Je préfère prévenir : je vais parler de l’heureux temps des colonies — ou tout comme.
Et je préviens deux fois : je vais aussi parler des EPI, les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires issus de la cervelle fertile de Najat Vallaud-Belkacem, lumières des lumières, élue entre les élus, comme disait Voltaire. Le point fort de cette réforme du collège dont je ne parviens pas à ne pas m’extasier.
Que sont les EPI ? Il s’agit, en cycle 4 (5e, 4e, 3e), à raison de 2 à 3 heures par semaine prélevées sur les enseignements communs (non, non, ce n’est pas du temps perdu, cela a été pensé par Najat Vallaud-Belkacem, que toutes les prospérités du Prophète se répandent sur sa tête), « d’une manière différente d’enseigner les disciplines traditionnelles ». À savoir le français, les Langues vivantes, l’EPS, les Arts plastiques, les Maths, l’Histoire-Géographie, les Sciences de la vie et de la terre, la Physique-Chimie et la technologie. Bref, à peu près tout — sauf le latin et le grec, qui ont disparu dans la Réforme initiée par Najat Vallaud-Belkacem, sottise et bénédiction — disait encore Voltaire..
Oui — mais encore ?
J’ai entendu, çà et là, des propositions ingénieuses. Un formateur estampillé Education Nationale a ainsi suggéré ce joli thème transversal Lettres / SVT : « Madame Bovary mangeait-elle équilibré ? Vous analyserez le menu proposé à son mariage, en expliquant en quoi ce sommet de la gastronomie normande ne satisfait pas les exigences d’une alimentation respectueuse de l’environnement. » J’ai moi-même fait quelques suggestions naïves qui, curieusement, n’ont pas renforcé ma cote d’amour rue de Grenelle. Qu’importe, ma passion pour Najat Vallaud-Belkacem, qui sait si bien remettre à leur place les salafistes de service, n’en sort pas amoindrie.
Evidemment, les EPI sont la dernière trouvaille du ministère pour empêcher les élèves d’apprendre quoi que ce soit de sérieux. Un projet monté par deux ou trois profs (par les temps qui courent, il faut se gratter pour trouver trois profs favorables à la réforme dans le même établissement) visant à faire perdre leur temps aux élèves, dans la pure traditions des délires pédagogiques des enfants de Meirieu — que le Prophète le protège.
À noter que des vrais pédagogues, il y a déjà plus d’un demi-siècle, s’amusaient à faire tout seuls des Enseignements Pratiques Interdisciplinaires. Un heureux lecteur de Bonnet d’âne, que je salue au passage, a attiré mon attention sur le Collège de la Sainte Famille, installé au Caire depuis les années 1870 — et qui y est encore.
(Ainsi nommé parce que dans ses murs se trouve un arbre qui a abrité de son ombre Joseph, Marie and Little Jesus lors de la fuite en Egypte — ben oui, il n’y a pas que l’Islam dans le Machrek).
Dans les années d’avant et d’après-guerre donc, le professeur de latin, Antonio Pekmez, dit Picfesse (sic !), avait monté un EPI — l’heureux Jésuite ignorait que cela s’appelât ainsi, mais il n’avait pas rencontré Najat Vallaud-Belkacem — sur la Guerre des Gaules pour apprendre le latin à ses élèves : et non, ils n’étaient pas tous blancs, ni chrétiens, et ils ne le sont toujours pas, parce qu’islamistes ou non, les Jésuites restent en place, d’autant que maintenant ils ont l’un des leurs installé à Rome. Bref…
En classe de Sixième, nous apprend l’un des anciens élèves dudit Collège (aujourd’hui éminent oncologiste à la retraite — le Collège a nourri les études de quelques gloires), les bambins avaient déjà été partagés en Patriciens et Plébéiens — afin de reconstituer sans doute les affrontements qui ont vu mourir les Gracques. Et en Quatrième donc, ils furent redistribués en Romains et Carthaginois — afin de maîtriser les guerres puniques. Lequel d’entre eux joua « le chef borgne monté sur l’éléphant Gétule », comme disait Heredia ?
Et comble de l’EPI, ils recréèrent sous la férule amicale du maître les fortifications d’Alésia — « pour mieux étudier le De bello gallico ».
Résultat ? « C’est en grande partie grâce à lui que, bien longtemps après, nous avons passé les épreuves de latin du Bac les doigts dans le nez », ajoute Robert Moens, que j’en profite pour saluer à son tour.
Voilà : on n’a pas besoin de solliciter deux ou trois enseignants pour intéresser les élèves. Et on peut s’amuser en latin, en parlant latin, en apprenant le latin. Comme Mr Chips apprenait en souriant à ses élèves la loi Canuleia, qui autorisait Mr Patrician à épouser Miss Plebs. « Mais je ne peux pas rayer les EPI de ma réforme ! » dit Mme Vallaud-Belkacem. « Oh yes you can, you liar… »
Tout est question de pédagogie — la vraie, celle qui prend l’élève là où il est et qui l’élève au plus haut de ses capacités. Et qui permet à de petits Cairotes de devenir médecins, architectes, écrivains, militants tiers-mondistes, journalistes au Monde du temps où c’était le journal de référence, diplomates de haut vol, secrétaire général de l’ONU, et j’en passe.
Mais les collégiens gérés par Najat Vallaud-Belkacem, sur elle la bénédiction d’Allah le Miséricordieux, grâce à la réforme qu’elle met en place, seront sans doute bien mieux que tout cela. Ministres de l’Education en France, par exemple — un métier pour lequel on n’exige ni latin, ni grec, ni compétences.
Jean-Paul Brighelli, pur élève de l’enseignement public français, laïque et républicain.
Bonjour, j’ai enseigné les mathématiques pendant près de quarante années dans presque toutes les classes, de la 6° à bac +2.
Lecteur assidu de ce blog, je partage très souvent les avis de JPB et j’ai comme lui, assez peu d’estime pour notre ministre actuel de l’EN; mais, si minable soit-il (le ministre), il ne fait que continuer (et pas plus que ses prédécesseurs) la déconstruction de l’enseignement secondaire qui a commencé vraiment avec un dénommé René Haby, il y a quarante ans et qui n’a jamais cessé depuis :
1975, la loi du ministre de l’Education René Haby, prévoit que tous les enfants reçoivent dans les collèges la même formation secondaire. L’orientation est repoussée en fin de collège.
– 1989: la « loi Jospin » prévoit de conduire dans un délai de dix ans 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ».
– 1998: Claude Allègre prévoit une réforme des lycées qui met l’accent sur « l’égalité dans la diversité » des filières, la révision des horaires et des contenus, le développement des « activités culturelles et citoyennes ».
– 2005: François Fillon prévoit de réformer la loi de 1989 pour réduire le nombre de jeunes sans qualification en instaurant un socle fondamental de connaissances à maîtriser à la fin de la scolarité obligatoire.
Ancien élève de Jean-Paul Brighelli, je sais que son discours n’est pas qu’une posture « politique » : plutôt matheux, il m’a fait entrevoir en classe de seconde les joies de la littérature et m’a permis d’obtenir un honorable 18/20 en philo pour mon bac C…
Mais hélas, des « comme lui » ne sont pas nombreux dans l’enseignement public…
Soit l’hypothèse suivante : EPI – idéologie mortifère de gauche + les moyens (qui n’existent pas) = plutôt une bonne idée…
Un exemple dans votre domaine d’intervention :
Premier Livre : Aristote confronté dans son “Organon” à l’incommensurabilité de la diagonale et au « bon ordre » des pairs et des impairs…
Second Livre : La Quadrature du cercle et le “Diabulus in Musica”
Troisième Livre : Cantor sur le fil de l’argument diagonal d’Evariste Galois : « Je meurs victime d’une infâme coquette »…
Quatrième Livre : Le Saint Graal : “Toute théorie axiomatique récursivement dénombrable et capable de formaliser l’arithmétique ne peut être à la fois consistante et complète”
Quint Livre ou « quinta essentia » : de la “monodromie” dans le « Tour du Monde en 80 jours » de Jules Verne aux vertiges du Groupe de Galois différentiel de Jean-Pierre Ramis…
Pourquoi pas un d’histoire et de littérature dans le discours toujours trop sec des professeurs de mathématiques ?
