« Si tu y vas et que cela se sait, tu es grillée à vie », m’avaient prévenue les copains. Variante : « ta carrière est foutue ». Eh bien moi, j’ai la faiblesse de croire que je peux aller dédicacer mon livre (La Langue des Médias, L’Artilleur, 2016) à la Fête de la Courtoisie et y donner une petite conférence sans mettre en jeu ni ma vie ni même ma carrière. On m’a invitée, je suis venue. Si demain, on m’invite à la Fête de l’Huma, j’irai aussi.
Il était une fois Anne Crignon
J’ai seulement refusé la présence du Petit Journal, show comique reposant sur la dérision, moins correct même que Touche pas à mon poste : quand Hanouna fait verser des nouilles dans le caleçon de Delormeau, il a du moins la délicatesse de rémunérer sa victime. Si Camille Crosnier (la journaliste de Canal+ qui demandait à filmer ma conférence) veut faire rire à mes dépens, il faudra donc d’abord qu’elle allonge la monnaie. Rassurée donc : les zigotos de Canal éconduits, mon passage à la fête de Radio Courtoisie n’a intéressé personne. Cependant, mon papa (le vrai, cf. infra) est tombé récemment sur un article de L’Obs signé Anne Crignon. Intitulé « À la Fête de la courtoisie, le salon du livre de la droite dure », le texte ne porte pas spécifiquement sur moi mais j’ai droit à quelques paragraphes en fin d’article.
Anne Crignon estime que mon livre constitue « un brillant travail, à vrai dire ». Je serai donc honnête : le passage qui me concerne n’est pas outrageant. Mais il illustre si bien certains travers du journalisme dénoncés dans mon livre (et dans ma conférence, à laquelle Anne Crignon a assisté) que je ne résiste pas au plaisir de pointer ces procédés typiques puisque, une fois dans ma vie, j’en aurai été la cible.
La diabolisation par proximité supposée
Le début de cet article de L’Obs est consacré à la cuisine interne de Radio Courtoisie, le directeur de la station, Henry de Lesquen, étant en bisbille avec des patrons d’émissions. Ce ramdam versaillo-parisien ne me concerne ni ne m’intéresse. Je ne reverrai probablement jamais Henry de Lesquen, que je rencontrais ce jour-là pour la deuxième fois de mon existence. Toutefois, grâce à Anne Crignon, je deviens la « protégée » de ce monsieur. Sa protégée ? Le mensonge calomnieux d’Anne Crignon confirme plutôt que j’ai pris un énorme risque en m’affichant avec quelqu’un d’aussi… sulfureux (on dit comme ça, pas vrai ?) !1
« Alors tu étais “à droite” de Bruno Mégret ? Ça craint ! » C’est le SMS hilare que m’a envoyé la fille de Jean-Paul Riocreux (la vraie, cf. infra), après avoir lu l’article d’Anne Crignon. Un petit « à côté » aurait sans doute été moins perfidement suggestif, madame la journaliste. En arrivant là-bas, j’avais écrit ce texto à mon mari : « figure-toi que je suis à gauche de Mégret ! » Comme quoi tout est question de point de vue. L’article d’Anne Crignon manque d’ailleurs de précision : j’étais également en face du Dr Dor, à moins de dix mètres de Christine Boutin et dans la même pièce que Jean Raspail. Et surtout, si j’étais arrivée une heure plus tôt, j’aurais été à droite de… Renaud Camus : sa petite étiquette était encore sur la table. Voilà qui aurait eu de la gueule ! Dans un monde où il y a des Anne Crignon, toujours regarder à côté de qui on pose ses fesses.
Le pouvoir suggestif de la description
Je consacre plusieurs pages de mon livre2 à la manière dont les journalistes décrivent les gens. En général, ils sélectionnent un seul élément, jugé significatif en ce qu’il permet de créer tout de suite un type humain (je cite l’interview d’un militant néo-nazi dont on saura seulement qu’il est « blond »!).
