Le code d’accès de mon portable est 1782 — l’année de parution des Liaisons dangereuses. Et la phrase d’exergue de Bonnet d’âne (« les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs ») est tirée d’une comédie de Gresset citée justement par Laclos.
C’est dire à quel haut niveau d’estime je tiens l’unique roman de Laclos — qui ayant tout dit n’éprouva pas le besoin de se répéter. Combien de petits-maîtres contemporains, poussés par des éditeurs avides, devraient en prendre de la graine…
Voici un roman exceptionnel à plus d’un titre. D’abord, il solde le roman par lettres, qui avait connu une expansion remarquable (plus de trois mille titres au cours du XVIIIe siècle) depuis les Lettres portugaises de Guilleragues. Ce qui paraîtra sous cette forme après les Liaisons, Sade (Aline et Valcourt), Sénac de Meilhan (l’Emigré) ou Balzac (les Mémoires de deux jeunes mariées) mérite à peine une mention de bas de page dans les histoires littéraires. Il aurait tout aussi bien pu solder tout le roman : le genre vivait depuis ses débuts médiévaux sur le modèle héroïque, ou, à la rigueur, anti-héroïque (mais Cervantès lui aussi a épuisé le genre).
Ici, rien de tel. On ne peut, sauf masochisme exagéré ou folie des grandeurs, s’identifier à aucun des personnages.
Quelle adolescente, quelque nunuche qu’elle soit, irait se prendre pour Cécile de Volanges — si gourde qu’on ne peut même pas la plaindre ! Quelle femme fidèlement adultère, qui à la rigueur concevrait d’être une Bovary, pourrait se comparer à la Présidente de Tourvel, littéralement morte d’amour pour un libertin qu’elle prend pour l’image de Dieu sur terre — ou de Satan, ce qui revient au même ? Stendhal, qui a bien connu Laclos, en a tiré Mme de Rênal, tant mieux — mais après ? Quelle féministe, même d’une intelligence supérieure, si cela se trouvait, oserait s’identifier à la Marquise de Merteuil, cette femme « née pour venger [son] sexe » et qui achève toutes les femmes — et d’ailleurs les méprise : « Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? » s’exclame-t-elle (Lettre LXXXI), outrée qu’on ait pu la confondre avec la foule des victimes…
Quant aux hommes… Quel freluquet total, quel puceau définitif prendraient modèle sur le Chevalier Danceny, incapable de mettre la main sur la jeune pucelle qui s’offre à lui ? Quel pseudo-séducteur singerait le vicomte de Valmont, libertin amoureux, mené par le bout du nez par une Merteuil cent fois plus intelligente, et poussé au suicide…
Il fallait un homme, et un homme supérieurement intelligent, pour écrire le roman d’une femme d’exception.
L’intelligence est le talon d’Achille de ce roman magnifique. Elle est tellement sensible dans la moindre phrase — j’entends l’intelligence du romancier, à travers celle de ses personnages, à commencer par les plus sots — que notre siècle a toutes les chances de passer à travers.
Laclos, vrai révolutionnaire, franc-maçon comme on les faisait en 1789, complota pour mettre en place une monarchie parlementaire — ce qui se fit finalement lorsqu’on porta au pouvoir le fils de ce Philippe-Egalité qu’il servit jusqu’à être emprisonné et condamné à mort. Une situation dont il se tira avec le même bonheur que Sade, qui ne se remit jamais vraiment de ne pas avoir écrit les Liaisons.
Laclos, après ce chef d’œuvre, écrivit des textes sur l’émancipation des femmes qui laissent loin derrière toutes les chiennes de garde d’aujourd’hui. Qu’un homme exprimât mieux qu’une femme la nécessité d’une « grande révolution » (appréciez l’expression en 1784 !) était logique, on ne peut attendre d’un être esclave qu’il domine assez sa situation pour l’analyser : la tête dans les fers, il lui faut d’abord se libérer avant de conceptualiser sa révolte.
