Je n’ai pas la prétention d’avoir la pédagogie innée — ni acquise. Etre pédagogue est un long cheminement, et bien malin qui en voit la fin avant la retraite. Sans doute se dit-on plus tard, beaucoup plus tard : « Tiens, ce cours-là, j’aurais dû le faire comme ci… Tiens, cet élève-ci, j’aurais pu le récupérer comme ça. » « La route est longue qui mène à la pédagogie », note Frank McCourt (Teacher Man, Belfond, 2006).

D’où mon ébahissement quand j’ai appris, vers la fin des années 90, avec le grand déferlement des « sciences de l’éducation », qu’apprendre, cela s’enseignait — et que les « formateurs de formateurs », les « apprenants d’apprenants d’apprenants », savaient, eux, ce qu’était la pédagogie.
Stupéfaction et bientôt colère, quand j’ai réalisé que les Diafoirus qui régentaient les IUFM en connaissaient bien peu, très peu, en fait de pédagogie. Je me serais sans doute incliné devant des maîtres — j’en ai évoqué un, ici même, il y a quelques mois (http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2006/08/index.html), et je pourrais en nommer deux ou trois autres : Robert-Léon Wagner, l’un des meilleurs grammairiens du dernier demi-siècle, ou Roland Barthes — c’était un plaisir absolu que de suivre ses cours sur les figures du discours amoureux — et c’était le discours du Maître lui-même qui était la meilleure démonstration que tout discours parle d’amour — quand bien même il parlerait… de pédagogie, parmi tant d’autres sujets invraisemblables.
Mais cette prétention à régenter l’enseignement, venant de surcroît de gens qui trop souvent ont trouvé dans les « sciences de l’éducation » une porte de sortie et une ligne de fuite devant un métier qui les épouvantait, était — est — insupportable.

J’ai donc appris qu’il existait une « pédagogie par objectifs » (belle trouvaille : quelle pédagogie n’a pas d’objectifs ? C’est un peu comme la stratégie de « l’élève au centre » : où diable voudriez-vous qu’il soit ?), et qu’elle s’opposait à la « pédagogie frontale » — dans la bouche des pédagogistes, qui se sont annexé la gauche et ont contribué à en faire la nouvelle droite, sans doute faut-il entendre « pédagogie frontiste ». Et de me brocarder parce que je suis cité, parfois, chez tel ou tel nationaliste déclaré, ce qui me laisse assez froid, je dois dire : comme dirait les croyants, si l’on ne s’adresse jamais qu’à des gens convaincus, où est le mérite ? Et les pédagogols ont ceci de remarquable, qu’ils ne se lisent jamais qu’entre eux — d’où leurs faibles tirages. Et que les médias les sollicitent peu — d’où leur hargne : se croire propriétaire de la Vérité, et être privé d’image…

Pédagogie, donc… C’est l’art simultané de ne laisser personne en route, tout en permettant à chacun d’aller au plus haut de ses capacités. C’est aussi mettre en scène, et en spectacle, l’objet du cours et l’enseignant lui-même — et l’élève, aussi bien. Pourquoi croyez-vous, vous qui pratiquez d’autres arts ou d’autres professions, que l’on sort d’un cours éreinté, laminé ? Pourquoi croyez-vous que 18 heures de cours (imaginez un acteur qui jouerait neuf fois la même longue pièce chaque semaine) sont effectivement un maximum ?
J’ai dit « art », et je le maintiens. Pour intéresser de bons élèves, il ne faut pas être un génie. Pour aller à la pêche de ce qu’un élève totalement rétif au système a de meilleur en lui, c’est une autre affaire.
Quinze heures pour tout le monde !
Pour ramener au savoir les nouveaux barbares que l’on nous transmet, de classe en classe et d’année en année, on peut passer par l’extérieur (ainsi une enseignante nommée dans une ZEP sauvage, dans un BEP féroce, réacclimata ses élèves à l’effort, au devoir et finalement à la littérature en les faisant trimer, chaque jour, avec l’aval muet de son administration, pour les restos du cœur, pendant deux mois…), ou par l’affrontement direct, le corps à corps — tout est question d’occasion et de caractère. Il n’y a ni recettes, ni règles. « Que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller », disait Montaigne.

Marie-Sandrine Sgherri, journaliste spécialisée en questions d’éducation au magazine Le Point, est venue en septembre 2005 suivre un de mes cours au lycée Mermoz, à Montpellier, en Première STG. L’élite — de surcroît une classe « sport-études » plus motivée par le tatami ou le stade que par Corneille (j’avais décidé d’étudier le Cid, et, un peu plus tard, le Comte de Monte-Cristo).
Elle a bien voulu faire un petit compte-rendu privé de cette expérience — et je le livre tel quel, sans y rien retoucher. Je ne dis pas que tous mes cours ressemblent à cela — et l’un des participants de ce blog, invité cette année au lycée Joffre pour suivre un cours sur Proust, a vécu une expérience quelque peu différente, il pourra en témoigner — parce qu’à élèves différents, stratégies différenciées. Je dis simplement que mon boulot est d’enseigner la littérature, et que je fais de mon mieux avec mes moyens.

« Brighelli ne fait pas cours, il donne un « son et lumière ». En 1ère STG, ce jour, une simple question introduit l’étude du Cid : « Que connaissez-vous du XVIIème siècle ? » « Le siècle des Lumières » hasarde un courageux. Alors le spectacle peut commencer. Ce spécialiste de Dumas convoque D’Artagnan et pendant deux heures, sans notes, déroule le Grand Siècle devant ces élèves qui se souviennent à peine qu’ils ont déjà étudié Molière. Les épées se croisent, le sang gicle, les plaies s‘infectent, les têtes volent, arrachées par des boulets, les cœurs battent, les mains se cherchent, des billets s’échangent au nez et la barbe des duègnes. Que retiendront les élèves ? Qui peut le savoir ? À ce genre de cours, on ne prend pas de notes. Brighelli jure qu’il expliquera plus tard. Là il montre, il provoque, il frappe les esprits. « C’est un maître à l’ancienne » se souvient une ancienne élève. De ces profs exigeants qu’on veut impressionner. Certains le détestaient. D’autres cravachaient dur pour qu’il les remarque. » Les 1ère STG sont prévenus : cette année, ils ne leur faudra pas seulement se taire et écouter, mais aussi travailler, et surtout lire. À commencer par les 2000 pages du Comte de Monte Cristo. La nouvelle déclenche des cris de protestations. La moustache inflexible, Brighelli savoure son effet. »

Ils ont étudié le Cid, et lu Dumas – et étudié Dumas — puis Baudelaire. Ils ont fini par « participer » — au fur et à mesure qu’ils accumulaient des connaissances, parce qu’on ne participe pas « en l’air », sans biscuit ni références — quoi qu’en disent les pédagogues qui n’ont rien à apprendre aux gosses qu’on leur confie — et n’en attendent rien, quoi qu’ils disent. Mes élèves n’ont pas eu, au Bac de Français, de notes trop basses à l’écrit (malgré des handicaps accumulés depuis le Primaire), et souvent décroché des félicitations à l’oral. Et nous nous disons encore bonjour quand nous nous croisons, parce qu’ils gardent, je crois, une petite reconnaissance pour l’histrion qui leur a fait partager certains de ses goûts, et leur a transmis ce qu’il pouvait de son savoir.

Jean-Paul Brighelli