Ainsi une dénommée Aude de Kerros est-elle, sous la plume d’Anne Crignon, réduite à son « imposant serre-tête ». Pour me décrire, ce jour-là, la journaliste avait le choix : femme, trente ans, cheveux châtains relevés avec une pince noire, grands anneaux dorés aux oreilles, ballerines noires, robe noire ornée de quelques motifs végétaux stylisés verts et jaunes (modèle « maternité » de la marque anglaise ASOS). Accessoirement, enceinte jusqu’aux yeux (c’était sans doute le détail le plus marquant). Pour Anne Crignon, je serai « une jeune personne en robe fleurie » : autant dire la godiche emballée dans le rideau de sa grand-mère, bien à sa place donc parmi les « retraités aux allures de colonels royalistes désœuvrés et nostalgiques d’un régime ancien » qui portent des « pantalons ceinturés bien au-dessus du nombril » (dixit Anne Crignon). Quand je pense que j’avais renoncé au confort de jean/t-shirt/blazer ! J’aurais été plus à l’aise durant mes deux heures de trajet et puis, cela aurait coupé la chique à L’Obs. À vous dégoûter de l’élégance.
L’insinuation malveillante
Anne Crignon a aimé mon livre (qu’elle juge « brillant », je le rappelle). Mais elle ne peut pas en dire trop de bien parce que, dès lors que j’ai accepté de venir à la Fête de la Courtoisie, je sens un peu le soufre. Alors elle ajoute : « quelques pages révèlent ici aussi un esprit droitier inflexible et une défiance pavlovienne vis-à-vis des immigrés. » « Ici aussi » ? Je pense qu’elle veut dire « comme dans les autres livres dont je viens de mentionner les titres » : belle énumération de bouquins conspirationnistes, racistes, antisémites, etc. Aïe. « Quelques pages » ? Diantre, lesquelles ? « Une défiance vis-à-vis des immigrés » : gloups ! Je feuillette mon livre : de quoi parle-t-elle ? Du scepticisme que m’inspirent des notions médiatiquement cocasses comme « islamisme modéré » ? De mon analyse du traitement médiatique de la crise syrienne ? Mon essai est recommandé par des professeurs d’Université, des chercheurs du CNRS m’ont dit l’avoir apprécié et des professeurs de lycée, dont certains l’ont fait acheter par le centre de documentation de leur établissement, m’invitent à intervenir dans leurs classes ; j’ose croire que ce ne serait pas le cas si mon livre était idéologiquement dangereux. Il est si peu scandaleux que je n’ai pas jugé utile de le signer d’un pseudonyme. De fait, il ne vise pas les immigrés mais bien… les journalistes !
Et « pavlovien » ? C’est un automatisme journalistique3: dans les médias, un pari est toujours pascalien, un choix toujours cornélien, un réflexe toujours pavlovien. En réalité, « droite dure », « esprit droitier inflexible » et (plus loin dans l’article) « fachosphère », ça c’est pavlovien. Ces mots servent seulement à discréditer quelqu’un en le classant d’office dans une catégorie moralement connotée (le camp du mal). Ils n’ont rien à faire sous la plume d’une journaliste. Je l’ai rappelé lors de ma conférence mais Anne Crignon devait discuter avec sa voisine à ce moment-là.
Le compte-rendu sélectif
L’Obs ne me prête pas des propos que je n’aurais pas tenus. Mais mon exposé est réduit à des lambeaux perfidement sélectionnés et agencés qui tendent à me transformer en caution intellectuelle de la réinfosphère. Je parlais dans ma conférence du sentiment de toute-puissance jubilatoire que doit susciter chez les journalistes cette possibilité de falsifier un discours par simple montage4 et de nazifier ainsi n’importe qui. Anne Crignon connaît ce sentiment. Elle veut me faire coller au portrait qu’elle se faisait de moi avant même que j’ouvre la bouche ; alors tant pis si pour ce faire, elle doit, disons, tordre un peu la vérité. Certes, elle écrit : « Ingrid Riocreux avance que ce travers délétère [la production d’un discours idéologique sur le réel] affaiblit les radios d’Etat, les grands journaux traditionnels et bien sûr la télévision, mais aussi la fachosphère – pardon, la “réinfosphère” ». Mais elle ne précise pas (et c’est peu étonnant) que, dès mon introduction, j’ai insisté sur le fait que je désapprouvais le concept de réinfosphère et que mon propos visait à démontrer les similitudes entre les grands médias et les médias alternatifs, les deux proposant des informations orientées, les deux pratiquant parfois la manipulation. « “Si vous tenez le dictionnaire, vous tenez le pouvoir”, dit Ingrid Riocreux (soit dit en passant, c’est sans doute pour cela que les identitaires ont mis en circulation leur contre-lexique). Ce sera sa conclusion. » Anne Crignon ment. D’abord, merci de me coller avec les identitaires par la magie d’une parenthèse. Ensuite, ce n’était pas ma « conclusion » mais un bout de ma réponse à la question d’un monsieur. Et j’ai ajouté : « si vous prenez le pouvoir, vous imposerez vos mots ; vous aurez l’impression que ce sont les bons, mais ce seront seulement les vôtres ». Elle ne voulait pas citer cela, Anne Crignon ?
