David Desgouilles: Le fil conducteur de votre livre est l’existence d’une rupture « atlantiste » voire « néoconservatrice » de la diplomatie française, rupture que vous datez à l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir. Les deux derniers quinquennats seraient marqués non seulement par un alignement sur les États-Unis mais même par une surenchère pouvant gêner Washington aux entournures. Si on gêne notre allié, cela ne prouve-t-il pas qu’on n’est pas si aligné que vous le dites ?
Hadrien Desuin: Vous avez raison de souligner ce paradoxe. Après les ambiguïtés du chiraquisme diplomatique, Nicolas Sarkozy a fait le choix de réintégrer complètement ce qu’il a appelé « la famille occidentale ». Il a achevé le progressif retour « à la normale » entamé par les successeurs du général De Gaulle. Amitié avec les Bush, préparation du retour unilatéral dans le comité militaire de l’OTAN, soutien accru en Afghanistan. On parle alors d’atlantisme. Nicolas Sarkozy a ensuite mené, à partir de 2011, pendant la présidence Obama, une avant-garde démocratique en Libye et en Syrie. Politique poursuivie par François Hollande et que j’appelle « l’ultratlantisme ». Une stratégie parfois justifiée au nom de l’indépendance de la France face aux États-Unis!
« L’ultratlantisme » a vraiment débuté à l’occasion des printemps arabes. Inversion des rôles que l’administration Obama avait appelée « leadership from behind », autrement dit, canaliser les nouveaux chiens fous de la guerre humanitaire et de la démocratie par les armes.
Le duo Chirac-Villepin et son fait diplomatique marquant – le refus de la guerre en Irak – ne constitue-t-il pas un arbre « indépendant » qui cache la forêt « atlantiste » ? Après tout, sur le dossier yougoslave, Jacques Chirac ne s’est-il pas montré très faible par rapport aux desideratas des États-Unis, notamment à la conférence de Rambouillet sur le Kosovo ? De plus, c’est lui qui avait amorcé le retour progressif dans le commandement intégré de l’OTAN.
Bien sûr. La Yougoslavie est une tâche indélébile dans le bilan diplomatique de Jacques Chirac. Tout d’abord parce que le Kosovo a été une guerre décidée sans l’aval du Conseil de Sécurité des Nations unies. Et ensuite parce que c’est une mission de « stabilisation » de l’OTAN en Europe et donc sous direction américaine. Laquelle n’a rien réglé.
A sa décharge, il était attaqué pour avoir relancé les essais nucléaires il ne supportait plus la faiblesse de la Forpronu. Il n’a pas vu l’engrenage otanien tandis que l’armée française faisait son possible pour atténuer le parti pris pro-albanais et pro-bosniaque dans ce conflit. Madeleine Albright et Bill Clinton sont, bien entendu, les principaux responsables de ce fiasco.
Mais en effet, Jacques Chirac n’a pas su faire entendre une voix indépendante sur ce dossier. Rétrospectivement, on observe que la complète réintégration française dans l’OTAN commence à ce moment-là. Sans doute parce que Chirac, comme Mitterrand et Giscard avant lui, avait peur de se retrouver « seul » (dans le sens où Le Monde critiquait « la France seule » à l’époque du général De Gaulle.)
Cela n’enlève rien à la décision courageuse prise au sujet de l’Irak quatre ans plus tard. Malheureusement, le veto de 2003 n’aura pas de suite stratégique. Les Américains renversent Saddam [Hussein] et la France, au lieu de maintenir sa position, va tout faire pour se rabibocher avec l’Amérique par la suite. Jean-David Lévitte [ambassadeur de France aux Etats-Unis] est à la manœuvre à cette époque-là. Et l’alignement pro-sunnite et donc pro-saoudien au Liban, derrière les Hariri, sera le principal geste de la réconciliation franco-américaine en 2005-2006. La mésentente franco-américaine entre Chirac et Bush va pourtant perdurer, entretenue par une campagne de presse anglo-saxonne ahurissante. Aux funérailles de Jean-Paul II, Chirac et Bush sont à deux pas mais s’ignorent. En 2006, Vladimir Poutine reçoit la grand-croix de la Légion d’Honneur des mains du président.
Jacques Chirac a été un chef d’État bourré d’ambiguïtés et de contradictions. C’est un homme de coups et de réseaux d’amitiés. Il n’a pas eu de stratégie diplomatique cohérente. C’est pourquoi, il accepte d’élargir l’Europe vers l’Est dans le sillage de l’OTAN sans comprendre que cela ne pouvait que renforcer l’Allemagne et les États-Unis. Le traité de Nice de 2001 divise par deux le potentiel de puissance de la France à Bruxelles. La liste des erreurs stratégiques est longue…
Dans le bilan peu flatteur que vous dressez du quinquennat Hollande, vous faites une exception pour Jean-Yves Le Drian et son principal collaborateur Cédric Lewandowski. Pouvez-vous nous expliquer leur rôle ?
Je ne suis pas dans le secret des dieux. Toutefois, je ne crois pas à la théorie, qu’on entend parfois, selon laquelle Jean-Yves Le Drian était la marionnette de son directeur de cabinet. Il y avait une forte complicité entre ces deux hommes très complémentaires, c’est évident. Cédric Lewandowski a visiblement tenu son cabinet et su faire face aux autres ministères. Il a bien fait tourner la boutique mais je ne le vois pas en conseiller stratégique. Jean-Yves Le Drian savait écouter ses grands subordonnés qui étaient les différents chefs d’État-major des armées. Or ces militaires n’étaient pas à ma connaissance des idéologues plus ou moins compromis par des intérêts inavouables. Et donc la situation en Libye et en Syrie a été dévoilée sans fard au ministre. A savoir que, si l’on continuait dans cette direction, on allait livrer tout le Moyen-Orient aux djihadistes.