Je repense à JP Brighelli il y a plus de 30 ans nous expliquant ce qu’était qu’un « téton borgne » et citant alors JJ Rousseau : “Zanetto, lascia le donne, e studia la matamatica”…
L’histoire du « téton borgne » des Confessions de Rousseau était tout à fait adaptée au public : en effet, l’auteur de ce blog n’a pas fait qu’enseigner en « zep » mais également dans un lycée versaillais…
« Les mômes maintenant, ils lisent, ils lisent, ils lisent et résultat…ils sont encore puceaux à 10 ans… »
François Rollin, Kaamelott, Livre III.
« J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines, les jambes me flageolent, et prêt à me trouver mal, je m’assieds, et je pleure comme un enfant.
Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tête en ce moment ? Je me disais : Cet objet dont je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit, le corps, tout en est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu’elle est aimable et belle ; les grands, les princes devraient être ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle ; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu’elle sait qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d’inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j’ignore détruise l’effet de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d’esprit singulière, et il ne me vint pas même à l’esprit que la vérole pût y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l’éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l’air de propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si parfaitement cette idée, qu’en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n’être pas assez sain pour elle, et je suis très persuadé qu’en cela ma confiance ne me trompait pas.
Ces réflexions, si bien placées, m’agitèrent au point d’en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite. Mais, ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit, et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n’avait pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir et d’effacer cette petite honte. Mais au moment que j’étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d’un homme, je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne. Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas conformé comme l’autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenais dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d’amour. Mais, gardant un fond d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle ; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après, et se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton froid et dédaigneux : Zanetto, lascia le donne, e studia la matamatica [sic].
Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu’elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employés, qu’il n’avait tenu qu’à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d’en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j’en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l’indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l’heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite ; son orgueil l’eût été du moins, et je me faisais d’avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes torts. Elle m’épargna cette épreuve. Le gondolier, qu’en abordant j’envoyai chez elle, me rapporta qu’elle était partie la veille pour Florence. Si je n’avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m’a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu’elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre ; mais de quoi je n’ai pu me consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un souvenir méprisant. »
Je me permets de vous envoyer ce commentaire telle une bouteille à la mer pour toucher du bout du doigt M. Brighelli, le seul enseignant qui connaît la réalité et en parle.
Enseignante handicapée, j’ai des absences contre lesquelles je ne peux rien et aucun remplacement ou système mis en place par le rectorat (bien sûr au courant de ma situation).
Cependant, je vis avec mon temps ce que beaucoup d’enseignants ne comprennent pas (« mais tu n’es pas payée pour ça!!! ») , j’ai créé un blog auquel les élèves peuvent se référer et je travaille avec whatsapp afin qu’ils ne perdent pas de vue la matière.
L’absence en elle-même n’est pas le problème, c’est surtout jusqu’où on est encore capable d’aller pour faire avancer nos élèves. Je travaille en zone difficile et je n’ai pas de classe euro, mais mes élèves etudient le cinéma, l’histoire, l’art EN ANGLAIS selon les possibilités de chacun. Je pars du principe que tous les élèves ont droit à un enseignement de qualité. Il me semble que c’était le but de notre chère école lorsqu’elle a été fondée. Alors les EPI, no comment !!
Bonjour… La tradition sur Bonnetdane est de mettre les commentaires, quels qu’ils soient, sur la dernière chronique…
N’hésitez pas à me joindre pour témoigner.
En effet, ces EPI ne sont que la dernière flèche tirée par les destructeurs du système scolaire. Espérons que leur carquois est vide.
Il s’agit, encore une fois, de placer « l’apprenant au centre des apprentissages », de « faire autrement par la différenciation », d’ « amener tous les élèves à la réussite », de favoriser encore la « diversité socio-ethnique » et ainsi de suite.
Arguments dogmatiques, ressacés jusqu’à la nausée par des IPR qui ressemblent de plus en plus à des gaveurs d’oies, arguments éculés qui ne résistent pas à la réalité des classes, arguments que tout le monde avale sans moufter.
Double jeu et poker menteur: faire semblant d’enseigner des contenus de plus en plus affadis pour contenter la médiocrité régnante et le refus de tout effort d’un côté; « primariser » l’enseignement secondaire en faisant des profs des animateurs multimatières incompétents et, par là, faire des économies en heures-poste de l’autre.
La doxa socialiste rejoint la logique de marché: tous sont éducables, mais au plus faible coût possible. Une histoire de carpe et de lapin en somme.
Concrètement: la seule façon de faire le sinistère, c’est la grève du Brevet: ni surveillances ni corrections.
« Espérons que leur carquois est vide. »
N’espérez pas. Des ESPE, hoirs de l’Empire du M., se chargeront du reste… Dans l’EN, le pire n’est jamais certain car on peut toujours être certain qu’il y aura pire encore.
faire taire le sinistère!
Non, le carquois n’est pas vide. La secte pédagogiste, qui tient l’E.N en coupe réglée, est constituée d’idéologues. Et, pour paraphraser Audiard, je dirais que les idéologues ça ose tout…
Ne paraphrasez pas, car l’original explique mieux la situation : les cons, ça ose tout etc…
La réforme de l’ortograf ’90 revenant, tout ira bien mieux désormais. Faut jamais désespérer, « ils » trouvent toujours un machin en effet.
Un commentateur précédent évoque la primarisation, etc. Je parlerais davantage de SEGPAisation du collège à la lumière d’une récente formation.
(Ah l’escroquerie des mots : formation et lumière, dans le contexte !)
Panique au Caire ? Ce n’est pas avec Jean Dujardin ? SAS et TPI ?
Un article du Figaro vox par un historien du Maroc colonial et post-colonial :
http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/02/02/31003-20160202ARTFIG00304-notre-dame-des-landes-greves-des-taxis-le-baroud-d-honneur-du-vieux-monde.php
Ce qu’il ne dit pas (et qui n’est probablement pas son avis) : sans religion, culture et histoire commune comment faire contrepoids au rouleau compresseur qu’il décrit ?
Or, avec des « issus de » en nombre aussi élevés et aussi virulents, il n’y a plus de toutes ces choses.
Et ce n’est pas l’idéologie des droidlom et du politiquement correct, terminus d’une république même plus jacobine, qui va le remplacer…
Mais l’avenir de la triche a encore de beaux jours !
L’homme truqué plutôt que l’homme augmenté j’ai envie de dire !
…
Ce ne sont pas les enseignants avec leurs diplômes truqués qui me diront le contraire !
En contrepoint à cette (im)pertinente chronique, je vous donne ce lien vers un article qui ne devrait pas remonter le moral aux professeurs de français:
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/02/04/01016-20160204ARTFIG00080-la-reforme-de-l-orthographe-de-1990-fait-son-entree-dans-les-manuels-de8230-2016.php
Heureusement, les professeurs des écoles, collèges, lycées et universités d’aujourd’hui sont, dans leur grande majorité, tout aussi exigeants que ceux d’hier et je ne doute pas qu’il y ait plus entêté qu’un enseignant pour continuer à faire un tri judicieux dans ces réformes et trouver un bon équilibre entre l’enseignement d’apprentissages structurés et la transmission du goût de l’effort à ses élèves avec leur bonheur de vivre en classe.
