Ce qui suit a été écrit en 2016. Bien eu de gens ont lu l’intégralité e ce roman des temps barbares qui sont les nôtres. On y découpe ou transperce un certain nombre de gens peu recommandables.

« La beauté, dit-il. Reconnaître la beauté quand je la croise. En soixante ans, c’est la seule chose que j’ai vraiment apprise.
« Pas les beautés de la nature. Un coucher de soleil, un arbre, bon. Si on veut. Mais la nature peut vous produire des milliers de couchers de soleil lamentables, des millions d’arbres sans intérêt. Elle travaille au hasard. Mais ça ! Ça ! »

Guillaume sortit lentement le katana de son fourreau. Lou le lui avait offert la veille, pour son anniversaire. Elle avait dû faire des économies pendant des mois, sûrement ! Ils n’étaient pas pauvres, surtout depuis que son dernier livre à lui marchait bien. Mais elle avait tenu à lui offrir cette lame avec son argent à elle. Un vrai sabre showa, forgé dans les années 1930 pour un officier de l’armée nippone. Il avait dû trancher plein de têtes de Chinois à Nankin et ailleurs, cela se sentait. « C’est une arme, se dit Guillaume qui aimait se raconter des histoires, qui a pris le goût du sang ».
Bien sûr, a ne valait pas les lames de la période Edo — ou celles du XVIe siècle. Mais les Japonais ne laissent pas sortir de leurs îles quoi que ce soit qui appartiennent à leur héritage ancestral — pas si bêtes…
La beauté de l’arme était dans la ligne, la courbe délicate de la lame. Pas le demi-cercle exagéré du yatagan. Ni la courbure de charcutier du lourd sabre de cavalerie européen. Ce katana avait, grâce à la perfection de la courbe, 1,6 cm d’arc pour 71 cm de lame, un équilibre idéal qui n’appartenait qu’aux grands forgerons japonais.
Et cette arme-ci était signée, Yoshishige. Faite à la main par un artiste, un vrai. On sentait, rien qu’à la voir, la paume de l’artisan glissant sur la lame, pour en éprouver physiquement la perfection, le poli, l’équilibre. L’invraisemblable ligne — parce que la beauté est dans les lignes, et pas ailleurs.
Lou, par exemple, était belle comme un paysage toscan…
Le pommeau, en métal argenté, où étaient représentées des feuilles de vigne stylisées et des grappes, arrivait tout droit des traditions de la période Edo, quand les fermiers étaient particulièrement respectés, et arrivaient juste en dessous des samouraïs dans le système complexe et rigide des classes sociales du Japon. Un tribut à la gloire de la nature. Le tsuba, cette rondelle insérée qui sert de garde et que les amateurs collectionnent depuis toujours, représentait des fleurs de cerisier, un motif traditionnel rattaché lui aussi au samouraï, qui comme la fleur n’arrive à maturité et splendeur que pour mourir aussitôt — et sa mort est son fruit.
Mais ça, c’était ornemental. Ce qu’il y avait de vraiment beau, pensa-t-il, c’était la lame. L’acier plié avait une coloration bleutée, et on suivait du regard la ligne ondulante et suavement irrégulière du hamon, qui correspond à un procédé spécial pour durcir particulièrement le tranchant de la lame. Un dessin de dunes tout le long de la lame, ou une perspective de corps délicieusement allongés.
Guillaume se prit à penser soudain que ce sabre avait en lui quelque chose de féminin. Bien sûr, comme toutes les lames c’était d’abord un phallus majuscule — et 71 cm, c’était beaucoup pour un katana, l’arme avait dû appartenir à un officier relativement grand, la plupart des sabres japonais classiques font rarement plus de 65cm. Par comparaison, les rapières des mousquetaires, qui avaient alimenté une bonne part de son imagination quand il était enfant et au-delà, mesuraient souvent plus d’un mètre, pour des hommes qui dépassaient rarement 1m65. Les mousquetaires de Dumas s’empêtraient dans leurs épées, et étaient obligés de garder la main sur la garde pour relever l’arme, sinon elle aurait traîné par terre. Pas un hasard si l’on appelait « traîne-rapières » cette foule de soldats désœuvrés prêts à se vendre à n’importe qui désireux de donner un coup d’épée à un adversaire sans s’exposer lui-même. Pff…