J’ai deux ou trois fois dans ma carrière étudié en classe les Liaisons. Ces derniers temps, le texte est devenu illisible pour des générations persuadées que le Bac leur a donné l’infaillibilité littéraire, comme le pape a l’infaillibilité théologique de par son élection même. Les greluches d’aujourd’hui pensent ainsi que Cécile se fait violer par Valmont. #MeToo ! devrait s’écrier la donzelle. C’est ne pas voir la finesse de l’analyse. Relisez donc la lettre XCVII :
« Ce que je me reproche le plus, & dont il faut pourtant que je vous parle, c’est que j’ai peur de ne m’être pas défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait : sûrement, je n’aime pas M. de Valmont, bien au contraire ; & il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais. Vous jugez bien que ça ne m’empêchait pas de lui dire toujours que non ; mais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais ; & ça, c’était comme malgré moi ; & puis aussi, j’étais bien troublée ! S’il est toujours aussi difficile que ça de se défendre, il faut y être bien accoutumée ! Il est vrai que ce M. de Valmont a des façons de dire, qu’on ne sait pas comment faire pour lui répondre : enfin, croiriez-vous que quand il s’en est allé, j’en étais comme fâchée, & que j’ai eu la faiblesse de consentir qu’il revînt ce soir : ça me désole encore plus que tout le reste. »
Et qu’est-ce que Merteuil — une femme, hein, vous vous rappelez — trouve à répondre (lettre CV) pour consoler la gamine durement excoriée par son complice — qui, rappelons-le, n’a agi qu’en mission commandée par la Marquise :
« Hé bien ! petite, vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! & ce M. de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ; vous ne chérissez de l’amour que les peines, & non les plaisirs ! Rien de mieux, & vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. »
Vous avez remarqué, bien sûr : infortune et vertu. Sade, qui a dû baver sur le roman (il était à la Bastille mais il avait droit aux livres) s’en souvint quinze ans plus tard en écrivant Justine ou les Infortunes de la vertu. et la suite, dont certains personnages — Juliette ou Clairwil — sont des hypostases de Merteuil. Mais ce n’est pas en forçant sur le quantitatif (« …Trente hommes tous les matins, dans les proportions que je viens de donner : c’est dix pour chacune de nous ; en supposant qu’il nous foutent trois coups chacun, y a-t-il donc de quoi se récrier : quelle est celle de nous qui ne peut pas courir trente postes avant que de prendre son chocolat ? ») que le Divin Marquis a pu concurrencer la qualité de l’œuvre de Laclos.
Il existe peu de preuves qu’une œuvre est saisissante. Certes, les lectrices de la Nouvelle Héloïse répandaient des torrents de larmes niaises… Un réalisateur devrait jalouser les Frères Lumière, qui firent s’enfuir les spectateurs, persuadés qu’ils allaient être écrasés par le train qui arrivait en gare de La Ciotat… À la fin de Cyrano de Bergerac, pendant 10 mortelles secondes (durant lesquelles Rostand, persuadé que sa pièce était un four, chercha, hagard, un pistolet pour se faire sauter la cervelle), il ne se passa rien — parce que les spectateurs, sous le charme, refusaient d’admettre que ce « Mon panache » avait conclu la pièce — puis ils applaudirent trois-quarts d’heure durant…
Eh bien, Marie-Antoinette, désireuse comme tout un chacun de lire le roman sulfureux qu’Alexandre de Tilly, son contemporain, définit dans ses Mémoires comme « un de ces météores désastreux qui ont apparu sous un ciel enflammé à la fin du XVIIIe siècle », se procura un exemplaire. Mais comment cacher le fait qu’elle lisait un tel ouvrage ? Elle le fit relier en veau blanc, un cuir vierge où aucun titre n’apparaissait — un merle blanc pour les bibliophiles, qui est aujourd’hui à la Bibliothèque nationale et où, sur le bord des pages légèrement jaunies, on retrouve peut-être l’ADN de la reine de France, mieux enfiévrée par la lecture de ce sommet du libertinage que par toutes les manœuvres d’approche du comte de Fersen.
La carence d’œuvres de premier plan aujourd’hui m’incite donc à vous recommander de lire et relire ce chef d’œuvre de Laclos — qui à vrai dire fut un exorcisme. Amoureux d’une vraie marquise, il fut roulé dans la farine comme Valmont à la fin du roman. Pour se consoler d’avoir trouvé une femme intelligente, il hésita entre se suicider et écrire les Liaisons. Il est bon pour nous qu’il ait choisi la seconde solution, bon aussi pour les relations homme-femme, et bon pour moi qui n’aie jamais compris les relations sentimentales que comme un assaut intellectuel avec une créature supérieure que chacun tente chaque jour de dominer et à laquelle il rend les armes— et ainsi de suite.
Jean-Paul Brighelli
PS. Je ne voulais pas que l’on crût que je ne savais que critiquer. Il n’est pas de critique des uns qui tienne si l’on n’y joint pas l’admiration des autres.
PPS. J’ai vu je crois toutes les adaptations des Liaisons. N’en déplaise aux admirateurs de Stephen Frears ou de Miloš Forman, la meilleure adaptation — et de loin — est coréenne, et s’intitule (en français) Untold scandal, et a été réalisé en 2003 par Lee Jae-yong, dont j’aimerais bien voir les autres films, introuvables en France.
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