… et je ne doute pas qu’il y ait plus entêté .. vous voulez dire « je doute qu’il y ait plus entêté » ? Ou le contraire ?
…
Quand la syntaxe devient à ce point fautive on ne se demande plus en effet d’où peuvent venir ces bizarreries enseignées aujourd’hui !
Oui, j’aurais dû dire plus simplement: il n’y a pas plus entêté qu’un enseignant pour continuer… » Merci de m’avoir corrigé.
Camarade Driout, la réforme supprime l’accent circonflexe symbole de la bourgeoisie et de la réaction ! dois-je comprendre que tu ne soutiens donc pas la réforme , que tu es un
suppôtsuppo de la réaction ? 😀Il paraît que 33% des couples homos mariés selon la loi Taubira votent Front National ! Diable ! voilà des gens qui n’ont même pas la reconnaissance des couilles …
Y a même des gonzesses de la pelouse qui préfèrent la jolie Marion Maréchal le Pen à la grosse Taubira !
Y a plus de morale …
P.S Je sens que je vais en faire saliver plus d’un ou d’une !
Qui commet aujourd’hui la plupart des agressions homophobes? La réponse à cette question explique peut-être le revirement d’un électorat traditionnellement de gauche…
Pourquoi dites-vous « diplômes truqués » Monsieur Driout ? Parmi les enseignants, il y a des bons et des moins bons mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Pourtant je ne suis ni enseignant ni parent d’élevage si j’ose dire, donc je n’ai pas tellement voix au chapitre pour les défendre ou les accabler, mais je trouve que vous y allez un peu fort.
Je vous rassure : d’après les enquêtes les diplômés en sciences trichent plus que les diplômés en lettres !
…
Pourquoi la généralisation du trucage dans l’enseignement ? Vaste problème … mais la pression démographique et la pression de l’économie mondialisée doivent y être pour quelque chose !
Le trucage se situe à plusieurs niveaux en fait, pas seulement au niveau des étudiants, il y a du trucage plus subtil comme celui pratiqué dans les universités américaines avec la discrimination positive.
Pour les chercheurs c’est un peu la même chose ! Publier ou périr … les postes sont chers !
Pour les entreprises le trucage des produits est aussi courant cf le scandale du diesel.
Pour la politique c’est une seconde nature.
Ceux qui croient à la vertu de la probité intellectuelle – comme moi – sont plutôt rares !
Vous savez que le futur chanteur de charme Claude François faisait partie de la bourgeoisie française expatriée en Egypte jusqu’à la nationalisation du canal de Suez ? Il a donc fait ses études secondaires au lycée français du Caire …
Ceci dit vous savez comme moi que seule une petite fraction de la population avait accès au bac à cette époque.
« Je suis oignon »
« Je suis accent circonflexe »
« Je suis nénuphar »
Et je continuerai à aimer avoir honte de mes fautes. Et je les emmerde.
Avec les socialos, les professeurs peuvent toujours se carrer le nénufar dans l’ognon.
Avec la droite sarkozyste, au contraire, ils peuvent se carrer le nénuphar dans l’oignon.
Il faut savoir choisir son camp…
La probité de la fonction publique en France n’est guère antérieure à Napoléon Bonaparte et notamment à l’institution du cadastre et à l’ordre militaire que le Premier Consul puis Empereur des Français fit régner dans les lycées bâtis comme des casernes.
Auparavant toutes les charges étaient vénales. Notamment judiciaires.
Il semblerait d’après ce que je vois que la vénalité des fonctions publiques revient au galop en France.
On ne voit pas pourquoi la baisse de la moralité n’affecterait pas tout autant le système enseignant !
Luttes en cours:
Deux professeurs se sont retranchés dans la salle du CDI de leur établissement pour exiger que leur collège mette la réforme en application sans délai avec de vrais EPI (claquettes, macramé, …). Ce professeur de physique, D. et cette professeureuh de français S. luttent désespérément pour obtenir plus de variété dans leurs emplois du temps.
« Moi, j’ai 18 heures de physique par semaine, je n’en peux plus! » précise l’un.
« Et moi, j’ai 18 heures de français par semaine et cela fait des années que ça dure! » renchérit l’autre.
Leurs collègues rigolent doucement dans la salle des professeurs d’à côté.
C’est de la science-fiction ! Ce sont forcément des professeures !
Cohue indescriptible devant la porte du CDI occupé par nos deux professeurs: les élèves soutiennent spontanément sans réserve les revendications de leurs deux enseignants. Interrogés sur les raisons de leur soutien inattendu, les élèves ont déclaré que les deux professeurs avaient menacé de reprendre leurs cours immédiatement s’ils n’obtenaient pas satisfaction.
Il y en a à qui je vais faire les gros yeux… L’humour et l’ironie sont licites, mais les attaques gratuites, sont, comme leur nom l’indique, gratuites.
Raz de marée lacrymal en vue, des milliers de professeurs en pleurs pour cause d’épluchage d’oignons.
ognon ? oh si ! 🙂
Un vieil ami anthropophage, quoiqu’un peu timoré avec les filles, me confiait que manger l’autre est une excellente méthode pour s’approprier les vertus du rival. Mais en certains lieux avec l’humanisme triomphant, le cannibalisme primitif est, à tort, malvenu et il ne nous reste plus que la disputation à fleuret moucheté, dommage, j’en aurais bien croqué un ou deux ici faisant d’une pierre
deux coups ! Comme Alceste c’est moi, je mangerai seul ce soir; un chou-fleur mi-cuit avec son fagot de fines herbes, suivi d’une mousse au chocolat, le tout arrosé d’un vin blanc doux. Bonne soirée mes petits amis.
Tout compte fait, j’ouvre un vin jaune.
@ hervé
Merci de nous avoir débarrassé de ces deux affreux. Vos commentaires sont fins et avisés.
A vous lire.
Dans son article du « Point » sur la réforme de l’orthographe (article tonique et superbement enlevé, comme toujours), Jean-Paul Brighelli se demande sarcastiquement si, apres l’oignon devenu ognon, on ne va pas réformer aussi le nom de Philippe de Champaigne. Bonne question,. Mais il y a pire: le cas d’un certain Michel Eyquem, seigneur de Montaigne…
pourtant que le Montagne est
babybel, comment peton, si mage y né ?Professeur, ça rapporte combien de points ? bicauze que j’ai bien écrit les maux , il y en a pas, des fautes … 🙂
Ah, un vin jaune…excellente idée! Accompagné de?
A M.Driout, je cite: « Ce ne sont pas les enseignants avec leurs diplômes truqués qui me diront le contraire ! »
Ayant lu votre réponse sans y comprendre grand-chose, je me demande en quoi ma maîtrise en Bio – 1992- fut « trichée », ainsi que la prépa Agrég qui la suivit..??
Que je sache, si la nécessité n’avait pas fait loi à l’époque, j’aurais pu et fort désiré poursuivre des études vers un Doctorat. Je ne pense pas que le CAPES et l’Agrég de cette époque fussent bradés.
Non?
O p… j’avais pas lu les dernières couillonades sur la réforme de l’ortograf ( stefi)! J’étais déjà passé à côté de la suppression de « mademoiselle » ( si charmant, si propice) pour motif sexiste, mais alors là…
Inutile de préciser qu’en tant que jeune vieux con et abominable réactionnaire, je continuerai avec une délectation non feinte à employer cette désormais obsolète orthographe.
