Le plus terrible, quand on vieillit, c’est de voir s’effondrer, autour de soi, les chênes que l’on pensait éternels. Savoir que je ne trouverai plus jamais, sur l’étalage de mon libraire, de nouveau roman signé John le Carré est un déchirement. Retour de service aura été le dernier. C’est un rideau qui tombe définitivement. On est encore plus seul. Il fait encore plus froid.
Bien sûr, restent les livres.
Je suis venu à John le Carré assez tard — vers vingt ans. Jusque là, ma vision du roman d’espionnage se limitait aux récits pleins de coups de feu et de belles filles, signés Ian Fleming ou Jean Bruce. J’ai donc lu l’Espion qui venait du froid dix ans après sa sortie — mais qu’y aurais-je compris en 1963, quand le maître-livre d’un ancien espion a déferlé sur le monde en se vendant à 20 millions d’exemplaires ?
Nous autres, les papy-boomers, avons vécu l’essentiel de notre vie dans le contexte de la guerre froide. Il est difficile d’expliquer aux jeunes crétins d’aujourd’hui, qui se plaignent dès qu’on leur écorche un ongle, que nous allions à l’école en nous demandant si, d’ici le soir, nous ne serions pas transformés en patates frites par un conflit qui serait brusquement passé du froid au chaud. Difficile de leur dire ce que nous ressentions quand un dirigeant communiste, à la tribune de l’ONU, martelait son pupitre à coups de chaussure. Nous n’y comprenions pas grand-chose, au fond. Nous pensions que cela se réglait, en coulisses, à grands coups de Walther PPK, tandis que des créatures vaporeuses vampaient les espions.
Le Carré a remis l’espionnage sur ses pieds. Parce qu’il avait été lui-même un membre éminent de la corporation, il en connaissait tous les rouages. Lisez donc le Miroir aux espions, qu’il disait être son œuvre la plus fidèle aux arcanes de son art, et qui ne marcha pas très bien, en 1965 : le lecteur sortait des salles où se jouait Goldfinger, il voulait du champagne et des coups de feu, on lui proposait une intrigue tortueuse, avec des agents qui étaient avant tout des cerveaux sous de gros pardessus anonymes.
Parce que le Carré, comme Balzac au fond, n’a jamais écrit qu’une seule histoire : celle de la lutte avec les Magnificent Five, ce groupe d’ex-étudiants de Cambridge (le Carré sortait d’Oxford) qui infiltra dans les années 1950-1960 les plus hautes sphères des services secrets britanniques, pour informer la « Maison Russie ». Kim Philby fit ainsi sauter la couverture sous laquelle opérait Cornwell. Il passera à Moscou avec Burgess et Maclean.
La vraie « taupe », c’est Anthony Blunt, très connu et très estimable comme critique d’art. C’est lui que George Smiley, l’hypostase favorite de Le Carré, traque dans la fameuse trilogie qui commence avec la Taupe (Tinker Taylor Soldier Spy, 1974 — le film qu’en a tiré Tomas Alfredson en 2011, avec Gary Oldman dans le rôle de Smiley, est un bijou serti d’une atmosphère grisâtre fascinante), se continue avec Comme un collégien (1977) et s’achève avec les Gens de Smiley (1979). En face, Karla, le mythique espion russe. Poutine ou son équivalent : le Carré plaida pour un retournement d’alliances, considérant non sans raison que la Russie était un partenaire potentiel plus fiable que l’Amérique, dont il fustigeait à fil de plume la création la plus impérialiste, l’OTAN. Il faut lire la diatribe vitriolée (« The United States has Gone Mad ») que notre auteur publia dans le Times en janvier 2003 pour fustiger l’Opération Irak lancée par Bush Junior et appuyée par Tony Blair, le caniche à son maître, pour lequel le Carré avait une détestation particulière.
Et si vous n’en lisez qu’un, lisez donc Un pur espion : Philip Roth, qui s’y connaissait, prétendait que c’était le meilleur roman écrit en langue anglaise depuis 1945.
Alors, « Fin de l’Histoire » ? Rien ne s’achève vraiment, la machine ne cesse de tourner. L’avant-dernier roman de Le Carré, l’Héritage des espions, revient, cinquante ans plus tard, sur les sacrifices de la Guerre froide, et les vies qu’il a bien fallu consentir à sacrifier en échange d’informations vitales. Des vies pour lesquelles notre bureaucratie actuelle, pleine de bons sentiments et de droits-de-l’hommisme, exige des explications, des réparations — et des têtes. C’est le dixième et dernier des romans où apparaît Smiley.
L’écroulement du Mur ne marqua même pas une pause dans la production du romancier. Il n’était pas de ces gogos qui crurent à la fiction de la « victoire » de l’Occident sur l’Empire du Mal. Le « jeu » continuait. Il se déplaçait ailleurs (lire le Tailleur de Panama, 1998). Ou bien le KGB était, un temps, remplacé par des multinationales bien plus létales : ce qu’il dit des grands labos pharmaceutiques dans la Constance du jardinier (2001) devrait éclairer les grands naïfs qui croient que Pfizer vole à leur secours en ces temps de Covid — un nom qui par hasard rime assez bien avec « avide »…
Les jurés du Nobel, au lieu de se déconsidérer comme ils l’ont fait ces dernières années, auraient dû depuis longtemps couronner une œuvre d’une densité considérable et d’un bonheur d’écriture constant. Mais après tout, ils ont aussi raté Roth ou Kundera. Ils ont préféré distinguer un barde nasillard ou une poétesse inconnue. Grand bien leur fasse. Il nous reste à relire toute l’œuvre de le Carré, au coin du feu — et ça, c’est quelque chose, même quand au dehors tombent, l’un après l’autre, les grands arbres.
Jean-Paul Brighelli
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