Les samouraïs étaient bien plus petits en moyenne que les Français du XVIIe siècle. Seul Kojiro Sasaki, l’adversaire mythique de Musashi, était exceptionnellement grand et s’était fait confectionner un sabre en rapport avec sa taille, ce qui ne l’a pas empêché d’être tué d’un coup de bokken, un sabre de bois utilisé à l’entraînement — Musashi était coutumier du fait. Un sabre de bois ! Quelle dérision !
C’est avec un bokken, pensa Guillaume, que Tom Cruise se prend quelques raclées mémorables dans ce film pour gaijins intitulé le Dernier samouraï. Bien fait pour lui et pour tous les Occidentaux qui singent une civilisation à laquelle ils ne comprennent rien.
« Moi compris », pensa-t-il.
Il avait une légère tendance à l’auto-dépréciation. Cela faisait partie de son charme.
Il avait lui-même un bokken, un Suburito de 115 cm, en sunuke, un bois japonais très dur. C’était une arme déjà redoutable, si l’on savait s’en servir. Mais ça ! Ça ! Ce showa !
« Féminin et masculin », pensa-t-il. « L’équilibre parfait, le yin et le yang, toutes les ressources de la nature magnifiées par l’art. »
Le parfait athée qu’il était n’avait jamais trop fait confiance à la nature. « Elle n’est que désordre et chaos. Démesure. Impossible d’y voir la main d’un dieu, n’en déplaise à Platon et aux Pères de l’Eglise qui l’ont copié. Seul l’homme est dieu, quand il est artiste. L’art — la part proprement humaine — est avant tout harmonie, et l’harmonie, en musique comme dans tous les arts, c’est la mesure. Battre la mesure. Se mesurer à un autre guerrier. »
Il se rappelait un cours sur l’Homo vitruvianus de Vinci, le célèbre dessin d’un homme à quatre bras et quatre jambes enfermé dans un carré enfermé dans un cercle, qui sert de logo à une agence d’intérim. Il avait eu du mal à faire comprendre à ses étudiants, imbibés de préjugés modernes, que cet être-là, avec ses proportions idéales, était absolument parfait. « Il en a une toute petite ! » s’était exclamée une gamine qui voulait absolument faire croire qu’elle en utilisait régulièrement d’un calibre bien supérieur. Guillaume avait patiemment expliqué que Vinci avait réalisé un chef d’œuvre d’équilibre, et que s’il lui en avait dessiné une grosse, comme disent les jeunes filles raffinées, tout aurait basculé dans la vulgarité de la pornographie.
Il haussa les épaules. Il faudrait qu’un jour il amène en cours ce katana, pour leur faire prendre conscience de ce qu’est la beauté des choses sorties de l’intellect et des mains d’un grand artiste. Le froissement de la lame, quand il la sortait du fourreau, ce chant de l’acier contre le bois léger du saya, était déjà un chant en soi, une promesse.
« J’ai demandé que l’on polisse la lame avant l’envoi », lui avait dit Lou. Il avait apprécié qu’elle utilise « polir » plutôt qu’« aiguiser », comme aurait dit un boucher occidental. Le fil était incroyablement fin. C’était un objet dangereux. « Mais la beauté comporte toujours une part de danger », dit-il tout haut.

Il s’était acheté un sabre, quelques années auparavant, chez WKC, « la » firme d’épées en acier plié de Solingen. Pour un millier d’euros, on vous fournit là-bas un produit parfait, qui a l’avantage et le désavantage d’être un produit manufacturé. Qualité garantie. De l’industrie, pas de l’art.
Hier soir, Guillaume avait posé les deux sabres l’un à côté de l’autre. Autant comparer une Miss issue de n’importe quel concours, mensurations idéales, sourire stéréotypé après le port d’un appareil dentaire durant la moitié de son adolescence, avec Ava Gardner, Ingrid Bergman ou Audrey Hepburn. D’un côté une réussite technologique. De l’autre, un miracle.
Le cadeau de Lou était un miracle.

