Emmanuel Macron, bien en peine de fournir à sa majorité des idées neuves qui fassent consensus (l’euthanasie n’en fait pas partie), a donc décidé de supprimer l’ENA, et de la remplacer par un Institut du Service public.
Grande révolution. François Hollande avait rayé les IUFM, métamorphosés en ESPE, remplacés depuis par les INSPE. Avec les mêmes facariens aux manettes. La grande distribution connaît ce type de manipulation : on change l’étiquette, mais au final, c’est toujours de la malbouffe.
Julien Aubert, qui appartient à la même promotion de l’ENA que le Président de la République, assène dans le Figaro de ce jour quelques arguments incontournables. « Décision pathétique », « démagogique » : « Emmanuel Macron sait que notre système scolaire ne permet plus la méritocratie républicaine et ne parvient plus à faire émerger des étudiants capables de se porter candidats à l’ENA. » Et d’enfoncer le clou au final avec une métaphore éloquente : « Ce n’est pas en restaurant le penthouse du dernier étage que vous réglez une panne d’ascenseur dans l’immeuble. Le problème se résout plus bas, à la sortie du Primaire, quand des enfants issus des classes populaires ne savent pas lire, écrire, compter à cause d’une école défaillante. Le vrai sujet est là. »
Eh oui. Pour avoir formé, des années durant, une vingtaine d’élèves par an, issus pour la plupart de milieux défavorisés (et, comme nous sommes à Marseille, très souvent de familles immigrées), comme en ont témoigné ici et là certains d’entre eux, je sais bien que c’était une goutte d’eau dans un océan d’infortunes scolaires. Nous sélectionnons une poignée d’élèves « méritants » — c’est-à-dire qui sont arrivés à survivre dans un système construit pour les laminer, eux qui étaient « des petits, des obscurs, des sans grande », comme disait Edmond Rostand. Cela se fait çà et là dans des lycées à CPGE, et ça s’appelle des CPES ou des SPE-IEP (et l’abolition des concours sous prétexte de Covid les menace sensiblement). Des syndicats « de gauche » (rien que d’écrire ces mots menteurs, j’ai des remontées acides) ont protesté en disant que les crédits utilisés pour « sauver » quelques poignées d’élèves devaient être équitablement répartis sur tous les élèves, de façon à n’en sauver aucun. Connards ! Grandioses connards !
Quant à l’idée de surmultiplier lesdits crédits, elle est tout aussi vaine. Il faudrait déjà que ces mêmes syndicats examinent la façon dont leurs affidés enseignent (ou n’enseignent pas) les quatre opérations de base en CP. Et font (ou plutôt, ne font pas) travailler sur des éditions complètes des Trois mousquetaires en CM1. Ce ne sont pas des enseignants de plus qu’il nous faut (et où irait-on les chercher, le réservoir est à sec), mais des connards en moins.
Il faudrait aussi réunir des équipes de profs motivés et compétents (et quelle chance j’ai eu de travailler avec eux !), de culture encyclopédique chacun dans sa spécialité, qui se chargent en neuf mois de cours intensifs de rattraper quinze ans de gabegie scolaire. On y arrive, parce que ces élèves-là ne sont pas plus incapables que les autres — mais ils ont été confinés dans des établissements-ghettos de cités-ghettos où la Gauche — la même que plus haut — a eu l’idée ingénieuse de les cantonner.
Mais ça ne marche qu’avec de petits groupes, avec des horaires dédiés, et une volonté de travailler qui a été découragée, la plupart du temps, par des enseignants qui ont passé leur temps à descendre le niveau sous prétexte de n’oublier personne. Salopards !
Alors, la réforme de l’ENA… Les gentils cobayes recrutés à Sciences-Po Paris par Richard Descoings à partir des années 2000 n’ont jamais pu franchir le cap du concours d’entrée à l’ENA, faute de formation antérieure de qualité et de références culturelles témoignant d’une complicité active avec celles des jurys —à commencer par sa langue. Recruter dans la « diversité » n’effacera pas ce handicap, et ne le surmontera pas. À l’arrivée, ce seront, bien davantage qu’aujourd’hui, les « fils et filles de » qui accèderont aux beaux emplois des beaux corps de la Fonction publique. Avec la conscience tranquille de ceux qui ont été confrontés à des gens « méritants », mais laissés sur la touche.
Je n’en veux pas à l’oligarchie française d’inventer de nouveaux moyens pour garantir une place au chaud pour ses enfants. Toute nomenklatura agit de même, qu’elle soit de gauche ou de droite. J’en veux à ceux qui couvrent, sous prétexte de « moyens » et de « démocratie », ce système inique. J’en veux à ceux qui brandissent leur petit Bourdieu, comme autrefois le Petit Livre rouge, et ont, ces trente dernières années, si merveilleusement vicié le système que les Grandes Ecoles, qui dans les années 1960 recrutaient 12% de classes défavorisées, n’en recrutent aujourd’hui que 2%. Les 2% qui ont échappé à la mise à zéro opérée par de mauvaises méthodes de lecture, une démagogie de chaque instant, le « respect » de conditions dont pourtant les mômes ne rêvent que de s’échapper — les filles surtout, qui en savent long sur le sort que leur réservent les « grands frères » —, et des revendications qui n’ont aucun rapport avec les nécessités.
Parce que c’est d’enseignants compétents que nous avons besoin. De gens qui sachent contourner les consignes et dire merde aux Inspecteurs. Et qui sachent transmettre leurs savoirs au lieu de « respecter » l’ignorance de leurs élèves, leurs superstitions, leur communautarisme létal. Au lieu de renoncer à la libération par la laïcité.
Parce que c’est sous prétexte de « respect » que nous avons laissé le niveau descendre dans les abysses. Et vous croyez que ces élèves-là seront les heureux bénéficiaires de l’ENA / ISP ? Bien sûr que non — parce que grâce à vous, ils n’ont aucune chance d’aller au plus haut de leurs capacités : ils sont, à vie, abonnés au rase-mottes, à Netflix et aux nourritures molles.
Jean-Paul Brighelli