Régis Debray explique, avec son humour triste, pourquoi la France n’est plus ce qu’elle devrait être.
« Encore un que la gauche n’aura plus ! » Ainsi pensai-je en écoutant Régis Debray, l’autre vendredi à Ce soir ou jamais. « Les entreprises sauveront-elles la France ? » demandait Frédéric Taddeï à un aréopage de politologues, d’économistes et de chefs d’entreprises, qu’on me pardonnera de ne pas citer ; ce soir-là, je n’avais d’oreilles que pour Régis.
Si on m’avait dit il y a encore trente ans, quand ce Debray-là était conseiller du Prince François, que je finirais par penser comme lui… Mais tout passe, comme disait Héraclite, et le « socialisme » debraysien s’est enfui comme un (mauvais) rêve. Reste une sorte d’Attali à l’envers, c’est-à-dire à l’endroit : un républicain intransigeant.
Il le prouve ces jours-ci en publiant L’erreur de calcul (éd. du Cerf), un pamphlet contre l’économisme et ses séides, bref comme une gifle. Soixante pages, cinq euros : même sur un plan strictement économique, ça reste un meilleur placement que le tract à deux balles du regrettable Stéphane Hessel !
L’auteur y égrène le chapelet d’un catéchisme républicain plaisamment suranné, voire trop beau pour être vrai. Jusqu’à présent, explique-t-il, la France c’était « un corps de citoyens égaux devant la loi, c’est à dire une République (…) Une communauté d’hommes unis par le passé et l’avenir, c’est à dire une nation (…) Un groupe doté d’un pouvoir constitutionnel, c’est à dire un peuple. » Tout ça ? J’ai comme l’impression d’être né un peu tard pour connaître cet âge d’or…
Le « basculement », Debray l’impute à un économisme « aussi idiot que dangereux ». Idiot, parce que notre pays ne se résume pas (pas encore ?) à un agglomérat de consommateurs et de marchands : « Il y a aussi des pompiers, des prêtres, des militants, des infirmières »…
Dangereux parce que l’Etat, en se réduisant à une annexe de l’économie, perd toute légitimité : « Les affaires publiques se répartissent aujourd’hui entre les affaires de cœur et les affaires d’argent, Paris-Match et Les Echos » résume drôlement, mais sans rire, notre Droopy de la République.
Son espoir fou : que l’on cesse de marcher sur la tête, tout simplement ! « Les entreprises sont évidemment nécessaires à la société. Elles en sont les jambes, mais sûrement pas le cœur, et encore moins l’âme ». L’essayiste se dit frappé par l’appauvrissement du personnel politique, et de la langue politique elle-même. « Aujourd’hui, on peut faire un discours présidentiel avec trois mots : compétitivité-productivité-solidarité, sans oublier de ponctuer chaque phrase du rituel « faire en sorte que »…
À ce niveau de dégradation du débat public, déplore Debray, la France a oublié qu’elle est avant tout un sentiment d’appartenance : « le sentiment de partager quelque chose – et on ne partage que ce qui nous dépasse ! Le problème, aujourd’hui, c’est que nous ne sommes plus dépassés par rien… » Demander aux Français des efforts, des impôts nouveaux, des sacrifices ? Pourquoi pas – mais pour quoi faire ? Aujourd’hui aucun projet, aucune vision, aucune finalité ne semblent plus justifier de telles exigences.
Et Debray de conclure à l’adresse de son vis-à-vis Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président du MEDEF : « Je n’ai rien contre votre personne, je suis même très heureux qu’il y ait des hommes comme vous ! Ce que je regrette c’est qu’il n’y ait plus, au-dessus de vous, des politiques qui aient le sens de l’Histoire et qui sachent dire au pays : « Voilà ce que la France devrait être et faire demain ! »
« Politique d’abord ! » proclamait déjà Charles Maurras ; « L’intendance suivra », précisa ensuite le Général De Gaulle – avant que Mao ne réclame qu’on place « la politique (c’est à dire lui, le Grand Timonier) au poste de commande ». Force est de constater que ce vœu, malgré l’autorité incontestable de ses auteurs, est resté (plus ou moins) pieux…
[Article publié dans Valeurs Actuelles]