Le temps de cerveau disponible, documentaire réalisé par Christophe Nick pour France 2, brosse un triste tableau de l’évolution du PAF depuis trente ans. Elle est loin, la « voix de la France » dont parlait Georges Pompidou – aux grands cris de la gauche d’époque… Celle d’aujourd’hui en serait presque à regretter ce temps béni ! Comme dit gravement la voix off mais citoyenne de Philippe Torreton,  « après avoir été sous le contrôle du pouvoir, la télé est passée sous celui du marketing. »

 

Tout commence en 1983, sur Antenne 2 et sous Mitterrand, avec l’émission Psy Show, qui aurait tout aussi bien pu s’appeler Peep Show. Les témoins sont conviés à étaler leur intimité devant Pascale Breugnot – et dix millions de téléspectateurs. Et pour confesser quoi ? Même pas des péchés, c’est démodé : plutôt des handicaps « vendeurs » genre éjaculation précoce, frigidité, impuissance et plus si affinités. Bref ça marche, et ce débarquement du voyeurisme sur le petit écran donne à Antenne 2 une longueur d’avance. Mais sur ces entrefaites, l’homme qui voulait « changer la vie » décide, en attendant, d’ « ouvrir largement » le PAF aux télés commerciales : Canal plus avec son pote Rousselet, la 5 avec le pirate Berlusconi, puis la 6… Dès l’année suivante Chirac, Premier ministre, emboîte le pas en vendant TF1 « au plus offrant » (qui, par bonheur, se trouve être aussi un ami.)

Mais le copinage politique n’est plus l’essentiel : dans ces télés privées, les seuls donneurs d’ordres sont désormais les actionnaires. Or ces gens-là, s’indigne le philosophe Bernard Stiegler, « ne connaissent qu’une règle : augmenter les parts de marché », et un seul moyen : « s’adresser non plus à des citoyens mais à des consommateurs » – dont il s’agit de flatter pulsions et instincts. En 90, TF1 reprend la main en « rachetant » Pascale Breugnot, qui va lui fournir plein de variations sur le thème du « reality show ». Du sexe (Super Sexy, après Sexy Folies…), des larmes (Perdu de vue) et du crime bien crapoteux avec des vrais morceaux de victimes (Témoin n°1).

Le maillon faible met la barre encore plus bas, avec l’élimination de l’homme par l’homme : « On ne gagne plus parce qu’on est le meilleur ; on gagne parce qu’on est le pire ». Le darwinisme expliqué aux singes. Enfin John de Mol vint ! Avec son Big Brother, il a inventé « l’alliance sadique entre élimination et obscénité », s’étouffe le Torreton. Chez nous, c’est M6 qui rachète la franchise et la traduit ( ?) Loft Story, avec le succès qu’on sait. À TF1, on est furieux bien sûr de s’être fait « piquer l’idée » et, à la une du Monde, Patrick Le Lay maquille cette jalousie en une distrayante leçon de déontologie : « Peut-on tout montrer, y compris aux enfants, par appât du gain ? »

Six mois plus tard, la réponse sera oui ! Le même annonce sans rire un pacte avec le diable Endemol. La spécialité de cette maison, c’est le « passage à l’acte » : on s’exhibe ensemble, on s’empoigne au salon, on s’accouple dans la piscine, on s’élimine les uns les autres, on s’humilie soi-même… Tout pour connaître les joies de la « célébrièveté ». Le professeur Stiegler fait son regard sévère : « Pour les ados, friands de ces programmes, de tels faits et gestes deviennent normaux, reproductibles :  on les décivilise ! Toutes les sociétés ont toujours mis en place des dispositifs de contrôle des pulsions. C’est la première fois qu’une société prône leur exploitation. »

L’objectif est d’accéder au cerveau humain sans passer par le conscient. Dans son fameux « coming out » de 2004, Le Lay lâche tout : « Nos émissions ont pour vocation de rendre le téléspectateur disponible, c’est-à-dire de le divertir pour le préparer entre deux messages publicitaires ». On n’est pas plus clair ! La méthode consiste à effacer les frontières entre programme et publicité. On parle alimentation, beauté, poids, fringues, mode – et la pub tombe à pic pour répondre aux demandes ainsi sollicitées. La consommation est encore survalorisée par la mise en scène ! Dans Koh-Lanta, après une journée d’épreuves particulièrement harassante, l’animateur donne un nonos à ronger aux concurrents épuisés et bavants : « Une superbe côte de bœuf, et c’est pas tout : des pommes de terre ! Et en dessert… mousse au chocolat ! » – Quelle marque ? Avec un peu de chance, on le saura tout à l’heure…

Au tournant des années 10 explose la mode du « coaching » et du « relookage » généralisés – jusqu’aux liftings en léger différé. « La solution à tous vos problèmes est dans la consommation », martèle la télé dans nos pauvres paléocortex.

On ne sait plus qu’inventer pour attirer le chaland. Aux dernières nouvelles, la chaîne anglaise Channel 4, après avoir disséqué des cadavres en live, si l’on ose dire, recherchait un mourant en phase terminale pour filmer ses derniers instants… Mais le doc a trois ans d’âge, et je ne doute pas qu’entre temps on ait fait encore mieux.

(La version abrégée de cet article est publiée dans Valeurs actuelles le 7 février 2013)

 

 

 

 

 

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