Comment ça suppression de « mademoiselle »? Je ne savais pas ça! Je ne suis pas d’accord! je suis une vieille fille de septante et quelques années et j’entends qu’on me dise « Mademoiselle »! d’abord ça me rajeunit, ensuite j’emmerde les promoteurs de ce genre de réformes et les crétin(e)s qui les soutiennent parce que ça fait moderne.
Moderne? et alors? Léonard de Vinci n’a pas cherché à faire moderne, il a cherché à faire beau et bien.
Sexiste? la question ne devrait même pas se poser! pourquoi , diantre, vouloir coller du sexe partout? le cul est plus intéressant que le cerveau?
Je suis toujours étonnée de voir que ceux qui vendent leur âme au diable s’imaginent qu’ils vont faire une bonne affaire
Jean-Paul Brighelli, pur élève de l’enseignement public français, laïque et républicain.
Je m’interroge sur laïque c’est si proche de Lalique.
Après on peut toujours débattre d’une sclérose sociétaire…
No futur !
Laïque? non! la Foi salique , contre et pétrie …
Le Monde est le seul media qui ose affirmer que cette mise en application de la réforme est l’initiative d’éditeurs et que le Sinistre de l’EN n’y-est-pour-rien-là-dedans-voyons!
Des éditeurs loufoques auraient donc sorti cette réforme de derrière les fagots et décidé de l’appliquer 25 ans après sa publication au JO.
Il faut avoir l’esprit mal tourné pour y voir une nouvelle volonté de nuire de NVB, puisqu’on vous dit qu’elle n’est pas au courant ! La simultanéité de l’entrée en vigueur de la réforme du collège et de la mise à jour tardive des manuels scolaires n’est que pure coïncidence.
NVB saccage l’éducation comme une rock star saccage une chambre d’hôtel. Elle devrait envisager de consulter pour trouver l’origine de cette détermination destructrice.
vous lisez encore le « journal de révérence » ?
Nous allons organiser les brigades de l’urgence poétique afin de résister jusqu’aux îles Kerguelen aux diktats orthographiques !
Vive l’orthographe libre et ci-devant victorieuse !
Vive le dictionnaire de rimes !
Vive l’archipel du goulag en vers de dix pieds et en alexandrins !
@ abcmaths
Il y a une évolution depuis la loi Haby vers toujours moins d’exigences, c’est vrai.
MAIS il y a une différence de taille : jusqu’en 2016 dans les collèges on pouvait encore enseigner à son idée en se foutant des dogmes. A partir de la rentrée 2016 on ne le pourra plus. Ce sera la dictature du « socle commun » … d’ignorance, avec TOUTES ses conséquences, la plus grave étant la surveillance constante exercée sur vous par le Conseil pédagogique du collège, vrai Big Brother Pédagogue.
« le Conseil pédagogique du collège », pour les non-initiés comme moi, pourriez-vous dire de quels membres il se compose ? De professeurs, de la Direction administrative de l’établissement, d’inspecteurs ? Merci.
Le principal et des professeurs désignés par lui…
Concluez vous-même!
Conseil pédagogique du collège = profs + cpe + principal.
Il n’a eu, jusqu’à présent, qu ‘un rôle de façade: à mon sens, si on suit le programme dans sa matière, le reste ne regarde personne. Libre à chacun de s’investir dans des projets fumeux, prétextes à sorties ludiques et au tri des élèves.
Pour le reste: vacons, c’est le dernier confort avant la verrière.
hadrien, je ne sais pas si le conseil pédagogique au collège est doté d’un véritable rôle (je garde l’accent circonflexe ?), mais au lycée (en tout cas celui dans lequel je sévissais), il y en avait bien un, tel que le décrit sisyphe. Mais pour ce que j’ai pu observer sur son fonctionnement : niente, nada, nothing ! Et ce fut tant mieux. D’ailleurs, le proviseur y avait mis des noms à peu près au hasard, dont le mien, mais aucune réunion, aucune consultation… coquille vide pour complaire au rectorat.
Depuis que je suis retraité, ce n’est plus sur ma carte de visite.
Sans rapport avec l’article ni le fil, juste pour info.
Suicide d’un enseignant stagiaire :
https://www.francebleu.fr/infos/education/violences-dans-les-colleges-toulouse-le-suicide-d-un-professeur-stagiaire-relance-le-debat-1454572874
La réponse de l’IA…
D’accord, merci pour vos réponses. Entretemps j’ai regardé sur internet de quoi il s’agissait. Présidé par le chef d’établissement, il peut avoir un rôle intimidant pour un jeune professeur qui se sentirait ainsi sous contrôle. Je comprends mieux le terme Big Brother qu’emploie Jean67.
Même avec la meilleure volonté du monde, les enseignants auront du mal aujourd’hui à défendre la mission que la loi Langevin-Wallon assignait à l’école publique. Elle continuera à être suivie chez les « jèzes » du Caire ou d’ailleurs où la relation d’autorité magister/disciple existe encore. et ce sera au seul bénéfice des enfants de la bonne société. J’ai lu l’article sur le suicide de ce jeune prof de maths à Toulouse. Pourquoi s’embourber dans ce grand bourbier qu’est devenu l’Education Nationale quand on est jeune ? Si on redonne de la liberté, de l’autorité, du respect, de l’argent bien mérité aux enseignants, il y aura des candidats au métier.
@ Sisyphe
Justement, ce « rôle de façade », c’est fini ! C’est la grande nouveauté de la loi Peillon et du décret Belkacem : tous les enseignants d’un collège devront dispenser d’une seule et même voix le « socle commun »… d’ignorance généralisée. Le conseil pédagogique devra veiller à ce qu’il n’y ait pas de récalcitrant ou d’original qui s’entête à faire un cours de grammaire ou à expliquer « Les Animaux malades de la Peste » en détail ( « Horresco referens ») ou à refuser d’enseigner en séquences !
Oui, Hadrien, la première chose qu’un enseignant doit faire en prenant ses élèves le premier jour de l’année, c’est leur foutre la trouille. Les élèves sérieux seront rassurés car ils savent que c’est pour le bien de la classe. Et les voyous potentiels trembleront dans leur froc en se disant : » Celui-là, il a pas l’air commode, on n’a pas intérêt à l’emm…. ! »
Débat sur LCI vendredi 5 février 2016
Alain Bentolila,
une responsable SE_Unsa,
Eric Anceau, Debout la France,
Bernard Cerquiglini, membre de la Commission orthographe de 1990
Bentolila : « Il n’y a pas d’idée plus folle que de prétendre modifier la langue par décret. »
Il se dit très inquiet qu’en commençant par toucher à l’orthographe d’usage( deux t, deux l, etc…) on en vienne à toucher à l »orthographe grammaticale ( les accords).
Bernard Cerquiglini a été moins convaincant dans la justification de « sa » réforme. Il s’est même payé le luxe de se prendre les pieds dans le tapis en disant que désormais « poésie » pourra s’écrire avec un è. Ah bon ? Voilà en effet qui est nouveau : « poèsie »!
Bizarre ! Très bizarre !
