Il faut lire René Girard
Je ne pense pas que “toutes les religions se valent”, contrairement à l’opinion professée par 62% de mes camarades catholiques pratiquants (sondage La Croix, 11-11-07). Sinon je laisserais tomber aussi sec le catholicisme, et peut-être même sa pratique.
Au contraire je suis intimement touché, non par la grâce hélas, mais par la beauté de ma religion à moi, la seule qui repose tout entière sur l’Amour. Le coup du Créateur qui va jusqu’à se faire homme par amour pour sa créature (et pour lui montrer qu’elle-même peut “faire le chemin à l’envers”, comme disait le poète), c’est dans la Bible et nulle part ailleurs !
Le génie du christianisme, c’est d’avoir transmis aux hommes vaille que vaille depuis 2000 ans cette Bonne Nouvelle : si ça se trouve, Dieu tout-puissant nous aime inconditionnellement depuis toujours et pour toujours ; Il l’aurait notamment prouvé dans les années 30 de notre ère, à l’occasion d’une apparition mouvementée en Judée-Galilée.
Le génie du girardisme, c’est de mettre en lumière le message christique comme l’unique et évident remède aux maux dont souffre la race humaine depuis la Genèse, c’est-à-dire depuis toujours, et dont notre époque risque désormais de crever, grâce aux progrès des sciences et des techniques.
J’ai mis longtemps à comprendre René Girard. Il répondait brillamment, dans un langage philosophique et néanmoins sensé, à des questions que je ne me posais pas (sur le mimétisme, le désir, la violence…) Et puis j’ai fini par comprendre que mes “questions métaphysiques” manquaient de précision – et aussitôt j’ai commencé d’apprécier les réponses de René. Il faut dire aussi que ce mec ne fait rien comme tout le monde. Y a qu’à voir comment il définit son métier : “anthropologue de la violence et des religions”, je vous demande un peu ! Qu’est-ce que c’est que cette improbable glace à deux boules ? Serait-ce à dire que toute violence vient du religieux, comme l’ânonne avec succès un vulgaire Onfray ? Non, cent fois non : Girard est un philosophe chrétien, c’est-à-dire l’inverse exact d’Onfray.
Au commencement était le “désir mimétique”, nous dit René Girard. Et d’opposer le besoin, réel et parfois vital, au désir, “essentiellement social (…) et dépourvu de tout fondement dans la réalité”. Alors, je vous vois venir : cette critique du désir ne serait-elle pas une vulgaire démarcation de l’infinie sagesse bouddhiste ? Eh bien pas du tout, si je puis me permettre ! Le christianisme ne nous propose pas de choisir entre le désir et le Néant (rebaptisé “Nirvana”), mais entre le désir et l’Amour, source de vie éternelle.
Il est cocasse, à propos du désir mimétique, de voir notre anthropologue mettre dans le même sac Don Quichotte et Madame Bovary. “Individualistes”, ces personnages ? Tu parles ! Don Quichotte se rêve en “chevalier errant”… comme tous les Espagnols de qualité en ce début de XVIIe siècle décadent. Quant à Emma, c’est la lecture de romans qui instille en elle l’envie mimétique d’être une « Parisienne » comme ses héroïnes. Au moins Quichotte et Emma ont-ils l’excuse d’être eux-mêmes des personnages de fiction – ce qui n’est malheureusement pas le cas de tout le monde.
Proust, par exemple, n’est pas un héros de roman, c’est le contraire : un écrivain. Même que son premier roman Jean Santeuil (découvert, par bonheur, seulement en 1956) était plat et creux à la fois. Explication de l’anthropologue, qui décidément se fait critique littéraire quand il veut : Marcel n’a pas encore pigé l’idée qui fera tout le charme de sa Recherche. Le désir est toujours extérieur, inaccessible ; on court après lui et, quand on croit enfin le saisir, il est bientôt rattrapé par la réalité qui le tue aussitôt : “Ce n’était que cela…”
“Le désir dure trois semaines”, confiait l’an dernier Carla Bruni, favorite de notre président depuis maintenant neuf semaines et demi. “L’amour dure trois ans”, prêche en écho le beigbederologue Beigbeder. Mais ces intéressantes considérations sont faussées par une fâcheuse confusion de vocabulaire. L’amour au sens girardien, et d’ailleurs chrétien du terme, n’a rien à voir avec le désir. On peut jouer tant qu’on veut au cache-cache des désirs mimétiques croisés, et même appeler ça “amour” ; mais comme dit l’ami René, “comprendre et être compris, c’est quand même plus solide” !
Le vrai drame, selon Girard, c’est que le désir ne mène nulle part sauf à la violence ; il s’est produit chez l’homme un glissement progressif du désir mimétique à la rivalité éponyme, jusqu’à “la violence de tous contre tous”. Comme une telle situation n’est guère tenable (sans parler de l’ambiance !), on va canaliser cette violence en inventant, dès les sociétés archaïques, le bouc émissaire, qui réconcilie la communauté en polarisant l’hostilité de tous, et ce d’autant plus facilement qu’on finit par le croire vraiment coupable. La religion chrétienne renverse cette perspective : le bouc émissaire, c’est-à-dire le fils de Dieu fait homme et persécuté par les hommes, est innocent !