Guillaume n’avait pas de pratique — on ne tranche pas beaucoup la chair humaine en Occident, en ce début de XXIe siècle, quand on se contente d’être prof et parfois écrivain. Pas aussi facilement que dans le Japon des Tokugawa. Comment disaient-ils ? Koroshite saru — tuer et s’en aller. Mais il avait une profonde théorie. Il avait étudié, via une multitude de films de sabre, et quelques vidéos plus techniques dénichées sur la Toile, les diverses façons de tourner, au dernier moment, le fourreau dont on tire le sabre afin de donner à la lame le plan de coupe voulu, et fendre l’ennemi dans le même geste. Il était quasiment ambidextre, et s’était entraîné à dégainer aussi bien de la main droite que de la gauche, en poussant légèrement sur le fourreau afin de gagner une précieuse fraction de temps. On appelle cet art iaï-jutsu, en japonais — dégainer et tuer dans le même mouvement. On croit que c’est simple : essayez donc…
Il n’avait plus eu l’occasion de suivre un vrai enseignement de kenjutsu, l’art du sabre, depuis des années. Il n’y avait pas à Marseille, où il habitait, de dojo adéquat. À l’époque où il vivait en Languedoc, il avait suivi l’entraînement de l’école Harageï, à Castelnau. Mais c’était loin tout ça. Depuis cette période déjà ancienne, il s’était formé sans maître. « Après tout, plaisantait-il quand il en parlait, les grands samouraïs ont forgé leur style tout seuls. »
Cela faisait sourire Lou. Quant à Ch***, il haussait les épaules, comme d’habitude.

Il se noua une longue écharpe de soie à la taille, comme un vrai Japonais aurait noué son obi. Il y glissa le sabre dans son fourreau, et posa une main sur la garde, l’autre sur le fourreau de bois laqué, un pied en avant. Il avait juste assez de place, dans l’entrée de l’appartement, pour ce genre d’exercice. Ailleurs, l’appartement était plein de livres, de tables de travail, de lampes et de plantes vertes — des cactées, en l’occurrence —, bref, tous les accessoires absolument nécessaires à l’intellectuel qu’il était.
Le mouvement fut très rapide. La main gauche repoussa légèrement le fourreau en arrière, afin de gagner du temps pour dégainer, tandis que la main droite tirait le katana. Il fendit l’air devant lui, tranchant dans la chair d’un ennemi imaginaire, le genou droit plié, la jambe gauche tendue derrière.
Puis il se remit droit. Hmm… Pas assez rapide. Face à un adversaire à peu près entraîné, il se retrouverait découpé en tranches — deux tranches, pour être précis.
Il recommença, encore et encore. Le grand miroir qu’il avait installé dans l’entrée, sous prétexte que l’on avait bien besoin de vérifier, avant de sortir, si rien ne clochait, lui renvoyait une image qu’il jugeait avec sévérité.
Vu de l’extérieur, il était un peu ridicule, et touchant dans son désir de bien faire. Encore et encore. Refaire le même geste dix fois, cent fois. Jusqu’à ce que ce soit un automatisme. Un réflexe. « Je réfléchis trop à ce qu’il faut faire », se disait-il. Ce n’était pas faux. Il calculait la coordination du geste et du souffle — frapper en expiration, respirer en reprenant la position. Calculer la position des jambes. Le déroulé du bras. Respirer au bon moment — mais pouvait-on demander à l’adversaire de bien vouloir attendre qu’on ait ajusté sa respiration sur la sienne ? Le souffle aide à propulser le bras, certes, mais l’adversaire, lui, vous a décapité entre-temps.
Le souffle, c’était la théorie.
Il se guidait au son. Le sabre en coulissant très vite dans le fourreau lui donnait la note correspondant au geste — et la note qu’il méritait. Un do, c’était minable, 3/20. Fa ou sol, c’était quand même mieux. La moyenne. Un si aurait été formidable, mais il lui faudrait sans doute encore quelques années pour y arriver. Un grand maître dégainait en silence, tant la rapidité annihilait la perception d’un son quelconque. Mais ça, c’était l’apex, le nirvana, le but ultime. Monter la gamme et arriver au silence, au-delà du contre-ut.