Des professeurs du collège Hubertine Auclert de Toulouse ont écrit une « lettre ouverte » glaçante :
Lettre ouverte
Notre jeune collègue de mathématiques a mis fin à ses jours mercredi 27 janvier 2016. Il avait 27 ans et commençait tout juste dans le métier. Vincent était professeur stagiaire en mathématiques, tout comme Anne-Marie, comme Alice en français, ou Ana et Georges en anglais. L’équipe enseignante avait pourtant demandé au Rectorat, en juin dernier, de ne plus affecter de stagiaires dans notre collège. Personne ne peut ignorer les conditions difficiles dans lesquelles nous exerçons notre métier: insultes, incivilités, coups portés sur les adultes, dégradations des locaux, déclenchements incessants de l’alarme incendie, violence dans la cour, en classe ou devant le collège, harcèlements conduisant certains élèves à des absences répétées voire à des départs de notre établissement.
Il se tient dans le collège plus de 15 conseils de discipline par an, et tout autant ne sont pas tenus pour faire baisser les chiffres… Il faut regarder les choses en face.
En quatre ans nous avons obtenu la création d’un poste supplémentaire de CPE. Or depuis notre dernière audience au rectorat en 2014, la situation, déjà préoccupante à l’époque, s’est fortement aggravée. L’Équipe Mobile de Sécurité a fait acte de présence de temps à autre, en simple observateur dont nous n’avons jamais lu les conclusions. Rien de plus. Aucun label ZEP, REP, Eclair ou autre, qui permettrait d’alléger les effectifs en classe, d’apporter des réponses à la violence et aux difficultés des élèves. On nous dit que le label fait peur, qu’il risque de pousser certains élèves vers le privé, de faire disparaître pour de bon la mixité sociale. Dans les faits, de nombreux élèves de CM2 évitent notre collège et partent dans le privé. D’autres le quittent en cours d’année, excédés, effrayés par le comportement des camarades et l’absence, de la part de l’institution, de réponse rassurante et de nature proprement éducative. Les professeurs stagiaires, l’an dernier, ont démissionné: celui de mathématiques en décembre 2014 puis celle de français en janvier 2015. Personne ne s’en est ému.
En septembre dernier, ils étaient cinq stagiaires, emplis d’espoir et d’appréhension à la fois, mais la foi a vite cédé la place au désenchantement et à l’angoisse la plus profonde. La réalité du terrain est cruelle: confrontation permanente au bruit et à l’indiscipline, difficulté voire impossibilité de faire cours, furie des élèves dans les couloirs, dans la cour de récréation ou au réfectoire, violence verbale et physique à l’encontre des adultes ou des élèves eux-mêmes, mépris affiché de l’autorité.
Les rapports s’amoncellent, symptôme de l’impasse dans laquelle l’institution se trouve. Au final, quelle solitude pour chacun lorsqu’il se retrouve seul dans sa salle de classe! Quelle absence de reconnaissance de la part de notre hiérarchie, nous renvoyant sans cesse à notre responsabilité individuelle, remettant en cause nos compétences, nous rappelant que nous sommes « des professionnels et non des personnes » alors même qu’on nous somme d’incarner « la bienveillance » en toute situation! On nous punit même comme des enfants! On nous interdit même, dans une telle situation, l’exercice de notre droit de retrait!
Le soutien apporté par le collège n’aura pas suffi à aider Vincent. Aujourd’hui nous crions notre colère et notre désespoir. Quelle réponse nous est faite? Le secrétaire général adjoint de l’académie, M. Jean-Jacques Vial, a témoigné dans la presse locale, il considère que lier ce suicide à nos conditions de travail relève d’un «raccourci un peu grossier». L’article qualifie le collège Hubertine Auclert (affublé d’une belle faute d’orthographe) d’«établissement pas connu pour être compliqué». Quel mépris pour notre métier et le travail accompli! Quelle méconnaissance de la situation de notre établissement, alors même que le Rectorat est en possession de l’état des lieux déplorable dressé en 2014! Par ailleurs on nous propose un soutien psychologique individuel, là où nous dénonçons un dysfonctionnement institutionnel.
Le jour de ses obsèques, nous avons appris que Vincent était malade: son dossier médical n’était pas un secret pour l’institution. En toute connaissance de cause, il n’aurait jamais dû être envoyé dans notre collège. Le métier d’enseignant requiert une solidité certaine. Mais à l’heure où il faut absolument mettre des adultes dans les classes, on fait peu de cas de la santé mentale de chacun. Professeurs stagiaires, contractuels ou titulaires sont placés çà et là, qu’ils connaissent, ou pas, la réalité du terrain, qu’ils soient préparés, ou pas, à vivre les situations les plus déstabilisantes, qu’ils aient les épaules, ou pas, pour esquiver les coups.
Une fois la porte de la classe fermée, les souffrances sont étouffées: on nous demande coûte que coûte de garder tous les élèves en classe, y compris ceux qui nous insultent et qui empêchent le cours de se dérouler. Et même si les souffrances parviennent jusqu’en salle des professeurs, muselées, elles ne passent pas la porte de l’établissement. Les enseignants souffrent en silence. Nos ministres nous imposent sans cesse de nouvelles réformes, comme des réponses à tous les maux. Nos pratiques pédagogiques ne sont jamais les bonnes, nous sommes, dit-on, responsables de ce qui nous arrive…
En tout cas, nous nous sentons collectivement responsables du décès de notre collègue. Personne n’a su préserver son intégrité physique et morale; personne, surtout pas le grand appareil de l’État.
Combien de Vincent faudra-t-il pour qu’on entende enfin la douleur des enseignants?
Un collectif de professeurs du collège Hubertine Auclert de Toulouse, le 1er février 2016.
http://www.politis.fr/articles/2016/02/de-la-misere-en-milieu-enseignant-34064/
Vous me rappelez de bien tristes souvenirs de collège, BA et l’on ne peut que vous remercier de nous faire parvenir cette lettre. Combien de fois, on se dit qu’on est bien seul dans ce métier. Pour trois fois moins, la sncf bloque le pays. Nous, on se débrouille. Il y a une sorte d’imperméabilité qui colle à beaucoup de profs. On écoute le/la collègue qui a des problèmes, on compatit, mais comme vous le dites, une fois la porte fermée, c’est pour notre gueule. Comme lorsqu’on a un problème de santé, on est tout seul.
C’est pareil.
Il faudrait que les syndicats fassent quelque chose pour ces postes insupportables. Mais les syndicats se foutent de cela. Ils co-
gèrent. Et on se demande à quoi servent les RH dan les rectorats.
Le rectorat s’en fout, le principal s’en fout. Et stagiaire ou pas, on est traité de la même manière. Quel soutien avoir ? Quand on voit la haine qui déferle contre les profs, il n’y a qu’à voir comment on se fait traiter même sur les blogs de profs par certains non profs, il y a peu à espérer. On n’a pas du tout d’esprit de corps, en fait, contrairement à ce qui se dit. Et pourtant, si on voulait, quel b… on pourrait faire pour faire avancer les choses. Un préavis de grève posé juste au moment des examens par exemple. Mais, il y a toujours les tenants du mais…
Bon, alors, on peut encore poster sans se faire insulter par Tristan, alias Bureau des latitudes, alias Hervé, alias Geveor, alias hadrien)?
Oui, la réforme de l’orthographe …J’y pensais en préparant un sorbet à la mandarine et je me disais que lorsque les compagnes, épouses et autres êtres fragiles écriront à leurs compagnons masculins qu’elles ont décidé de se faire un petit jeûne avec les nouvelles normes orthographiques, ce sera drôle.
Bon, je retourne à mon sorbet 🙂
Madame la Ministre,
Je vous écris cette lettre parce que ma colère d’enseignante m’empêche de vivre, et pire encore, de travailler.
