Que les patrons profitent du coronavirus pour supprimer les 35 heures, réduire le salaire minimum, licencier des milliers d’employés et restructurer sauvagement et quasi impunément parce que les Français, obnubilés par la situation sanitaire réinventée chaque jour, ne peuvent peser deux problèmes à la fois, passe encore : ils agissent dans leur intérêt.
Mais que des enseignants profitent de la même crise supposée pour exiger des conditions d’enseignement qui descendront encore le niveau, et revendiquent du coup une modification des programmes à la baisse, voire une fermeture des établissements, c’est plus scandaleux — car où est leur intérêt, sinon dans leur psychose ?
La rentrée a eu lieu, et tous constatent combien les élèves sont revenus déscolarisés par six mois de vacances forcées — preuve par l’absurde que le confinement scolaire était une gigantesque erreur. Incapacité à rester assis, graves lacunes (sont passés ainsi en CE1 des milliers d’élèves qui n’avaient pas profité des derniers mois de CP pour faire ce bond qualitatif si souvent constaté d’avril à juin), programmes parfois à peine entamés, difficulté de concentration, tout se conjugue pour rendre la pédagogie d’après-crise bien incertaine. Un bon prétexte pour certains pour perdre du temps en papotages de resocialisation…
Surfant sur les inquiétudes des hypocondriaques, qui prennent en ce moment en otages des dizaines de millions de Français qui vont très bien, ou qui sont asymptotiques (rappelons que le Covid est cette étrange maladie qui n’empêche pas Kylian M’Bappé de courir comme un zèbre et de marquer un but en match international), les syndicats, toujours désireux de se payer le ministre pour des motifs de plus en plus troubles, ont bondi sur le stress médiatique pour critiquer le protocole sanitaire de rentrée — déjà bien exagéré : car pourquoi imposer le masque en classe, quand il n’est soudain plus nécessaire en EPS ou à la cantine ? Pourquoi cloîtrer les enseignants sous un chiffon inopérant, au moment où ils ont besoin de toutes les ressources de l’expression pour rattraper tant de semaines perdues ?
À quelques jours des élections professionnelles (et ceci explique cela), le SNES par exemple suggère de diviser les classes en groupes, qui viendraient alternativement dans les établissements — ce qui suppose, expliquent Saint Jean Bouche d’Or et Frédérique Rolet, de réécrire les programmes dans un sens moins exigeant. Plus bas, toujours plus bas ! Faisons donc en Seconde le programme de Troisième, cela permettra de mieux critiquer la nouvelle répartition / orientation de Première… Le SNALC, quant à lui, par la bouche de son ineffable président, propose de sanctionner les enseignants qui n’appliqueraient pas à la lettre les précautions maximalistes réclamées par les hystériques du Covid. Allez, Jean-Rémi, comme si je ne savais pas qui tu vises !
Et je ne citerai que pour mémoire ceux qui, bondissant sur la récente décision de fermer les centres sportifs, suggèrent de fermer les gymnases des lycées en supprimant les cours d’EPS. Et tant qu’à faire, puisqu’aller au restaurant est désormais une menace, selon les critères d’Olivier Véran, comment tolérer que des élèves se démasquent pour fréquenter la cantine ?
Alors que l’on pourrait tout aussi bien en conclure qu’il ne sert à rien qu’ils soient masqués en classe…
Nous sommes pourtant quelques-uns à critiquer ces excès qui font du Malade imaginaire le grand gagnant des protocoles scolaires. Il est si urgent de rattraper les élèves — particulièrement les plus déshérités, mais pas seulement — que nous devons utiliser toutes les ressources du geste, de la voix et du visage (ou alors, il faut changer de métier). « Prof bashing ! » clament aussitôt dans un français exquis tous ceux qui se sentent breneux, au Café pédago ou ailleurs.
Je vais tâcher d’être clair.
