« Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion », écrivait le regretté Paul Valéry. Et encore, c’était avant l’invention des sondages ! Ainsi vagabondait ma pensée, l’autre mardi, tandis que j’entendais chez Taddeï l’historien Alain Garrigou dénoncer avec une belle vigueur les sondeurs, ces « opinionomanes ».
À l’origine, les enquêtes d’opinion conçues par l’Américain George Gallup n’ont qu’un but : aider les entreprises à aller au-devant des souhaits des consommateurs. Et puis soudain, à la faveur du duel présidentiel Roosevelt-Landon (1936),George a une intuition géniale : et si les électeurs n’étaient rien d’autre que des consommateurs de politique, et les partis leurs fournisseurs ? La sondologie a trouvé un nouveau marché ; elle ne le lâchera plus.
Depuis soixante-dix ans, nous appliquons toujours plus scientifiquement à l’intérêt général les principes du marketing. À l’ère du tout-sondage, la loi du nombre fait désormais autorité avant même que le peuple ne se soit prononcé.
Nous autres, ci-devant citoyens, sommes réduits à la condition de turfistes pariant pour le Prix du Président de la République. Et en plus, la course est truquée : les outsiders courent avec un handicap !
L’opinionomanie ravage aussi nos élites : la politique cède le pas à la communication, les pères Joseph aux Séguéla et les idées aux enquêtes d’opinion – où, par surcroît, la réponse est souvent dans la question.
On peut faire dire à un sondage à peu près n’importe quoi : tout est dans la formulation. “Faut-il mourir pour Dantzig ? ”, demandait innocemment, à l’été 1939, le premier sondage réalisé par l’Ifop – avant d’être interdit par la censure de guerre. Et Wolinski force à peine le trait quand il croque dans un dessin l’escroquerie sondagière : « Que préférez-vous ? Une gauche honnête ou une droite pourrie ? »
Mais à en croire le Pr Garrigou, il n’y a pas que nous à être manipulés : les chiffres aussi. Dans certaines enquêtes Internet, le taux de non-réponse est réduit artificiellement de 40 à 1 % : à coups de cadeaux, on presse le “panel” de se prononcer sur tout, même s’il n’a pas d’opinion !
Qu’attend-on donc pour les interdire, ces sondages qui nous ont fait tant de mal ? Impossible ! dira-t-on : les candidats les plus fortunés continueront de se payer leurs propres enquêtes, et il y aura toujours un quotidien suisse ou un site web péruvien pour balancer son “baromètre exclusif” sur nos intentions de vote.
Eh bien, non : impossible n’est pas français ! Gravons donc l’interdiction des sondages dans le marbre de notre Constitution, et faisons-la respecter, pour changer ! On a la bombe, oui ou non ?
Publié pour Valeurs Actuelles, le 15 mars 2012