Un livre posthume de Laurent Terzieff répond oui, au moins pour lui…

Je n’y entends rien au théâtre. Bien sûr, à l’âge de quinze ans, j’ai moi-même joué un des douze rôles-titres dans la pièce de Reginald Rose Douze hommes en colère, à Franklin[1. Collège d’origine catholique] ; même que j’y fus excellent, d’après mes parents. Mais là s’est arrêtée, assez brutalement, ma carrière dramatique.
En tant que spectateur, mon CV n’est guère plus brillant : à part quelques pièces qui me tenaient à cœur, de Molière, Anouilh ou Ionesco, je crois bien n’être jamais allé au théâtre spontanément et en payant.


Sans doute un problème avec le genre théâtral lui-même – aggravé encore par ses formes les plus modernes. Je n’avais donc guère de chances de voir sur scène Laurent Terzieff, qui s’était fait l’ardent défenseur des auteurs contemporains. Il m’est même arrivé de le regretter amèrement, comme pour son Meurtre dans la Cathédrale (1995).
 Au cinéma en revanche, j’ai toujours eu l’impression d’avoir affaire à un acteur inspiré. Terzieff était comme une réponse vivante aux interrogations théologiques du Moyen Age[2. Qui sont aussi souvent les miennes], genre « Les comédiens ont-ils une âme ? »

Si cet homme-là est devenu acteur, c’est précisément par un élan de l’âme !, comme on le comprend à la lecture du livre que Marie-Noëlle Tranchant a concocté sur lui avec lui, et qui sort aujourd’hui sans lui[3. Laurent Terzieff, Seul avec tous, Presses de la Renaissance]. Loin d’une banale bio, le résultat de leur travail commun est une sorte d’IRM métaphysique : il s’agit, selon elle, de « retracer un itinéraire intérieur, artistique, humain, spirituel. »
D’où la forme de l’ouvrage, tissé de fils tout sauf blancs : des entretiens réécrits par sa complice, où Laurent Terzieff se raconte avec chaleur et simplicité ; des écrits personnels sur le théâtre et ses écrivains préférés, où il parle évidemment de lui-même.
 Comme le dit Luchini dans sa préface, Laurent Terzieff a renoncé à une « carrière de star » pour se faire « artisan dévoué du théâtre ». L’hommage est d’autant plus beau, venant de la seule vraie star de nos planches nationales. Mais il y a de nombreuses demeures dans la maison du Père et c’est heureux, n’est-ce pas ? Si tout le monde avait la même vocation, c’est six milliards de moines qu’on aurait massacrés à Tibéhirine. Pour Terzieff en tout cas, le théâtre fut le plus lucide et le plus exigeant des sacerdoces, et on peut juger maintenant que ses vœux étaient perpétuels. Même la métaphore n’est pas gratuite : l’art dramatique, dit-il, c’est « la communion entre le monde visible et l’invisible » – et d’ailleurs, « tout ce qui est artistique procède du religieux ».
 Non seulement Terzieff avait une âme (et l’a toujours), mais il était croyant – et il y a peu de risques qu’il ait changé d’avis. Plus précisément, un type comme lui était incapable de croire sérieusement au néant. Dans ses notes de lecture, on retrouve cette phrase violente de Simone Weil, qui résume à elle seule La Pesanteur et la Grâce[4. Pour ceux qui ne l’auraient pas relu cette année] : « Tous les mouvements de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle[5. « Même l’amour ? », diront les Première Année. Surtout l’amour ! (cf. Caritas in Veritate)]). La grâce seule fait exception. »
Au point où on en est, filons donc jusqu’au bout la métaphore : ce bouquin lui aussi est une communion. L’effacement de Marie-Noëlle Tranchant devant son sujet prolonge la modestie de Terzieff face aux auteurs qu’il servait. Quand on comprend quelqu’un et qu’on l’aime, quoi de plus beau que de s’en faire l’interprète ?
 Trêve de suspense : j’ai bien aimé ce bouquin.

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