La crise de l’Éducation nationale en France n’est plus un mystère pour personne. Si l’école est au bord du gouffre aujourd’hui c’est que s’y télescopent plusieurs crises profondes que notre société et notre monde traversent depuis quelques décennies déjà. Crises économique, sociale, politique, morale, identitaire… dont l’école devient la caisse de résonance, il serait vain et bien trop facile d’incriminer un coupable. Nous en sommes tous responsables, chacun à notre niveau.
Je ne remets en question ni votre engagement personnel ni votre éthique professionnelle.
Mais vous êtes ministre, vous détenez donc l’autorité politique à ce jour en matière d’Éducation nationale en France, et vous en êtes responsable devant le parlement et face aux citoyens.
Je me demande si vous connaissez la réalité de l’enseignement en France aujourd’hui. J’aimerais tant vous inviter à venir dans l’école où je travaille, mais sans caméra ni micro, sans discours ni compte-rendu sur les réseaux sociaux.
Au petit matin nous pourrions déplacer ensemble la grosse pierre qui ferme la porte d’entrée de l’école depuis que la serrure a été forcée une fois de trop. Nous pourrions passer ensemble une délicieuse matinée dans notre classe à la douillette température de 13°. Nous ferions bien attention de ne pas nous prendre les pieds dans les trous tout à fait ludiques qui égayent le revêtement au sol et qui nous rappellent que sous les dalles se trouve l’amiante. Avant de descendre à la récréation, nous aiderions les élèves à mettre écharpes et manteaux en veillant à ce que les lourds porte-manteaux déjà bien abîmés par le temps ne leur tombent pas sur la tête. Dans les escaliers, nous serions également là toutes les deux pour retenir l’une des grosses planches pointues qui menacent de choir lamentablement sur les enfants, comme cela est déjà arrivé par deux fois. A 11h30, après nous être mouchées pour rester présentables, nous pourrions aller nous réchauffer ensemble dans la minuscule salle des maîtres. La vie étant bien faite, la panne définitive de notre frigo est compensée par le froid régnant dans nos locaux, et nous pourrions manger de la nourriture non avariée. Comme nous sommes des humains comme les autres, nous irions faire la queue devant l’unique toilette pour adulte de l’école, et ce sera très amusant puisqu’il n’y a pas de lumière à l’intérieur. À 13h20, nous repartirions pour une autre demi-journée, plus pimentée encore après la tumultueuse pause méridienne. La pause cantine vous promet en effet de nombreux conflits à régler quotidiennement sur votre temps de classe, puisque le taux d’encadrement municipal y est si bas qu’il permet aux enfants de défier les règles de l’école, souvent avec violence, malgré l’implication du personnel. À l’issue d’une si belle journée, nous serions reconnaissantes qu’aucun incident susceptible de déclencher un feu ne se soit produit dans cette école de construction Pailleron, qui brûle intégralement en sept minutes et dont l’alarme incendie dysfonctionne.
Vous l’avez peut-être deviné, je travaille dans une de ces zones dites prioritaires. Pardon, Prioritaires, avec un grand P.
Une de ces écoles en décrépitude où les enseignants, assez souvent en état de survie psychique, ont pris l’habitude de trouver normales les conditions que nous imposons à nos élèves, même s’ils les trouveraient insupportables pour leurs propres enfants. Travailler à 38° les après-midi de juin et de septembre, à moins de 15° les matins de novembre, décembre, janvier et février. Avoir des fenêtres qui ne ferment pas, ou qui ne s’ouvrent pas, suivant la manière dont les années ont choisi d’imposer leurs marques. Savoir que l’expertise concernant la présence fort probable d’amiante dans nos locaux ne préoccupe personne, même si les faux-plafonds baillent et que les sols sont troués. Sentir le vent sur notre nuque, toutes fenêtres fermées. Ne pas pouvoir utiliser le gymnase, fermé pour vétusté avérée depuis des années. Devoir recouvrir nos murs lépreux, griffonnés par d’anciens élèves qui doivent aujourd’hui avoir notre âge, de grandes feuilles de couleur pour cacher la misère. Ne pas avoir assez de tables et de chaises dans sa classe pour pouvoir accueillir tous ses élèves, et donc bricoler en récupérant à gauche à droite, du mobilier dépareillé et plus ou moins fonctionnel.
Les collègues envoyés en remplacement pour les fameuses journées REP+ imposées par notre administration pour que nous puissions nous réunir en équipe vivent souvent l’enfer. Nos classes, élèves et matériel compris, explosent en plein vol. À tel point que les brigades de notre secteur ont envoyé un courrier à notre inspectrice pour préciser qu’ils refuseraient de venir travailler dans notre école. Les collègues débutants envoyés pour des remplacements plus longs ou titulaires à l’année dans nos écoles doivent eux aussi souffrir de s’entendre dire qu’il doivent dans un premier temps « faire le deuil du pédagogique », puisque l’urgence est d’abord de rétablir un semblant de cadre, d’ordre, et pourquoi pas de sérénité. Ils ne sont pourtant ni incompétents, ni lâches, ni avares de leur temps et de leur énergie. Ils sont juste balancés sans expérience ni formation adaptées dans les endroits où le métier d’enseignant est particulièrement difficile. Ceux qui s’en sortent, généralement au prix du deuil de leur vie privée, de leur sommeil, et bien souvent aussi de leur santé, sont rares et forcent l’admiration.
Arrêtons les effets d’annonces inutiles et les péroraisons sur les dernières controverses pédagogiques. Beaucoup de pistes doivent être réfléchies et débattues, mais arrêtons l’hypocrisie et assumons que sur deux points essentiels au moins nous faisons fausse route en toute connaissance de cause. Il y a deux manquements essentiels sur lesquels nos œillères sont injustifiables :
1/ Nous devons proposer à chaque élève une école salubre et correctement équipée. Vous me direz que c’est l’affaire des mairies, et je vous répondrai qu’alors si nous nous en arrêtons là nous devons être honnête et accepter que notre Éducation n’est plus nationale. Depuis l’indigence si vétuste qu’elle vous insulte, jusqu’au confort esthétique confinant à la débauche technologique, nous autres enseignants savons bien à quel point d’une école à l’autre vous changez de monde. Et la triste réalité, forcément amère pour ceux qui veulent croire encore à l’école républicaine, c’est que le quotidien scolaire de nos élèves est dépendant des montants perçus et alloués par les services municipaux de leur quartier. En d’autres termes, dépendante du niveau de vie de leurs parents. Tu es pauvre, tu as une école de m…, tu es riche, tu as une belle école. En tant que citoyenne et en tant qu’enseignante, j’ai honte.
2/ Nous devons mettre en poste dans les écoles les plus difficiles de vraies équipes, des équipes stables formées autour d’enseignants expérimentés et volontaires. Tant que nous feindrons de considérer le contraire comme normal, nous continuerons de sacrifier des générations d’enfants, augmentant l’échec scolaire et fabriquant des délinquants, en même temps que nous épuiserons et dégoûterons encore plus les collègues qui entrent dans le métier. Évidemment, tous les collègues débutants ne sont pas dépassés, tous ne rêvent pas de changer de quartier, et certains parviennent à trouver leur posture et leurs outils même dans un tel contexte. Mais il est clair que dans l’ensemble, débuter en tant qu’enseignant aujourd’hui est souvent synonyme de zone dite sensible, et de souffrance. Souffrance dont pâtissent les élèves, les collègues et leur vocation.
Dans les quartiers reconnus comme prioritaires en terme de besoins éducatifs, il est injustifiable d’imposer aux élèves des locaux insalubres, sous-dotés, et des équipes flottantes où souvent les enseignants débutants, dépassés, se sentent seuls et subissent leur affectation en attendant mieux.
