À l’ère des stars jetables, genre Nabilla ou Jean-Marc Ayrault, Johnny est une exception culturelle !
Son premier 45 tours, T’aimer follement, date de 1959. Son quarante-neuvième album, Rester vivant, vient de sortir. À soixante et onze ans, dont cinquante-cinq de carrière, Johnny est devenu une institution. La preuve : plus question pour lui, depuis belle lurette, de se traîner de plateau en plateau pour faire la promo de ses nouveaux albums comme un artiste lambda.Désormais, quand il sort un disque, le président Johnny, comme François et Nicolas, se contente des deux J.T. qui comptent : TF1 et France 2.
L’autre dimanche donc, je l’ai vu chez Claire Chazal. Hélas, leur entretien ne présentait aucun intérêt. Aux banalités enjouées de Claire répondaient les formules toutes faites de Johnny. Comme l’ont montré en images les petits fouineurs du Petit Journal, depuis huit ans Mme Chazal pose toujours exactement les mêmes questions à M. Hallyday, qui ne peut faire que les mêmes réponses.
Exemple de question répétée à chaque interview, de 2006 à nos jours : « Ce nouvel album (ou spectacle), c’est comme un retour à vos vraies sources, non ? »
« Oui, répond l’autre à tous les coups, la vraie musique que j’aime c’est le blues et le rock n’roll. » On tient un scoop, coco !
Bref, si vous vous intéressez à Johnny je vous recommande plutôt – une fois n’est pas coutume – le récent numéro de Télérama où il trône en couverture (n° 3381 du 29/10/14). Hugo Cassavetti, chef du service Musiques de l’hebdomadaire, a passé deux jours en tête-à-tête avec lui, à Los Angeles où il vit en famille depuis quelques années.
Ça donne le portrait subtil et touchant d’un enfant de la balle, d’un « sans famille » devenu « un pionnier, un combattant puis un survivant » du rock ; mais surtout, Cassavetti a su faire parler le taiseux. Dans ce long entretien, Johnny se montre pudique et passionné, tour à tour lucide et étonnamment naïf mais toujours sincère.
Reste l’amusant chassé-croisé entre Télérama et moi. Quand j’étais fan de Johnny, entre dix et quinze ans, c’est peu de dire que l’hebdo cultureux engagé faisait la fine bouche. Il traitait le plus souvent ce hooligan semi-débile et même-pas-de gauche par un silence méprisant, quand il ne procédait pas à son éreintement dans les règles : sous-musique, sous-culture, abêtissement et hystérisation de la jeunesse…
Depuis lors, « l’âne a changé de ton ». Simple promotion à l’ancienneté ? Plus exactement, question de génération : tout le monde aujourd’hui, même à Télérama, a en lui quelque chose de Johnny…
Progressivement, surtout depuis Détective de Godard (1985), nos amis à gros cerveau se sont libérés de leurs blocages, jusqu’à faire leur coming out de fans de Johnny. À présent, voilà Hallyday transformé en une sorte de statue du Commandeur, dont le socle est scellé dans un demi-siècle d’histoire nationale. Ce monument vivant a droit aux hommages unanimes de toute la presse, qui le couvre de unes louangeuses et de papiers à fleurs.
De mon côté, en quarante ans, j’ai eu le temps de me déprendre un peu de mon johnnysme primaire des origines. D’abord, je me suis rendu compte que le rock c’était pas mal non plus en V.O., surtout interprété par les vrais auteurs-compositeurs et non leurs doublures en V.F. Et puis Johnny, il le reconnaît lui-même, a sorti un sacré paquet d’albums nuls jusqu’à en être décourageants. Enfin, j’ai découvert la musique dite classique dès que mes parents ont renoncé à m’y encourager…
N’empêche ! Je garde toute ma sympathie au personnage « bigger than life », mon admiration à une bête de scène sans égale en France depuis, disons, Sarah Bernhardt, et ma fascination pour la longévité de sa carrière – surtout dans le rock, où ceux qui ne sont pas des « has-been » sont généralement morts avant.
Bref, au terme de cette étonnante permutation de préjugés, je me retrouve enfin d’accord avec Télérama sur un truc. Champagne !
[Publié dans Valeurs Actuelles]