2021 est un beau millésime sur le front des célébrations et autres anniversaires. Ce sera Baudelaire en avril, Napoléon en mai, Frédéric Dard (San Antonio) en juin, La Fontaine en juillet, Brassens en octobre, Flaubert en décembre. Je parlerai en leur temps de tous ces gens-là, parce qu’ils figurent tous à divers titres dans mon panthéon personnel. Baudelaire parce qu’il a écrit de bien belles choses, Frédéric Dard parce que San Antonio (je crois que je les connais tous à peu près par cœur), La Fontaine parce que j’ai une admiration sans bornes pour l’artiste qu’il était, Brassens parce que je l’ai tellement joué que le manche de ma guitare en est creusé.
Flaubert, j’anticiperai même un peu, une exposition sur Salammbô doit s’ouvrir à Rouen en avril. Je rêve d’en rendre compte. Salammbô ! Je donnerais ma main droite pour avoir écrit la première phrase du roman, « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » — coup de trompette en A majeur.
En attendant, il y a 50 ans, le 26 février 1971, disparaissait Fernand Contandin. Qui ça ? Fernandel ! Même qu’un certain Olivier de Bruyn l’exécute cette semaine dans Marianne, en ressortant tous les clichés que peut attendre le populo : brave type, incroyablement populaire, sans oublier « l’accent ».
Et de citer sa collaboration avec Pagnol : Angèle, Regain, le Schpountz, la Fille du puisatier…
En choisissant d’éliminer de la liste le chef d’œuvre qui aurait pu donner à son article un petit quelque chose en plus : Topaze.
Je tiens Pagnol pour l’un des grands écrivains du siècle. Lisez donc Jazz, ou l’intellectuel désenchanté, lisez les Marchands de gloire, l’une des charges les plus violentes contre la guerre, écrite au lendemain de la victoire. Pagnol a souffert des adaptations nullissimes par Alexandre Korda de la « trilogie marseillaise » auxquelles on persiste à l’assimiler — ah, l’accent du Quai de Rive-Neuve reconstitué par ce Parisien de Pierre Fresnay ! Yves Robert a fait un honnête travail avec la Gloire de mon père et le Château de ma mère — sans parvenir à insérer le sous-texte tragique de ces deux fragments autobiographiques, la mort du chevrier, Lili des Bellons, pendant la guerre, et surtout celle de la mère de Pagnol, décédée en 1910, quand son fils avait tout juste 15 ans et était élève au lycée Thiers avec Albert Cohen. C’est le souvenir de ces deux catastrophes, l’une nationale et l’autre intime, qui donne au soleil du Garlaban une nuance noire.
Ou lisez Topaze.
Topaze a donné à Fernandel l’occasion de prouver deux choses. Primo, qu’il pouvait, si on lui en donnait l’occasion, être encore meilleur que Jouvet — qui ne démérite pas dans la première version filmée de la pièce, en 1933, mais qui est loin, très loin de la performance de Fernandel en 1951. Secundo, que ce faux sympa (qui était un vrai tyran domestique, fou de jalousie, qui séquestrait littéralement son épouse) était un vrai méchant — et l’on adore le moment où il révèle sa vraie nature.
Pendant trois actes (la pièce en a quatre), Fernandel, petite barbichette, air sérieux et accablé, choisit de ne pas se ressembler. Il est un « petit pion » (en fait, un instituteur au rabais dans une pension privée menée par une ordure exemplaire qui lèche le cul des baronnes cubiques à manteau de fourrure), amoureux transi de sa jeune collègue qui est une vraie garce (Jacqueline Pagnol — et le choix par Pagnol de son épouse pour jouer ce rôle d’arriviste prête à coucher avec des hommes plus âgés pour se construire une sécurité est une délicate critique d’une femme que j’ai rencontrée et qui ne pensait effectivement qu’à l’argent). Puis il devient l’homme de paille confit de préjugés et de morale d’un « prévaricateur », homme politique véreux (très bel exemple de pléonasme) qui fait des affaires sur le dos de ses concitoyens et entretient une poule de luxe (Hélène Perdrière, tout en fourrures et boucles d’oreilles). Enfin, au quatrième acte, il redevient Fernandel — menton rasé, sourire envahissant, et dents de canasson carnassier, saloperie en prime : c’est au moment où il joue le jeu de la vilenie sociale qu’il est enfin lui-même. Au moment où il se lance dans l’éloge de l’argent, face à son ancien collègue (Pierre Larquey, exemplaire) qui tentait de le ramener à sa condition d’humble raté.
Sans une once d’accent marseillais. Signifiant ainsi que tout le reste, le brave type, le comique troupier, le paysan dépassé par les événements, le naïf que des comédiens trompent allègrement, n’était qu’une façade. Le vrai Fernandel est là, impitoyable, affamé, et lubrique.
La comparaison avec Bourvil aurait pu s’appuyer sur cette performance : tous deux ont su aller au-delà de leur image. Mais le journaliste-culture (l’un des deux mots doit être de trop) préfère opposer ces deux grands génies du comique et du contrepied. Il aurait dû s’informer… Et ne pas penser que Don Camillo, qui ne vaut que par la performance de Sylvie, comédienne d’exception, dans le rôle de la vieille institutrice, était le sommet de l’art de Fernandel.
Jean-Paul Brighelli