Jusqu’où peut aller la soumission — celle que l’on impose comme celle à laquelle on consent ? C’est le point nodal de toutes les histoires sado-masochistes (et je pense comme Deleuze que c’est un adjectif tout à fait impropre, il n’existe rien qui soit en même temps sadique et masochiste, et le sadique n’est certainement pas la complémentaire du masochiste — sauf exception…). Les contrats que signent Maîtres(ses) et Soumis(es), et qui sont le plus souvent rédigés par le « bottom » et non par le « top », épluchent soigneusement tout ce qui est licite (combien de coups de canne, fisting par ci et pas par là, etc.) et ce qui ne l’est pas. D’où l’usage fréquent d’un « safe word » qui interrompt toute pratique que l’Autre juge, en cet instant, insoutenable. L’ignorer équivaut à une rupture de contrat.
Et puis, comme à l’école, il y a le hors-contrat : la relation fondée sur l’acceptation absolue, dont la limite frise le rivage des morts. Sans s’y précipiter, sinon ça cesse d’être drôle. Sans parler des contraintes — effacer les empreintes, faire disparaître le corps, et autres menus soucis.

La Vocation, le dernier roman de Chloé Saffy, qui a largement donné dans le genre érotique mâtiné de BDSM, explore ce type de situation extrême. « Salomé », qui a hameçonné la narratrice via Facebook, entre peu à peu dans son imaginaire, et lui confie, par bribes puis par pans entiers, sa « vocation » : se soumettre jusqu’à accepter les transformations physiques les moins évidentes. Il ne suffit plus ici de s’assujettir l’esprit, mais de domestiquer le corps, non seulement sexuellement parlant (c’est la moindre des choses), non seulement masochistement parlant (c’est la routine), mais dans la structure même de son corps, modifié par les Maîtres qu’elle s’est donnés.
Cela commence par l’habillement, cela va de soi. Jupe crayon, bas couture, maquillage excessif, lingerie choisie ou interdite.
Les punitions sont nombreuses — même si la narratrice ne s’étend pas sur la question, rien ne ressemble plus à un coup de fouet qu’un coup de canne ou de cravache. Après tout, comme le souligne Chloé, « la flagellation est moins une punition qu’une récompense, un moment de connexion intime, où l’instrument est un prolongement du lien entre les partenaires. » On juge par là que nous n’avons eu, elle et moi, que des relations littéraires.
La gamme de « Sanctions » (la majuscule est là pour rappeler l’aspect quasi théologique de ce monde interlope) est fort étendue, depuis celles « où la douleur est vive mais limitée » (comme dit Valéry, « un mal vif vaut mieux qu’un supplice dormant ») jusqu’au redoutable « berceau », sorte de cheval-d’arçons médiéval, dont on ne se remet qu’avec 48 heures de repos complet.
L’étape suivante, ce sont les modifications physiques, visant une réification complète. Augmentation mammaire « selon la technique des expanders », qui « consiste à introduire une valve dans le sein et à la remplir de sérum physiologique à l’aide d’une canule placée derrière la poitrine, sous les aisselles » — avec reconstruction définitive des tétons. L’effet recherché, c’est l’artificialité. Puis modification des lèvres « selon la technique des Russian lips », par injections d’acide hyaluronique, pour accentuer l’arc de Cupidon et empêcher la bouche de se fermer. Et Chloé Saffy de comparer cette sculpture sur chair au manga de Kyôko Okazaki (une femme elle aussi), Helter-Skelter, dont l’héroïne, Lili, mannequin-vedette, a été entièrement redessinée — c’est le cas de le dire — par un Pygmalion femelle bien plus impitoyable que celui de la fable.
Enfin vient la clôture dans une maison éloignée. Salomé y est coupée du monde, coupée de sa géographie familière, transplantée dans un univers concentrationnaire visant à la modifier en profondeur. Un cocon où s’opèrera la transition finale.
Ne racontons pas la suite. Elle vous ébouriffera.


Deux critiques cependant.
L’écriture joue raisonnablement sur l’empathie, et le technicien rationaliste que je suis déplore parfois que Chloé Saffy ne se cantonne pas à la froide observation clinique — mais cela vient sans doute du fait qu’elle est elle-même plus dans le masochisme que dans le sadisme. Ensuite — et c’est à mes yeux plus gênant —, rien ne vient expliquer l’étrange acceptation de « Salomé » : quels traumatismes, quelle culpabilité diffuse l’ont amenée à accepter ces protocoles de plus en plus sévères et intrusifs, ces punitions cinglantes, cet abandon de son corps à des étreintes complexes ? C’est comme pour les anorexiques : quelle haine de soi préside à ces métamorphoses ?
Ce qui, du coup, nous amène à penser que toute cette histoire est peut-être une fiction, et qu’en fait de reconstruction, c’est le Texte qui, sous nos yeux, est la chair modifiée par les mots. C’est là que la référence à Kyôko Okazaki prend tout son sens. Mais pourquoi pas ? Une fiction est l’élaboration maniaque d’un objet de papier, par griffures successives sur la page, ajouts ici, suppressions là — élaboration d’un être de papier plus réel que les poupées des magazines et de nos boulevards.

Jean-Paul Brighelli

Chloé Saffy, La Vocation, Le Cherche-Midi, août 2025, 266 p., 20 €.

1 commentaire

  1. « Une fiction est l’élaboration maniaque d’un objet de papier, par griffures successives sur la page, ajouts ici, suppressions là — élaboration d’un être de papier plus réel que les poupées des magazines et de nos boulevards. »

    Voilà. Réponse donnée.
    Avec un vocabulaire quelque peu… désuet :
    « papier » (deux fois), « page », « magazines ».

    Les « griffures * successives », le « masochisme », le « sadisme », ont pris
    formes nouvelles… de plus en plus éloignées du… « papier »,

    à l’exception (?) de cette « fiction… le Texte qui, sous nos yeux, est la chair modifiée par les mots » :
    cf les tatouages – lisez-moi ! – et les « reconstructions » diverses mais guère variées.

    L’homme ne deviendrait-il rien de bien plus qu’un objet, le jouet, la « poupée »… de son propre petit écran ?
    Une fiction de plus en plus mal « élaborée », éloignée à tout prix du « réel » ?
    sa « soumission » n’aura-t-elle jamais de fin ?

    * Les « griffures », ce sont aussi les marques (et labels)
    prêchées (!) par ces incessants « exercice(s) de communication »,
    remarquables marqueurs dans l’« efficacité, (la) séduction, (la) capacité à subjuguer » (cf « Eros et Thanatos », JPB, 11h41) 

    ou bien qui se cantonnent à des coups de griffes…
    bien incapables de la moindre « efficacité, séduction, capacité à subjuguer » ; mais là n’est pas l’important.
    (il arrive aussi et encore, que pour signer, on laisse sa griffe… et même sur écran.)

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