A coup sûr, Sempé est notre plus grand dessinateur d’humour français vivant. Pas seulement français, d’ailleurs : traduit en vingt-cinq langues, il donne régulièrement depuis trente ans des couvertures au chiquissime New Yorker. À l’approche de ses 80 ans, la Mairie de Paris lui consacre une exposition très courue, et Denoël publie, pour les fêtes du même nom, un superbe album de dessins et d’entretiens intitulé Enfances

À la télé, c’est surtout France 5 qui s’y est collée. Après un excellent numéro de sa collection Empreintes la semaine passée, Jean-Jacques Sempé était jeudi dernier l’invité de l’aimable François Busnel dans sa Grande Librairie.

Ce n’est pas un hasard si tout le monde aime Sempé : chacun peut se reconnaître dans ses personnages. Ces enfants, ou ces tout petits bonshommes perdus dans un univers qui les dépasse, sont moins ridicules que touchants, et pour cause : ils nous renvoient à l’absurdité de notre condition humaine.

Comment ne pas les comprendre, ces êtres minuscules, écrasés par l’ombre des immeubles et le poids de la vie, qui s’évadent dans d’insolites rêveries ? Sans parler de ces pauvres riches, rapetissés par leur salon disproportionné – et ce lustre géant qui pend au-dessus de leur tête.

Mais tous les génies ont leurs limites, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Celle de Sempé, c’est l’universalité même de son humour. Certes nous sommes tous à la naissance parachutés dans le même monde cruel ; sauf que, chez certains, le parachute ne s’ouvre pas. C’est même pour ça que Chaval s’est crashé à 52 ans. Si je parle de Chaval, c’est que Sempé le considère comme un maître. Tout le reste, ce qui les sépare (longévité, œuvre, succès), n’est qu’affaire de tempérament. Jean-Jacques se définit comme « inconsolable et gai » – non sans nous apprendre, au passage, que l’expression est de Jean Anouilh (et pas de Pascal, comme les cuistres et moi croyions savoir.)

Chaval, quant à lui, est trop inconsolable pour faire même semblant d’être gai. Il n’en est pas moins drôle à mes yeux ; juste d’une manière un peu plus désespérée, comme ce clown qu’il dessine perdu dans le cirque de Gavarnie.

Toute la différence entre Chaval, né Yvan Le Louarn, et son disciple Jean-Jacques tient dans les titres de leurs œuvres. Le premier album solo de Sempé, Rien n’est simple, résume son art de la litote humaniste. À l’exact opposé, on trouve l’apostrophe délibérément absurde de Chaval : Les oiseaux sont des cons !

Derrière le nonsense, ce cri de haine « aviphobe » cache une misanthropie douloureuse, parce que l’ami Yvan ne s’en exclut pas. En sautant du cinquième étage, il sait ce qu’il fait. Con comme un oiseau peut-être, mais pas au point de croire qu’il va voler.

 

Publié pour Valeurs Actuelles, le 8 décembre 2011

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