné par le ministère de l’Intérieur, publie des chiffres « alarmants », comme dit la presse, sur la violence en milieu scolaire — la violence exercée sur les personnels. Soixante agressions (verbales ou physiques) par jour, hors vacances (soit 15284 agressions en 2005-2006, dernière année de référence). Près de 30% d’augmentation depuis 2002. Ce sont principalement les enseignants et les personnels de surveillance qui en sont victimes — les directions restent pour l’essentiel à l’écart du tohu-bohu. Sur 24329 faits recensés en 2005-2006, pas moins de 2275 violences physiques et 17000 injures graves. Le connard de prof », comme on dit dans le Nord et ailleurs, n’a qu’à bien se tenir. Et, cerises sur le gâteau, 230 violences physiques avec arme, et une quarantaine d’agressions sexuelles.
À noter que les chiffres arrivent par le canal du logiciel SIGNA, sérieusement remis en cause depuis qu’une étude du Point, l’année dernière, avait montré que les établissements « vertueux » (qui signalent tous les incidents) sont bien rares : de très nombreux lycées et collèges (c’est surtout dans les collèges que le phénomène augmente le plus vite — « un enseignant de collège est en moyenne sept fois plus exposé à la violence que son collègue de lycée », précise le rapport) camouflent la réalité.

Il y a là de quoi faire repartir le débat. On se souvient (j’en avais parlé ici même) que l’ineffable Eric Debarbieux (1), spécialiste proclamé de la violence en milieu scolaire (il a fondé un « Observatoire international de la violence », une structure pour laquelle il voudrait la légitimité de l’Etat) prétend que ce qui a changé, c’est le ressenti de la violence — non pas les bleus à l’âme et les yeux au beurre noir, mais je ne sais quelle sensibilité nouvelle qui nous rendrait, nous enseignants, plus attentifs à des faits somme toute mineurs — vous prendrez bien un ou deux coups de poing avant le café matinal. Bref, nous avons le cuir moins tanné, notre épiderme a été sensibilisé par tout un discours catastrophiste sur l’Ecole, par l’écho médiatique de certaines affaires, etc. C’est ainsi qu’il finit par affirmer (2) que « depuis 1993 en France on n’observe pas une progression globale. C’est ce que nous disent les enquêtes de victimation. La violence est ciblée sur quelques établissements en lien avec l’exclusion sociale. » Je dis dire qu’il amalgame allègrement violence exercée par les élèves sur les élèves et sur les enseignants. D’ailleurs, c’est de la faute aux enseignants (si !), et à ceux qui s’efforcent de les convaincre d’en revenir à un peu plus de classicisme dans leurs pratiques : « On ne forme pas les enseignants à la gestion des punitions et on se retranche derrière les CPE. On s’intéresse plus à la transmission des savoirs et on a tendance à oublier importance de l’identification aux adultes. »
La faute à la transmission des savoirs, alors qu’il y a tant de temps à perdre à constituer des « équipes pédagogiques » dont le rayonnement, paraît-il, bloquerait l’essentiel de la violence.

J’ai un peu tendance à penser que la première violence, justement, c’est celle exercée par une institution que des réformes létales ont dévoyée. La première violence, c’est de ne plus transmettre — après tout, les élèves viennent à l’école pour cela, et non pour y chercher un substitut paternel. Une agression d’enseignant, c’est, clairement, le refus d’un modèle pédagogique — et quel est, s’il vous plaît, le modèle courant ? À en croire notre auteur, il faut amener les élèves violents dans des salles d’audio-visuel pour leur passer un film sur la violence scolaire afin de le leur faire commenter, ce qui ne saurait manquer de défaire les tensions existantes (je n’invente rien).

C’est en remettant la transmission au cœur du système, c’est en expliquant à l’élève qu’il n’est pas une idole, que nus commencerons à régler le problème. C’est en évitant la concentration des gosses désespérés dans des collèges-ghettos (et la suppression de la carte scolaire peut y aider, parce qu’elle permet enfin à ceux qui n’avaient pas les bonnes accointances d’inscrire leurs enfants ailleurs) que l’on favorisera une mixité culturelle — en faisant comprendre aux plus déshérités que le modèle social de la racaille, comme dit très bien Michéa dans l’Enseignement de l’ignorance, n’est pas un modèle universel.

Quant à notre supposée sensibilité plus grande aux outrages… En fait c’est le contraire qui se passe : nombre d’incidents ne sont pas signalés parce que nous avons le cuir plus épais, et surtout que l’échelle de référence de l’incident s’est déplacée : ce qui aurait été inacceptable il y a vingt ans est d’une banalité désespérante aujourd’hui.
Le même Debarbieux, comme tous les pédagogues bornés, cite sans cesse les Etats-Unis (où, paraît-il, la violence scolaire est en régression) comme le modèle indépassable : ces gens de gauche obsédés par ce que les USA offrent de plus malsain devraient commencer une analyse. Eh bien, parlons-en — ou plutôt, en attendant vos témoignages et vos réflexions, je laisse la parole à Cormac McCarthy, qui dans « No country for old men » (3) relate une expérience pédagogique bien américaine — c’est un vieux shérif qui cause, d’où un style très oral :

« Voici quelques temps j’ai lu dans le journal que des enseignants sont tombés sur un questionnaire qui avait été envoyé dans les années trente à un certain nombre d’établissements scolaires dans tout le pays. Donc ils ont eu entre les mains ce questionnaire sur les problèmes rencontrés par les enseignants dans leur travail. Et ils ont retrouvés les formulaires qui avaient été remplis et renvoyés par des établissements de tout le ays en réponse au questionnaire. Et les plus gros problèmes signalés c’étaient des trucs comme parler en classe et courir dans les couloirs. Mâcher du chewing-gum. Copier en classe. Des trucs du même tabac. Alors les enseignants en question ont pris un formulaire vierge et en ont imprimé un paquet et ont envoyé les formulaires aux mêmes établissements. Quarante an plus tard. Voici quelques-unes des réponses. Les viols, les incendies volontaires, les meurtres. La drogue. Les suicides. Alors ça m’a fait réfléchir. Parce que la plupart du temps chaque fois que je dis quelque chose sur le monde qui part à vau-l’eau on me regarde avec un sourire en coin et on me dit que je vieillis. Que c’est un des symptômes. Mais ce que je pense à ce sujet c’est que quelqu’un qui ne peut pas voir la différence entre violer et assassiner des gens et mâcher du chewing-gum a un problème autrement plus grave que le problème que j’ai moi. C’est pas tellement long non plus quarante ans. Peut-être que les quarante prochaines années sortiront les gens de leur anesthésie. Si c’est pas trop tard. »

Jean-Paul Brighelli

(1) Dernier opus, « Violence à l’école : un défi mondial ? », Armand Colin,2006.
(2) Voir son interview sur le site du Café pédagogique, http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/larecherche/Pages/2006/analyses_71_ViolencescolaireJesuispessimistenousditEricDebarbieux.aspx)
(3) Editions de l’Olivier, 2006 — disponible en Points. Le film est plus qu’intéressant, le roman est accablant.