Heureusement que Lou était au boulot. Elle était infirmière libérale, et travaillait dans au cabinet de Ch***. Quand Guillaume l’avait rencontrée — elle était venue se faire dédicacer l’un de ses précédents livres —, ils s’étaient plu tout de suite. « À quel nom ? » lui avait-il demandé, le stylo prêt à accabler la page de garde d’une formule bien sentie — la même que la lectrice précédente, mais qui le lui dirait ? « Lou », avait-elle soufflé. « Lou comme la Lou d’Apollinaire ? » « Exactement. » « Mon Lou la nuit descend… » avait-il commencé en souriant. Elle avait terminé le bout de poème : « Tu es à moi je t’aime. » Et pour atténuer sa surprise, elle avait rajouté : « On me l’a déjà faite, que voulez-vous… » Il avait juste signé : « À Lou. Guillaume » — et la date. Et il lui avait proposé de dîner avec lui. Trois ans déjà. Depuis, ils vivaient ensemble, il l’avait même épousée tout à fait légalement quelques mois auparavant, quand les menaces sur sa vie avaient commencé à fleurir sur la Toile.
Au tout début de leur liaison, il l’avait présentée à Ch***, qui cherchait à l’époque une infirmière susceptible de venir travailler dans le cabinet de groupe où il officiait lui-même, dans les Quartiers Nord de la ville. Elle était, paraît-il, la compétence même.
N’empêche… À l’automne précédent, il s’était vacciné tout seul contre la grippe. On peut être infiniment intime avec quelqu’un, et choisir de se piquer soi-même dans le gras de la cuisse.
Elle était rentrée un jour alors qu’il faisait ses exercices. « Mon Dieu ! » s’était-elle exclamée. Il l’entendait encore rire, un joli rire en cascade, qui partait delà gorge et remontait jusqu’aux yeux, et finissait presque en pleurant. Plus jamais ça ! Depuis cette séance gênante pour son amour-propre, il ne s’entraînait vraiment que lorsqu’il était sûr qu’elle ne rentrerait pas inopinément.

Il faisait déjà chaud, à 10 heures du matin, en cette fin septembre. Ou encore chaud. L’automne débutait à peine. Dans le Midi, on ne parle pas d’été indien, c’est un concept pour latitudes plus septentrionales. On dit juste qu’il fait chaud.
Guillaume reprit son souffle, en se remettant droit encore une fois. Le geste n’était pas mauvais. C’était l’exécution qui clochait. La rapidité. Le coulé du mouvement. Il ne devait pas y avoir de décomposition possible du geste, tout devait se faire en un seul « jeté », comme on dit en danse. C’était cela, c’était de la danse. Tout l’art du iaï, couper en dégainant, était au fond de la danse. Et le miroir était impitoyable. Allons ! Recommençons !
Guillaume était trop occidental, trop terrien aussi, pour que le caractère ésotérique du kenjutsu l’imprègne tout à fait. Il se satisferait volontiers de l’art plus terre-à-terre de trancher son semblable.
Il allait recommencer son geste pour la cinquantième fois peut-être quand le téléphone sonna.


17 commentaires

  1. la beauté est dans les lignes, et pas ailleurs.

    A condition qu’on ne les déplace pas ?

