C’est donc la suite de ce qui s’appelait Le Train de 12h37, dont je vous ai fourni début octobre le premier chapitre.

Ce qu’il y a de bien dans les palaces, dès que l’on affecte un air décidé, c’est que personne ne vous demande rien. Je monte donc directement sur l’immense terrasse qui domine le port, et je scrute les messieurs seuls qui boivent un premier verre. Tout ce que je sais de mon rencart, c’est qu’il a des cheveux gris et sera habillé en bleu. Trop facile !

« Monsieur Galland ? »
Il lève la tête, me sourit de ce sourire mécanique qu’ont les gens tristes. « Madame Delambre ? Judith Delambre ? » Nous nous sommes dit l’essentiel.
Il boit un Perrier, me propose de prendre quelque chose, je remercie et refuse. J’ouvre ma mallette, et j’en sors le livre de Suarès. Il le prend comme saint Jérôme se saisissait de la Bible. Il s’attarde sur les pages de garde, vérifie le millésime, la dédicace à Valéry (« Au chantre impeccable du soleil méditerranéen, son ami, André Suarès — 23 septembre 1940 » — il ne s’est pas foulé, le grand Sétois !), et l’état des gravures.
– Magnifique, me dit-il. La dédicace, vous ne m’aviez pas dit !
– C’était ma surprise ! Valéry habitait à l’hôtel particulier la Rose du ciel, juste en face de Saint-Victor, dis-je. Vers le bout de la Rue Sainte. C’était en 1940. Une grande bâtisse qui domine le port, avec deux admirables palmiers, vous voyez ?
– Je vois très bien, dit-il. Une plaque de marbre noir célèbre d’ailleurs l’événement. Mais les palmiers ne vont pas très bien…
– Suarès s’occupait de la Nouvelle Revue Française avec Valéry, Gide et Claudel. En septembre 1940, il a préféré quitter Paris au moment de l’entrée des Allemands, et revenir à Marseille, où il était né. Valéry l’a certainement rencontré lorsqu’il est venu ici, en septembre 1941, faire une conférence. Suarès, qui était fort pauvre, n’avait guère à lui offrir que l’une ou l’autre de ses œuvres…

Il fait partie de ces imbéciles qui adorent qu’on leur fasse un cours. Ce que je lui dis, il peut le trouver dans n’importe quelle biographie un peu sérieuse. Bâtard, va !

En attendant, il boit mes paroles. « Et vous me l’offrez pour combien ? » demande-t-il enfin. « 7000 euros, dis-je — autant me faire payer le cours improvisé. Il paraît soulagé, sans doute s’attendait-il à un montant supérieur, j’aurais dû demander davantage, on n’ose jamais mépriser à la bonne hauteur. Il jette un coup d’œil circulaire, nous sommes installés à une table discrète, il fouille dans le petit sac posé sur la table, en sort une épaisse liasse de billets de 200 euros et m’en compte trente-cinq. Ce n’est pas plus compliqué. 3000 pour le vendeur, auquel j’ai garanti ce prix, moins mes 20% de commission, et le reste pour moi. Jolie soirée.
Il se lève enfin, me serre distraitement la main, et part très vite avec son trésor de papier. Grand bien lui fasse.

Je regarde la Bonne Mère, juste en face, dont la statue étincelle dans les feux horizontaux du couchant. Elle est impassible. Sans doute n’a-t-elle rien à objecter.
« Lionel Lévy est là ? » demandé-je à un serveur. « À cette heure, il est sans doute en cuisine », me répond-il avec un regard légèrement réprobateur. « Pouvez-vous lui dire que Judith Ballard est là ? »
J’ai tant d’identités qu’il m’arrive de les mélanger. Delambre pour l’un, Ballard pour l’autre. Des noms de rues et de places. Mais je garde Judith. Après tout, elle a coupé la tête d’Holopherne.
Le chef finit par se montrer, bouille ronde et souriante derrière ses lunettes de myope professionnel. Ravi de me voir. « Vous venez dîner ? » Ma foi, oui, pourquoi pas ? Quelques noix de saint-jacques n’ont jamais tué personne, et mon prochain rendez-vous est à dix heures… « Oui — mais avant, j’ai cela pour vous. » Et je lui tends le merveilleux livre de Brun. « Magnifique ! Vraiment magnifique ! Madame Ballard… » « Offrez-moi un verre de blanc, et je m’estimerai largement payée. » Les petits cadeaux entretiennent l’amitié — et j’ai dîné gratuitement, ce soir-là, entourée de l’attention des garçons. Fruits rôtis en dessert, léger et de bon goût. Un cognac ? Ma foi…
« Chambre 614 », m’a dit mon honorable correspondant. Il est porté sur les escorts du type trentenaire élégante. Très bien. On va lui en fournir…

L’homme qui ouvre la porte est un géant qui fut autrefois musclé, mais qui s’est laissé envahir par la graisse. Tel quel, une masse impressionnante, que le peignoir blanc peine à contenir. « Bonsoir », dit-il, avec une voix caressante. Il me propose à boire sans conviction, et je refuse poliment, d’autant que je n’ai aucune envie de laisser trop de traces de moi. Il entrouvre (involontairement ? Va savoir) son peignoir. Ma foi, ce n’est pas une zézette de compétition, et sous ce ventre un peu avachi, elle paraît vraiment dérisoire. Dois-je feindre de m’extasier ?

