« Retour du sacré », ou pas ? Rien de tel qu’un petit topo de Régis Debray pour se faire une religion.
Récemment, ici-même, je vous entretenais du Régis Debray politique, à propos d’un court pamphlet sur l’économisme et la République (L’Erreur de calcul). Le voici de retour à l’anthropologie, son refuge d’altitude depuis trente ans, avec la parution d’Un Candide à sa fenêtre. Dans ce deuxième tome d’une série intitulée « Dégagements » il analyse, sans enthousiasme excessif, le « retour du religieux » – dans une époque qui croyait au moins en une chose : s’en être définitivement débarrassée.
Pour l’occasion Michel Field consacre à l’auteur, sur la chaîne Histoire, un numéro spécial de son émission « Historiquement show » où, en compagnie du théologien Jean-François Colosimo, il « accouche » Debray. – « L’ « intellectuel engagé » est-il vraiment devenu un intellectuel dégagé ? » entame Field. « Difficile d’y croire… » De fait, l’ami Debray n’est pas devenu zutiste ; toujours aussi grave et ronchon, mais non sans raison.
Entre engagement et dégagement, il n’y a d’ailleurs pas contradiction pour lui. Plutôt une dialectique, tirée de ses observations comme de son expérience personnelle : impossible de s’engager intelligemment sans savoir se dégager des rumeurs de la ville et de l’époque. « Se retirer du brouhaha pour comprendre ce qui se passe. »
Jusque-là on est d’accord, j’imagine. Quant au fond, Debray enchaîne stoïquement des constats de plus en plus déplaisants pour lui. Et d’abord le plus évident : le religieux, « de retour », ne fait que reprendre sa place. Il comble ainsi le vide laissé par le politique, qui lui-même l’avait remplacé triomphalement – avant de perdre peu à peu toute crédibilité (idéologies à court d’idées, pouvoirs impuissants… Je ne vous raconte pas tout.)
Le vrai paradoxe, pour Régis, c’est la façon dont le progrès technique et scientifique a « balkanisé » le monde à force de l’uniformiser : « Plus on est déraciné, plus on se recherche une identité -quitte à fantasmer un retour aux origines », explique- t-il ; et si vous trouvez ça banal, c’est juste que vous êtes plus réac que lui.
Quand même, notre chercheur est accablé par ses propres découvertes. Il fait son « travail de deuil », avec une rigueur intellectuelle peu commune chez ses collègues en cour. Attali et Minc, par exemple, n’ont jamais eu tort, du moins à leur connaissance. Debray, lui, reconnaît ses erreurs et les « désillusions du progrès », comme disait Aron.
Un petit reproche quand même : à force de négliger le qu’en-dira-t-on, ce misanthropologue place parfois la barre un peu haut. Ainsi quand il explique ( ?) : « Le religieux est un point de fuite qui, en nous élevant, nous permet de nous coordonner ». C’est dans ce genre de circonstances qu’on est content quand même de profiter du Progrès, ne serait-ce qu’en appuyant sur la touche « Replay » pour être sûr d’avoir compris.
La suite du raisonnement en revanche, je l’ai saisie instantanément : « Toute coordination suppose une subordination ; l’assujettissement à quelqu’un ou quelque chose qu’il est convenu d’appeler « sacré ». Mais surtout, j’ai surtout apprécié la chute : « C’est une très mauvaise nouvelle, pour un homme de gauche comme moi ! »
Dans un one man show de Gaspard Proust, ça ferait un tabac. Mais Régis ne plaisante pas, et ça peut se comprendre. Pour un intellectuel athée progressiste, perdre en plus la foi dans le salut terrestre, c’est la double peine. Avant moi déjà, le R.P. de Lubac appelait ça Le drame de l’humanisme athée.
Au moins Debray l’assume-t-il comme une tragédie grecque, pour nous changer des comédies germanopratines. Au fond de l’impasse où l’autocar fou du Progrès s’est encastré dans le mur de la Réalité, il fait avec celle-ci ce qu’on fait dans ce cas-là : un constat.
Et de prouver définitivement qu’il est sur la bonne voie, avec une jolie conclusion sur l’émission de Field, pour laquelle il suggère même un slogan : « Intéressez-vous à ce qu’il y avait avant, parce que c’est ce qu’il y aura après ! »
[Publié dans Valeurs Actuelles]