    (Mais Baudelaire ne savait pas trop ce qu’il disait…)

  2. Occidentaux qui singent une civilisation à laquelle ils ne comprennent rien.
    « Moi compris », pensa-t-il.

    Par conséquent,tout ce qu’il raconte sur ce sabre,ce n’est que balivernes,billevesées et coquecigrues.

  3. Le grand miroir qu’il avait installé dans l’entrée, sous prétexte que l’on avait bien besoin de vérifier, avant de sortir, si rien ne clochait,

    « sous prétexte »…Quelle est la vraie raison ? Guillaume serait-il complètement narcissique ?

    Au plafond de la chambre à*coucher,y a-t-il aussi un grand miroir ?

    NDL
    * Dans l’expression « chambre à coucher » la préposition « à » établit (ou pose) entre « chambre » et « coucher » un rapport très différent de celui qu’on observe dans « éponge à récurer »…rapport lui-même différent de celui observé dans « linge à laver » ,dans « dur à cuire », »nul à chier » (vide Dugong,int.al.)

  4. tranchant dans la chair d’un ennemi imaginaire,

    Chaque jour, Dugong,quant à lui, vitrifie Gaza.

    S’il plantait des bégonias dans son domaine,il pourrait chier dessus le matin,et ainsi gagner un peu en sérénité.

    (Mais chier sur des cactus n’est pas recommandé,car dangereux. D’ailleurs Guillaume ne doit pas le faire:c’est un « intellectuel ».)

  5. lorsqu’il était sûr qu’elle ne rentrerait pas inopinément.

    Comment peut-on être sûr d’une telle chose ? La femme est cet être ino-piné.
    (Guillaume croit-il qu’à force de piner Lou il va la désopiner ?)

  6. Bien Peu de gens ont lu l’intégralité e ce roman des temps barbares qui sont les nôtres.

    Ouais,eh ben on aurait aimé lire la totalité du roman avec la vendeuse-tueuse ,ne serait-ce que pour savoir si Suarès a vraiment dédicacé in exemplaire de Marsiho à Valéry.

  7. « Il en a une toute petite ! » s’était exclamée une gamine

    Le Maestro fut plus pédagogue que Guillaume;il s’agissait du David de Michel Ange;pour convaincre la jeune fille de son erreur,il lui fit dessiner une grosse bite sur la photo.

    (Prof toxique! crierait le Nouvel Obs,qui ne comprend rien.)

  8. Suite du précédent (chap. 1-3)

    « Ce qu’il y a de bien dans les palaces, dès que l’on affecte un air décidé, c’est que personne ne vous demande rien. Je monte donc directement sur l’immense terrasse qui domine le port, et je scrute les messieurs seuls qui boivent un premier verre. Tout ce que je sais de mon rencart, c’est qu’il a des cheveux gris et qu’il sera habillé en bleu. Trop facile !

    « Monsieur Galland ? »
    Il lève la tête, me sourit de ce sourire mécanique qu’ont les gens tristes. « Madame Delambre ? Judith Delambre ? » Nous nous sommes dit l’essentiel.
    Il boit un Perrier, me propose de prendre quelque chose, je remercie et refuse. J’ouvre ma mallette, et j’en sors le livre de Suarès. Il le prend comme saint Jérôme se saisissait de la Bible. Il s’attarde sur les pages de garde, vérifie le millésime, la dédicace à Valéry (« Au chantre impeccable du soleil méditerranéen, son ami, André Suarès — 23 septembre 1940 » — il ne s’est pas foulé, le grand Sétois !), et l’état des gravures.
    – Magnifique, me dit-il. La dédicace, vous ne m’aviez pas dit !
    – C’était ma surprise ! Valéry habitait à l’hôtel particulier la Rose du ciel, juste en face de Saint-Victor, dis-je. Vers le bout de la Rue Sainte. C’était en 1940. Une grande bâtisse qui domine le port, avec deux admirables palmiers, vous voyez ?
    – Je vois très bien, dit-il. Une plaque de marbre noir célèbre d’ailleurs l’événement. Mais les palmiers ne vont pas très bien…
    – Suarès s’occupait de la Nouvelle Revue Française avec Valéry, Gide et Claudel. En septembre 1940, il a préféré quitter Paris au moment de l’entrée des Allemands, et revenir à Marseille, où il était né. Valéry l’a certainement rencontré lorsqu’il est venu ici, en septembre 1941, faire une conférence. Suarès, qui était fort pauvre, n’avait guère à lui offrir que l’une ou l’autre de ses œuvres… »