La suite est ce que vous devinez — acrobaties rituelles rapidement menées à leur terme. Il est épuisé, à genoux sur le bord du lit, affalé en travers. Je me relève en souplesse, je fais deux pas jusqu’à mon sac Jérôme Dreyfuss, et j’en extrais le Beretta 92 SB qui l’alourdit considérablement —j’ai toujours préféré sentir tout le poids d’une arme, au lieu d’avoir l’un de ces pistolets en matériaux composites type Glock.
L’homme est toujours couché à moitié sur le lit, haletant. Pauvre petite chose, qui succombe à la violence de son éjaculation.
Il n’a pas compris tout de suite quand il a senti quelque chose de froid s’appliquer à son dos. Et il n’a pas eu le temps de comprendre : la balle, 9 x 19mm parabellum, a traversé tout droit dix centimètres de graisse jaune, et lui a fracassé le cœur. Puis, mise en appétit, elle a fini dans le matelas. La police scientifique s’y cassera les dents, le Beretta n’a jamais servi.

Ce qu’il y a de bien, avec les grands hôtels internationaux, c’est l’insonorisation. Je me relève en souriant : « À l’Intercontinental, vous pouvez tirer au 9 mm, personne n’entend rien ! » Slogan ! Pub !
Je passe dans la salle de bains, je me lave les mains, et j’essuie rapidement ce que ce gros porc a laissé entre mes cuisses. Penser à embarquer la serviette. Vérifier que l’on n’oublie rien.
Je regarde dans le miroir la tête de la fille que je sais être moi. Les cheveux courts. La nuque bien dégagée. Les yeux sombres un peu fendus, presque asiatiques. Une jolie bouche un peu pulpeuse — n’exagérons rien. Des seins ronds, absolument parfaits. Une taille de guêpe, malgré les muscles latéraux. Et un certain sourire…
Je sors de mon sac le petit Leica qui me suit depuis des années, et je cadre soigneusement le lit défait, l’homme affalé, le sang qui a coulé sur son dos, les couilles définitivement flasques. Hmm… Après un temps de réflexion, je me décale un peu à droite, pour saisir dans l’objectif — je ne triche pas, j’utilise un 50 mm, ce que l’industrie photographique a fait de plus proche de l’œil humain — le regard stupéfait de l’homme : ils ont tous dans la pupille la même surprise, après. C’est ce qui m’intéresse, ce vide, ce reflet du néant où je les ai envoyés. Dieu est mort. Le reste n’est que décor, le cadre de mon interrogation métaphysique. Nous sommes un néant qui finit dans un trou.
Rhabillée de pied en cap. Pimpante à nouveau. J’entrouvre la porte, je jette un œil dans le couloir. Personne jusqu’à l’ascenseur, personne dans l’ascenseur. Descendre au premier, finir par l’escalier en se glissant dans un groupe de dîneurs.
Et la petite dinde du train ? Bah, il faut savoir faire des sacrifices.

Je descends sur le port, et je jette la serviette souillée dans la première poubelle. Puis je sors le portable à usage unique, et j’appelle le numéro qui y est mémorisé. « C’est fait », dis-je. Ça raccroche de l’autre côté. Je sais que 50 000 euros sont déjà en train de transiter via Jersey et les îles Vierges, vers un compte suisse numéroté. Je vais pouvoir partir en vacances, si j’en ai envie !
Puis marcher vers le fort Saint-Jean, et jeter le portable à l’entrée du port, aussi loin que possible. « Job done ! » dirait ce crétin de George Bush.
Je redescends vers la Résidence. J’aime bien cet hôtel dont toutes les fenêtres regardent vers Notre-Dame-de-la-Garde. On se sent protégée par les instances suprêmes…
J’ai dormi comme une souche.

Artemisia Gentileschi (1593-1656), Judith décapitant Holopherne, c.1612-1613

3 commentaires

  1. Arriverait-il à JPB de se rêver en cette (super) woman ?
    Ou bien le féminisme outrancier actuellement affiché, parfois à tort et à travers, finit-il par lui donner des cauchemars ?

    Que penser du choix (en gros plan) de cette petite arme – mais qui peut faire bien du mal (aux mâles) – en ouverture de ce chapitre deux ?
    Serait-elle d’une quelque utilité pour notre hôte, qui « ne sort plus le soir »…
    Le meilleur moyen de se débarrasser de certains… comme de faire dans la « bibliophilie de luxe », en (se) vendant… au plus offrant ?

    J’ai relu le « 1er chapitre » du 5 octobre ; outre les (inévitables) références littéraires,
    la créature affiche sans complexe, celui de sa supériorité, sa haine du médiocre, mais forcée, elle aussi, de s’en tenir aux apparences, et donc de porter les marques des parvenus (montre, sac…).

    « Chapitre » deux donc ; Marseille.
    La créature se nomme « Judith Ballard » ou « Delambre » (!) ;
    « Delambre pour l’un, Ballard pour l’autre. Des noms de rues et de places… » *.
    Une Judith, cheveux courts (ça change) mais (évidemment), « seins parfaits » et « taille de guêpe ».

    Seul Mr… Levy (!) – mais pourquoi « Lionel » ?! – échappe au pire ; lui officie en (chef de) cuisine à « l’Intercontinental », et Judith lui prodigue une certaine affection ; serait-ce un autre visage de JPB, le maître-es-fourneaux ?!

    * … « Mais je garde Judith. Après tout, elle a coupé la tête d’Holopherne » –
    JPB revient (inévitablement, je me répète) à Artemisia, et clôt d’ailleurs ce « chapitre » sur son œuvre, à elle…
    Ainsi l’autre Judith peut-elle s’endormir, en toute quiétude, une autre de ses… œuvres menée à bien.
    Jusqu’à quand ?!

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