Ce métier est plus qu’une vocation : un sacerdoce. Bien sûr que nous ne devons rien à l’institution en tant que telle, qui nous a fort bousculés depuis trente ans, de réformes imbéciles en diminutions de salaires (mais Jospin ou Vallaud-Belkacem, largement responsables de la gabegie scolaire actuelle, n’ont guère été critiqués par ces mêmes syndicats qui veulent la peau de Blanquer, qui pourtant n’a pas inventé le coronavirus). Mais nous devons tout aux enfants et aux adolescents que l’on nous confie.
C’est pour eux que nous sommes là. C’est à eux que nous devons penser. C’est à eux que nous devons transmettre nos savoirs.
Et particulièrement aux plus fragiles.
Et là, nous touchons le point aveugle de la société libérale et des revendications syndicales.
Vouloir diminuer les ambitions des programmes, c’est sacrifier à nouveau ceux qui sont déjà sacrifiés. Vouloir réduire de moitié le temps scolaire, c’est abandonner à nouveau ceux que nous avons abandonnés à la mi-mars — et encore en mai, par la grâce de protocoles sanitaires absurdes, les gosses passant majoritairement à travers l’épidémie sans s’en apercevoir.
« Oui, mais nous ? » protestent les enseignants.
Soyons clairs. Le modèle d’un enseignant, ce n’est pas Philippe Meirieu, c’est Vincent de Paul — en version laïque. Ni Belsunce ni le chevalier Roze, qui en 1720 ont combattu la peste à Marseille, l’un au nom de la foi et l’autre au nom du roi, ne se sont posé la question de savoir s’ils pouvaient être victimes d’un agent infiniment plus pathogène que le coronavirus d’aujourd’hui. Ils le devaient à leurs ouailles ou à leurs concitoyens, et voilà tout. À noter que l’un et l’autre ont survécu : le courage est le meilleur antidote aux germes pathogènes. Tout comme le stress leur ouvre la porte.
Nous nous devons à nos élèves. Ils n’ont que nous — tous ceux en tout cas qui ne sont pas sortis de la cuisse de Jupiter ni d’un foyer d’enseignants. Leur faire cours par quinzaine, ou les reconfiner en misant sur un enseignement « distanciel » dont on a vu ce qu’il donnait trop souvent, ne pas utiliser toute la gamme des moyens d’expression normalement utilisés pour faire classe, c’est les condamner définitivement.
Notez que ça ne m’étonne guère, de la part de « pédagogues » qui sous des prétextes divers ont renoncé depuis lurette à tout enseignement explicite et exigeant, et qui pensent qu’« élitisme républicain » est un gros mot. Ça l’est certainement pour eux, chacun pense selon ses moyens. Mais si nous voulons récupérer au plus vite tant d’élèves perdus, il faut en finir avec les simagrées, reprendre des cours normaux, et en donner davantage à des gosses qui ont rarement sucé Kant et Pythagore avec le lait de leur mère.
« Oui, mais nous ? Et nos proches ? » Merveilleuse hypocrisie qui camoufle une inappétence pédagogique et un égoïsme peureux sous un prétexte altruiste — comme si la bête humaine était altruiste ! Quelle est l’importance collective de chacun de nous ? L’enseignant, en tant qu’individu, ne compte pas : il n’existe que comme passeur de savoirs. Y renoncer, c’est renoncer au métier — autant faire autre chose.
Je signale en passant à ceux qui sont allés dénoncer de façon anonyme à l’administration ma façon très personnelle de porter un masque qu’on embauche dans la police.
Voilà 45 ans que j’enseigne. Pendant 45 ans, c’est le métier qui m’a permis de rester en vie, dans les pires moments de ma vie. Le job ! Rien que le job ! Au mépris de tout le reste. Et c’est encore le cas aujourd’hui — dussé-je mourir sur scène, comme… le malade imaginaire en 1673. Tant qu’à me choisir un modèle, je préfère Molière plutôt qu’Olivier Véran.
Jean-Paul Brighelli
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