    Il fait partie de ces imbéciles qui adorent qu’on leur fasse un cours. Ce que je lui dis, il peut le trouver dans n’importe quelle biographie un peu sérieuse. Bâtard, va !

    En attendant, il boit mes paroles. « Et vous me l’offrez pour combien ? » demande-t-il enfin. « 7000 euros, dis-je — autant me faire payer le cours improvisé. Il paraît soulagé, sans doute s’attendait-il à un montant supérieur, j’aurais dû demander davantage, on n’ose jamais mépriser à la bonne hauteur. Il jette un coup d’œil circulaire, nous sommes installés à une table discrète, il fouille dans le petit sac posé sur la table, en sort une épaisse liasse de billets de 200 euros et m’en compte trente-cinq. Ce n’est pas plus compliqué. 3000 pour le vendeur, auquel j’ai garanti ce prix, moins mes 20% de commission, et le reste pour moi. Jolie soirée.
    Il se lève enfin, me serre distraitement la main, et part très vite avec son trésor de papier. Grand bien lui fasse.

    Je regarde la Bonne Mère, juste en face, dont la statue étincelle dans les feux horizontaux du couchant. Elle est impassible. Sans doute n’a-t-elle rien à objecter.
    « Lionel Lévy est là ? » demandé-je à un serveur. « À cette heure, il est sans doute en cuisine », me répond-il avec un regard légèrement réprobateur. « Pouvez-vous lui dire que Judith Ballard est là ? »
    J’ai tant d’identités qu’il m’arrive de les mélanger. Delambre pour l’un, Ballard pour l’autre. Des noms de rues et de places. Mais je garde Judith. Après tout, elle a coupé la tête d’Holopherne.
    Le chef finit par se montrer, bouille ronde et souriante derrière ses lunettes de myope professionnel. Ravi de me voir. « Vous venez dîner ? » Ma foi, oui, pourquoi pas ? Quelques noix de saint-jacques n’ont jamais tué personne, et mon prochain rendez-vous est à dix heures… « Oui — mais avant, j’ai cela pour vous. » Et je lui tends le merveilleux livre de Brun. « Magnifique ! Vraiment magnifique ! Madame Ballard… » « Offrez-moi un verre de blanc, et je m’estimerai largement payée. » Les petits cadeaux entretiennent l’amitié — et j’ai dîné gratuitement, ce soir-là, entourée de l’attention des garçons. Fruits rôtis en dessert, léger et de bon goût. Un cognac ? Ma foi…
    « Chambre 614 », m’a dit mon honorable correspondant. Il est porté sur les escorts du type trentenaire élégante. Très bien. On va lui en fournir…

    L’homme qui ouvre la porte est un géant qui fut autrefois musclé, mais qui s’est laissé envahir par la graisse. Tel quel, une masse impressionnante, que le peignoir blanc peine à contenir. « Bonsoir », dit-il, avec une voix caressante. Il me propose à boire sans conviction, et je refuse poliment, d’autant que je n’ai aucune envie de laisser trop de traces de moi. Il entrouvre (involontairement ? Va savoir) son peignoir. Ma foi, ce n’est pas une zézette de compétition, et sous ce ventre un peu avachi, elle paraît vraiment dérisoire. Dois-je feindre de m’extasier ?