Je nous accuse d’aggraver les inégalités sociales. Je nous accuse de produire sciemment de l’échec scolaire et des délinquants. Je nous accuse de jouer avec la santé des enfants des classes sociales les moins favorisées.
Je respecte trop mes élèves et leurs parents pour trouver cela normal.
Je sais que ces deux axes font partie des priorités affichées de votre politique. Mais depuis le terrain, les discours et les tweets ne nous apportent rien, et les mesures prises ou annoncées ne sont que des cautères sur une jambe de bois, quand elles n’aggravent pas une situation déjà dramatique.
Je terminerai en vous citant. Vous avez clos votre discours sur la grande pauvreté (séminaire de formation en vue de la mise en œuvre des recommandations du rapport de J.P. Delahaye Grande pauvreté et réussite scolaire, le mercredi 14 octobre 2015) par la question suivante :
« Ce que je fais, cela permettra-t-il à chacun de nos élèves de devenir des citoyens à part entière de la République Française ? »
Clairement, aujourd’hui, la réponse est non.
Dans une société déjà malade et en crise, une éducation injuste et défaillante nous promet des lendemains difficiles. Nous nourrissons la menace d’une explosion violente et dramatique de la cohésion sociale et du sens même de la citoyenneté dans notre pays.
Je vous prie de croire en l’assurance de mes sentiments respectueux.
Charlotte Magri, enseignante, Marseille Nord.
« Ce que je fais, cela permettra-t-il à chacun de nos élèves de devenir des citoyens à part entière de la République Française ? »
C’est ça le problème de Marseille Nord, n’y vivent que des citoyens entièrement à part.
sur Google, l’expression à part entière entièrement à part donne 671.000 résultats.
En fallait-il un 671.001ème ?
Commentaire auto-référentiel déjà périmé. Avez-vous compté votre participation ?
Charlotte, chère collègue,
pour avoir oeuvré de nombreuses années dans un de ces collèges sinsitrés du 13e, je comprends votre épuisement et votre lassitude.
Ceci dit, convenez que la rénovation des écoles, collèges et lycées, de même que la trop fameuse réhabilitation d’un habitat conscienceusement dégradé par ses habitants, ne règle rien.
Nous avons un gramme d’école face à un kilo de quartier: on ne fait pas le poids face aux masses assistées et traficantes qui se foutent d nos gueules de « français ».
Le noeud est gordien.
Bonnes vacances.
C’est joli, un gramme d’école face à un kilo de quartier…
Et maintenant musique avec ce grand chanteur désespéré:
http://www.chartsinfrance.net/Jacques-Brel/id-100258955.html
Par Macron, il comptait mieux en chiffres arabes qu’en chiffres romains le Jacquot:
0 + 0 = des tunnels pour Charlot,
Des auréoles pour saint François.
A vous les studios !
La formule est jolie et s’applique effectivement aux collèges et aux logements sociaux.
Me trompe-je en affirmant que la fameuse Charlotte exerce en élémentaire ou maternelle ? Des fenêtres non hermétiques, des sols troués, l’absence de chauffage etc… relèvent de la vétusté et non de la dégradation volontaire.
Je vous rejoins cependant sur l’influence que peut avoir le quartier environnant, plusieurs écoles niçoises ayant été saccagées par des djeuns non scolarisés.
Pas des djeuns, des djinns !
J’ai fait mes études dans un lycée ancien et insalubre, de ce genre de bâtiments qui ont été tour à tour hôpital, couvent, caserne…etc. De temps en temps, le plafond d’une salle de classe s’effondrait, mais il avait le bon goût de le faire en dehors des heures de cours.
Je n’ai jamais vu de destruction volontaire en dehors de quelques graffitis sur les tables. Au moins une bonne raison à cela : on venait au lycée pour apprendre, pour travailler.
Il paraît que ceux qui n’aimaient pas le Régent avaient surnommé la Princesse Palatine , l’oisiveté…
Ce n’est pas l’état des établissements scolaires qui fait ce que sont les élèves, c’est l’inverse. La faute vient déjà des parents. Quand on élève un chiot, le plus dur n’est pas de lui imposer une discipline, c’est de s’en imposer une à soi-même.
Certains de mes cours au lycée se déroulaient dans des préfabriqués, provisoirement installés depuis… 20 ans, et vaguement chauffés au fuel à l’odeur insupportable.
Cela ne m’empêche pas de m’émouvoir du sort de ces petits marseillais. Certes, il y a pire à travers le monde, je sais que des enfants rêveraient de pouvoir aller à l’école mais nous parlons d’écoles françaises en 2016.
Je suis sûre que l’Assemblée Nationale est entretenue et chauffée à grands frais… pour les rares députés qui daignent se déplacer.
Personne n’exige des bâtiments flambant neufs mais un minimum de décence pour accueillir de jeunes enfants.
Réussite remarquable de Marseille : avoir réussi à acclimater l’Afrique par 43°17′49″ de latitude Nord !
Belle leçon de géographie humaine !
L’Afrique où des maîtres à l’ancienne continuaient à apprendre aux enfants étonnés et ravis la grammaire et l’orthographe traditionnelles pendant qu’en France Meirieu et ses séides travaillaient à tout démolir?
Vous savez les Lyonnais à Marseille sont peu considérés !
Madame Magri à la ministre:
« Je ne remets en question ni votre engagement personnel ni votre éthique professionnelle. »
Bravo, Madame Magri, au moins vous , vous avez tout compris !
Comme avec la destruction de l’Etat central français on s’oriente vers au retour du féodalisme sous l’égide de multinationales de la foi, de la finance ou de la fabrique industrielle peut-être que la cité libre de Phocée sera la première portion du territoire à retrouver une identité propre et autonome !
…
Le seigneur des quartiers nord guerroiera contre le haut justicier du Vieux Port ! Les galères du Ponant iront rançonner les îles Sanguinaires et mettre en esclavage les touristes de Saint-Tropez !
…
Je vous laisse songer, ô historiens du futur, à toutes les belles pages que vous pourrez écrire sur la Marseille de ces Mad Max de l’avenir !
… vers un retour du féodalisme …
Je parie que les beaux esprits de la rue de l’Université – ces petits messieurs en jabots de dentelles comme Juppé ou Fabius – n’avaient pas songé à ces ironiques retours du haut moyen-âge en nos terres de friche étatique !
Renaud Girard explique la situation tribale des pays orientaux :
http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/02/05/31002-20160205ARTFIG00383-renaud-girard-la-syrie-eclatera-inevitablement-en-deux-entites.php
Nolens volens en faisant venir en France des masses de gens pour qui l’état de droit n’a pas de sens et en détruisant au nom du libéralisme et de l’occidentalisation – terme abstrait – de vieux pays comme la France – on s’oriente peu ou prou vers des situations ingérables ! On croyait tenir tout cela grâce à la prospérité … la prospérité enfuie il ne reste que les réflexes de survie de populations toutes acquises à leurs cultures ancestrales.
C’est bizarre.
En France, les grands médias ne parlent pas de la lettre ouverte des professeurs du collège Hubertine Auclert de Toulouse, lettre ouverte rendue publique le 1er février 2016.
http://www.politis.fr/articles/2016/02/de-la-misere-en-milieu-enseignant-34064/
C’est quand même bizarre.
Vincent ? Il n’a pas de nom je suppose … pas plus que le collectif d’enseignants !
Quand on n’est pas foutu d’assumer son identité on ne donne pas de leçon de dignité publique, je suppose.
Vieux réflexe chrétien : la condamnation du suicide !
Ce qui m’amuse c’est que les enseignant qui se déclarent majoritairement athées ne conçoivent même pas leurs fondamentaux culturels ! Le back-ground comme on dit.