Le problème, comme d’habitude, c’est que nous n’avons pas compris le message : aujourd’hui comme hier, “les 9/10e de la politique mondiale, c’est encore et toujours le bouc émissaire !” Ce qui est nouveau en revanche c’est que, pour la première fois de son histoire, l’homme a les moyens de tout faire péter ! En langage girardien, “la situation est apocalyptique”. De fait, les textes apocalyptiques ne nous racontent pas seulement la fin du monde, mais l’état du monde qui précède cette fin et la prépare ; notre époque toute crachée !
Une époque où n’importe qui, ou presque, devrait pouvoir se rendre compte qu’on va droit dans le mur. Les perspectives sont claires : elles sont sombres ! Destruction de notre environnement vital, manipulations biologiques, prolifération nucléaire : tout se met en place pour que l’avenir de l’humanité ne dépende plus que d’une bande de Docteurs Folamour toujours plus nombreux, et toujours plus fêlés ! La violence gagne parce que la technologie, qui fut le monopole de l’Occident, se répand. A cet égard, Girard s’en prend à juste titre aux tentatives américaines de miniaturisation de l’arme nucléaire : les terroristes ne seront-ils pas les premiers à tester cette innovation en grandeur réelle ?
Mais si vous me permettez d’être chiant un instant, l’apocalypse pour un chrétien, c’est encore autre chose : l’accomplissement de la Bonne Nouvelle, c’est-à-dire le début du royaume de Dieu – rien de moins ! Et pour faire partie de ce royaume, c’est d’une simplicité biblique : il suffit de le vouloir ! Le Jugement dernier, c’est celui qu’au bout du compte on porte sur soi-même : souhaité-je dépasser ma condition d’être humain, ou en suis-je somme toute satisfait ? Suis-je l’alpha et l’oméga, au risque d’être le bêta ? Ou bien accepté-je l’idée (pénible, il est vrai) qu’il y ait plus grand que moi ? Et un Dieu qui m’aime, en plus ? Déjà en ce bas monde (comme disait le grand-père de mon curé, à moins que ce ne soit l’inverse), nous nous châtions nous-mêmes en rendant invivable la Terre où nous vivons. Foin de bouc émissaire, si j’ose dire : nous sommes responsables de tout, même de nous !
Ce qui a frappé Girard dans sa relecture de Clausewitz, c’est cette annonce d’une “montée aux extrêmes” inéluctable, qui s’est encore accélérée depuis le XXe siècle. Quel rapport, dira-t-on, entre apocalypse et Clausewitz ? Eh bien, la guerre moderne telle que l’a définie le Prussien est un mécanisme implacable de violence exponentielle devenu l’unique loi d’une Histoire qui s’accélère… et nous mène tout droit à l’Apocalypse !
Après être passés de la “guerre en dentelles” à la “guerre totale”, comme on n’arrête pas le progrès, nous voici désormais confrontés au terrorisme. Dans la “bonne vieille guerre”, au moins, on avait un adversaire identifié. Aujourd’hui, comment combattre Al Qaeda quand on ignore où frapper ce “groupe”, dont on n’est même pas tout à fait sûr qu’il existe ? L’extrémisation de la violence s’explique, selon René Girard, tant par sa mondialisation que par sa démocratisation. La maladie autodestructrice de l’Europe s’est propagée dans le monde entier ; et avec la démocratie, hélas, “pour la première fois les hommes du commun se sont pris de passion pour la guerre”.
La mobilisation des partisans russes face à la Grande Armée, le soulèvement du peuple espagnol contre Napoléon, la Résistance même annoncent le terrorisme actuel, cette métastase moderne et ultime de la violence. Jadis cantonnée aux champs de bataille et aux uniformes, la violence gangrène désormais toutes les cellules de la société. L’attentat terroriste est le “double mimétique” de la guerre chirurgicale : l’un et l’autre cherchent à “raccourcir la violence” en frappant directement à la tête – sans plus se préoccuper des réactions en chaîne, y compris l’explosion nucléaire finale…
Une fin inéluctable, si l’homme ne parvient pas à enrayer cette montée aux extrêmes qui est une descente aux enfers. Et Girard n’est guère optimiste : “Nous sommes la première société dans l’Histoire qui sait qu’elle est en train de se détruire” ; pourtant, la plupart des hommes n’en ont pas vraiment conscience ; quant aux politiques, l’idée qu’ils osent prendre les mesures drastiques qui s’imposent lui paraît “presque invraisemblable”…
Comment ça, “presque” ? Y aurait-il donc une chance de survie pour l’humanité ? Mais oui, bien sûr ! C’est même ça, la “bonne nouvelle”, pour sortir de cette escalade vers l’abîme, il nous suffit de revenir au message de la Bible, c’est-à-dire à ce Logos d’amour qui seul peut vaincre le Logos de violence.
Le christianisme seul est porteur des valeurs qui pourraient permettre à notre société d’en finir avec la violence – avant qu’elle n’en ait fini avec nous… Inversons donc le mimétisme !, et substituons à la “réciprocité conflictuelle” une “réciprocité pacifique”. Ok René, mais qui va montrer l’exemple ?
Le pessimisme girardien sur la nature humaine semble d’ailleurs reprendre le dessus lorsqu’il ajoute : “De toutes façons, on finit toujours par céder au plus fort ; et le plus fort, c’est celui qui veut le plus la guerre !”
Débrouillez-vous avec ça, moi c’est pas mon problème : j’ai la vie éternelle devant moi…