    La suite est ce que vous devinez — acrobaties rituelles rapidement menées à leur terme. Il est épuisé, à genoux sur le bord du lit, affalé en travers. Je me relève en souplesse, je fais deux pas jusqu’à mon sac Jérôme Dreyfuss, et j’en extrais le Beretta 92 SB qui l’alourdit considérablement —j’ai toujours préféré sentir tout le poids d’une arme, au lieu d’avoir l’un de ces pistolets en matériaux composites type Glock.
    L’homme est toujours couché à moitié sur le lit, haletant. Pauvre petite chose, qui succombe à la violence de son éjaculation.
    Il n’a pas compris tout de suite quand il a senti quelque chose de froid s’appliquer à son dos. Et il n’a pas eu le temps de comprendre : la balle, 9 x 19mm parabellum, a traversé tout droit dix centimètres de graisse jaune, et lui a fracassé le cœur. Puis, mise en appétit, elle a fini dans le matelas. La police scientifique s’y cassera les dents, le Beretta n’a jamais servi.

    Ce qu’il y a de bien, avec les grands hôtels internationaux, c’est l’insonorisation. Je me relève en souriant : « À l’Intercontinental, vous pouvez tirer au 9 mm, personne n’entend rien ! » Slogan ! Pub !
    Je passe dans la salle de bains, je me lave les mains, et j’essuie rapidement ce que ce gros porc a laissé entre mes cuisses. Penser à embarquer la serviette. Vérifier que l’on n’oublie rien.
    Je regarde dans le miroir la tête de la fille que je sais être moi. Les cheveux courts. La nuque bien dégagée. Les yeux sombres un peu fendus, presque asiatiques. Une jolie bouche un peu pulpeuse — n’exagérons rien. Des seins ronds, absolument parfaits. Une taille de guêpe, malgré les muscles latéraux. Et un certain sourire…
    Je sors de mon sac le petit Leica qui me suit depuis des années, et je cadre soigneusement le lit défait, l’homme affalé, le sang qui a coulé sur son dos, les couilles définitivement flasques. Hmm… Après un temps de réflexion, je me décale un peu à droite, pour saisir dans l’objectif — je ne triche pas, j’utilise un 50 mm, ce que l’industrie photographique a fait de plus proche de l’œil humain — le regard stupéfait de l’homme : ils ont tous dans la pupille la même surprise, après. C’est ce qui m’intéresse, ce vide, ce reflet du néant où je les ai envoyés. Dieu est mort. Le reste n’est que décor, le cadre de mon interrogation métaphysique. Nous sommes un néant qui finit dans un trou.
    Rhabillée de pied en cap. Pimpante à nouveau. J’entrouvre la porte, je jette un œil dans le couloir. Personne jusqu’à l’ascenseur, personne dans l’ascenseur. Descendre au premier, finir par l’escalier en se glissant dans un groupe de dîneurs.
    Et la petite dinde du train ? Bah, il faut savoir faire des sacrifices.

    Je descends sur le port, et je jette la serviette souillée dans la première poubelle. Puis je sors le portable à usage unique, et j’appelle le numéro qui y est mémorisé. « C’est fait », dis-je. Ça raccroche de l’autre côté. Je sais que 50 000 euros sont déjà en train de transiter via Jersey et les îles Vierges, vers un compte suisse numéroté. Je vais pouvoir partir en vacances, si j’en ai envie !
    Puis marcher vers le fort Saint-Jean, et jeter le portable à l’entrée du port, aussi loin que possible. « Job done ! » dirait ce crétin de George Bush.
    Je redescends vers la Résidence. J’aime bien cet hôtel dont toutes les fenêtres regardent vers Notre-Dame-de-la-Garde. On se sent protégée par les instances suprêmes…
    J’ai dormi comme une souche. »

  9. « Il fait partie de ces imbéciles qui adorent qu’on leur fasse un cours. Ce que je lui dis, il peut le trouver dans n’importe quelle biographie un peu sérieuse. Bâtard, va ! »

    Lormier en prend pour son grade.

  10. « je fais deux pas jusqu’à mon sac Jérôme Dreyfuss »

    Encore du placement de produit ! Un réticul(e) de dame pour planquer un Beretta, faut en avoir l’usage…

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