Comme la loyauté de Le Drian n’a jamais été prise en défaut par François Hollande et que ses ambitions étaient modestes, il a été écouté par le président quand il a fallu sortir de l’impasse, en particulier dans le dossier Mistral. Jean-Yves Le Drian a cultivé aussi de très bons rapports avec les Emiriens et les Égyptiens, lesquels ont été les plus clairvoyants sur les dérives islamistes des printemps arabes. Jean-Yves Le Drian a rapidement fait le lien avec la situation au Sahel. Bons rapports qui ont accessoirement débouchés sur des ventes d’armement. Laurent Fabius se désintéressant globalement de l’Afrique, le ministère de la Défense a pris la main sur ce dossier et poussé François Hollande à davantage de réalisme dans cette région et au-delà.
Comment interprétez-vous le transfert de Jean-Yves Le Drian du ministère de la Défense au Quai d’Orsay ? Cela signifie-t-il que nous refermons la parenthèse de la « France atlantiste » décrite dans votre ouvrage ?
La France atlantiste, c’est trop tôt pour le dire, la France « ultratlantiste » c’est probable. Selon moi, le transfert de Jean-Yves Le Drian au Quai d’Orsay ne signifie pas du tout sa marginalisation comme certains se plaisent à le dire. Certes, Le Drian a perdu son fidèle dircab’ parce que, dit-on, Alexis Kohler ne voulait pas travailler avec lui; mais on ne dirige pas le ministère de la Défense comme on dirige celui des Affaires étrangères. Le Drian n’est pas marginalisé. La preuve, Emmanuel Macron a épousé ses vues stratégiques, à savoir un « gaullo-mitterrandisme » plus conforme aux intérêts de la France (bien que cette formule védrinienne cache beaucoup d’ambiguïtés stratégiques). Emmanuel Macron a clairement annoncé qu’il en était fini de la décennie néo-conservatrice que nous venons de subir. La France pourrait dès lors retrouver une position médiane, à mi-chemin entre Washington et Moscou. Ce qui peut lui permettre de rejouer un rôle sur la scène mondiale. Cela dit, Jean-Yves Le Drian va devoir au préalable écarter certains diplomates néo-cons, bien installés au Quai depuis des années. Il pourra alors pleinement exercer son influence à l’Élysée. Emmanuel Macron a choisi un conseiller diplomatique plutôt réaliste, Philippe Étienne, mais a conservé comme adjoint un ami proche, plutôt à tendance atlantiste, Aurélien Lechevallier. Souhaitons que la hiérarchie l’emporte sur l’amitié…
Comment jugez-vous les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ? Comment se situe-t-il par rapport aux autres présidents ?
Les débuts en politique étrangère d’Emmanuel Macron ont largement contribué à « l’état de grâce » présidentiel. La reprise des sujets intérieurs dans le fil de l’actualité (APL, moralisation de la vie publique, affaire de Villiers..) ont stoppé net la jolie séquence internationale. Après un quinquennat Hollande apathique, il était facile pour Emmanuel Macron de briller. D’autant qu’il n’a pas hésité à recevoir Poutine à Versailles et Trump sur les Champs-Élysées, ce que Hollande n’aurait jamais pu faire. Les débuts ne pouvaient être que positifs. On a senti que la France voulait revenir dans le règlement des problèmes libyen et syrien, ce qui est une obsession de Jean-Yves Le Drian depuis longtemps. On attend les résultats désormais.
Emmanuel Macron a d’abord fait beaucoup de communication, comme s’il avait du mal à quitter la campagne électorale. On a beaucoup glosé sur sa poignée de main avec Trump et sa vidéo où il pastiche le slogan de campagne du président américain: « make our planet great again ». La conférence de presse où il a mis mal à l’aise Poutine à propos des médias russes a fait couler beaucoup d’encre. Est-ce que cela est forcément dans nos intérêts d’humilier un partenaire en public? J’espère que le président n’a pas gaspillé précipitamment son état de grâce international. Désormais, on rentre dans le dur, il faut traiter les dossiers entre deux fortes têtes, Poutine et Trump. Encore une fois, c’est en Afrique et au Moyen-Orient que la France peut tirer son épingle du jeu. Or Macron a donné son accord pour que l’OTAN intervienne sur le théâtre irako-syrien et parle « en même temps » de relancer l’Europe de la Défense. Il ne veut pas rouvrir l’ambassade à Damas mais veut discuter « en même temps » avec Bachar Al-Assad.
Je vois donc plutôt une restauration « chiraco-mitterrandienne »: une diplomatie faite de coups isolés, sans doctrine stratégique très claire. Par ailleurs, il faudra gérer l’après-Brexit à Bruxelles. Parfois je rêve que la France, l’Allemagne et l’Italie s’octroient chacune une minorité de blocage au Conseil européen. Un droit de veto pour que les trois grandes puissances européennes soient susceptibles de stopper la technocratie bruxelloise et réorienter l’Europe au profit des nations. Mais c’est un rêve.