Et d’ailleurs quelle était ma vraie conclusion ? Je reprends mes notes : « Notre esprit critique ne doit pas être sélectif ; il ne faut pas céder au confort de la connivence idéologique mais développer une saine méfiance, y compris vis-à-vis des médias dont on se sent politiquement proche. Internet a levé toutes les barrières, quel dommage que son développement s’accompagne d’une communautarisation de l’information. Au contraire, il faut en profiter pour aller lire les informations des adversaires. Humainement, c’est excellent de voir le monde à travers les yeux de l’autre, de constater qu’il n’est pas un monstre. Et puis, c’est utile car cela permet d’aiguiser son argumentation ». C’est drôle, on comprend sans peine pourquoi Anne Crignon n’a pas jugé bon de citer ce passage. C’était pourtant ma conclusion, la vraie.
Les fausses informations
Durant cette conférence, j’ai également fait allusion au dernier rapport de l’Observatoire de la Déontologie de l’Information (organisme auquel collaborent l’AFP, Le Monde, l’ESJ etc., donc peu suspect de collusion avec la « fachosphère ») qui dénonce la propension des journalistes à diffuser des informations non vérifiées, donc fausses. Anne Crignon aurait pu en prendre de la graine.
En effet, je ne suis pas plus « enseignant-chercheur » que je ne suis « la protégée d’Henry de Lesquen », et je ne suis pas non plus « la fille de Jean-Paul Riocreux » ! Inspecteur d’académie à la retraite, agrégé de lettres classiques (et non « modernes », Mme Crignon), auteur d’un pamphlet contre Philippe Meirieu (et non « Mérieux », Mme Crignon) et d’un livre intitulé l’École en désarroi (et non « du désarroi », Mme Crignon), Jean-Paul Riocreux n’est pas mon père : n’étant pas née Riocreux, je n’ai pas une goutte de sang en commun avec le monsieur dont Anne Crignon fait mon géniteur et qui se trouve être, en réalité, le père de mon époux. Ce n’est pas trop grave et après tout, de même qu’elle a trouvé mon livre « brillant », Anne Crignon qualifie de « passionnant » celui de mon beau-père ; non sans ajouter que Jean-Paul Riocreux serait, lui aussi, un représentant de la « droite dure et cultivée » : décidément, chez elle, c’est pavlovien. Mais, outre l’étiquetage politique désobligeant, l’accumulation d’inexactitudes est tellement symptomatique des méthodes de travail d’un certain journalisme ! Le livre d’untel est en vente à la fête de Radio Courtoisie : c’est donc un auteur d’extrême droite. Une personne est assise à côté de M. Machin : c’est donc sa protégée. Elle porte le même nom de famille que M. Chose : c’est donc sa fille. Mon nom de jeune fille est Gicquel. Gageons que s’il figurait sur la couverture du livre, Anne Crignon aurait fait de moi « la fille du célèbre journaliste (normal qu’elle publie un livre sur les médias) » ou « la sœur du tennisman », pourquoi pas.
Voilà comment on fait du journalisme aujourd’hui en France : par supputation. Inutile de préciser que dans le contexte actuel, extrêmement tendu, ce n’est guère rassurant…
Anne Crignon s’est approchée suffisamment de moi pour voir ma « robe fleurie » et les « piles de livres » de Jean-Paul Riocreux sur la table, mais elle n’a pas jugé utile de m’interroger directement. Résultat, elle apparaîtra sans doute dans le prochain rapport de l’ODI. Elle y aurait déjà sa place : « erreurs passives et fautes d’ignorance » (p. 15), « mauvaises identifications » (p. 17), « manque de rigueur » (p. 19), « approximations et confusion » (p. 22), « amalgames et partis pris » (p. 24), tendance à « remodeler la réalité » (p. 27). Dira-t-elle alors que l’ODI fait preuve d’un « esprit droitier inflexible » ?
Je ne sais pas si Anne Crignon voulait nuire à mon livre. Mais elle lui fait une belle publicité en prouvant combien mes thèses sont exactes et en me fournissant de nouveaux exemples pour les illustrer. Et c’est peut-être précisément parce qu’elle s’est reconnue dans mon portrait, pourtant peu flatteur, du journaliste-type, que cette Mme Anne Crignon peut juger mon travail… « brillant »
L’Obs-cène torchon !