Je peux vous raconter une histoire : le célèbre chimiste et ministre républicain Marcelin Berthelot s’est suicidé quelques heures après la mort de sa femme ; on les a enterré au Panthéon, sa femme est d’ailleurs la seule personne inhumée dans cette crypte es-qualités de conjointe.
Clemenceau qui suivait le cortège funèbre laïc souriait doucement devant toute cette hypocrisie ! Il était ministre de l’intérieur, il savait bien que Berthelot s’était suicidé au Collège de France.
Clemenceau était plus romain que laïc pseudo-chrétien. Le suicide n’était pas pour lui marque d’infamie !
Clemenceau avait la dent dure ; il avait eu ce mot cruel en apprenant la mort du général factieux Boulanger qui avait voulu renverser la république et s’était suicidé sur la tombe de sa maîtresse à Bruxelles : « Il est mort en sous-lieutenant ! »
Clemenceau savait de quoi il parlait, puisque c’est lui qui a lancé la carrière du bouillant général « renverseur de république »…
Un autre bouillant général « renverseur de république »: Napoléon du 18 brumaire. Boulanger avait regroupé autour de lui dans un curieux agrégat des bonapartistes, des monarchistes, des républicains opportunistes, des radsoc…liste non exhaustive, bref quasiment le PS d’aujourd’hui à peu de choses près.
ou « Les Républicains » au choix.
Nicolas Dupont-Aignan a signé la pétition contre la suppression du latin et du grec lancée par SEL, l’APL, etc. ( sur PetitionsPubliques).
Au moins un « politique » qui s’engage concrètement dans la bataille.
Pas comme Bayrou sur France 3 dimanche dernier : des anathèmes en veux-tu en voilà contre la réforme du collège, mais à part du verbe et du vent , rien !
Nicolas Dupont-Aignan a signé également la pétition en faveur de l’enseignement de l’allemand.
Je n’arrive plus à signer la moindre pétition — « Change » me demande un code déterminé il y a bien plus d’un ou ou deux, que je me suis empressé d’oublier, et qu’il est apparemment impossible de récupérer. Ben ils se passeront de moi.
Tiens! Au Se-Unsa des Bouches-du-Rhône, il y a des idiots utiles qui commencent à comprendre: http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/02/08022016Article635905123944341638.aspx .
Mais ils sont tellement aveugles qu’ils ne remettent pas en cause le fondement de cette raie (in)forme, je cite: « la réforme du collège va toutefois dans le bon sens car elle marque une réelle rupture avec une conception élitiste et ségrégative portée par le collège actuel […] et que nous nous dirigions enfin vers un collège moins injuste et plus efficace ». (Voir: http://sections.se-unsa.org/aix-marseille/spip.php?page=article-imprim&id_article=1391&printver=1
Il y a des coups de pieds dans les fesses qui se perdent.
* des coups de pied
Ah, bon, vous aussi vous avez perdu la fonction performative ?
Je signe donc cela est. Vous trouvez que cela sert encore à quelque chose, les pétitions ? Excellent moyen de ne pas agir en soignant sa bonne conscience.
A propos de fonction performative, drôle, le roman de Binet. Franchement hilarant dans les premières pages, après c’est un peu moins bon mais plein d’esprit. Merci pour la référence.
Réforme du collège : trois pétitions importantes !
1) Pétition nationale pour le maintien des cours de latin et de grec au collège
Pétition Réforme du collège. Latin et grec : l’égalité, un leurre
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=LATINGREC
2) Pétition nationale pour défendre l’enseignement de l’allemand au collège
NON à la disparition programmée de l’allemand
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=rcADEAF
3) Pétition nationale contre la réforme de l’orthographe imposée par Najat Vallaud … – UNI
http://www.uni.asso.fr/spip.php?article11701
Permettez-moi, chère Sanseverina, de ne pas être de votre avis! Les pétitions représentent une forme d’engagement pour ceux qui ne sont pas directement concernés mais veulent marquer leur soutien à ceux qui sont dans la mouise jusqu’au cou et se demandent comment ils vont s’en sortir. Sur le terrain, soutenus par les syndicats non collabos, nos collègues de collège s’efforcent de saboter avec zèle les séances de formatage qu’on leur impose. Mais que voudriez-vous qu’ils fissent de plus ? La meilleure preuve que signer une pétition engage plus que vous ne croyez, c’est qu’aucun des « politiques » qui ont les yeux rivés avec gourmandise sur 2017 n’a signé ni la pétition latin-grec de SEL, SLL, APL etc. ni la pétition allemand de l’ADEAF.
Je sais, Jean, j’en ai signé tant de pétitions qui n’ont jamais servi à rien. Mais vous avez raison, on peut toujours le faire. En ce qui concerne la réforme du collège, j’ai fait pour ma part toutes les grèves et nous étions fort peu dans mon lycée. Ce qui est stupide, prof de lycée un jour, prof de collège un autre…
Non, ce qui m’exaspère dans l’EN, c’est le fait que la grosse majorité des collègues râle mais ne veut pas prendre les moyens de se défendre. Car on a les moyens de faire un beau bazar au moment des examens. Les profs geignent, se lamentent, et finissent par faire un peu, plus ou moins les réformes successives. Et quand on leur propose d’agir vraiment, la plupart se défile. C’est bien pourquoi, les ministres successifs continuent leurs réformes. Et puis n’oubliez pas que les générations de jeunes profs n’ont même pas connu en tant qu’élèves un enseignement rigoureux tel que celui que nous défendons ici. Ils n’en ont même pas la moindre idée. J’ai fait cours la semaine dernière à côté d’un jeune collègue d’espagnol qui a hurlé pendant toute l’heure. Quand il est sorti de sa salle, je lui ai demandé s’il avait eu un souci avec ses élèves dont je savais par ailleurs qu’ils ne posaient pas de problèmes particuliers. Il m’a répondu que non, il n’avait pas eu de raison de se fâcher, il avait seulement fait cours. Plus on avance dans le temps, moins on a des collègues qui partagent les mêmes valeurs que nous. L’enseignement n’est pas encore au rang des petits boulots mais on y arrive. A moins qu ‘un miracle ne se produise, je ne vois pas ce qui pourrait contrer cette évolution. Une pétition peut-être ?:-)
Les syndicats ( tous ) jouent un jeu très trouble…
Au fait, Jean, ça s’est calmé rue Descartes ou c’est toujours la guerre ?
D’après ce que j’en perçois, c’est la « Drôle de Guerre »…
« Le PS renonce à se doter d’un programme pour 2017
LE SCAN POLITIQUE Plutôt que d’élaborer un programme que le candidat ne respecterait pas, Solférino envisage l’élaboration de sept «cahiers de réflexions» pour alimenter le candidat. »
Comment ? Et le socle commun il sert à biner les patates ?
Sortez vos cahiers de classes les petits on va butter les légumes de la république potagère !
Je me doutais bien aussi qu’on allait pédagogiser aux élections de 2017 !
Avec des crayons des couleurs et des comptines enfantines !
C’est comme les formateurs des IUFM ! Ils s’amènent les mains dans les poches en demandant aux pauvres bougres, qui préféreraient être devant leurs classes : « Bon alors, ce matin, tout doit venir de vous et de vos questions. C’est vous qui faites la séance. »
Je vais t’en foutre, moi, connard, de ton « C’est vous qui faites la séance »! C’est pour ça que tu m’as fait venir? »!
Je suppose que Roland Barthes se régalerait avec un « il faut alimenter le candidat » ! Souffrerait-il d’anémie pernicieuse ?
On vient de découvrir l’eau tiède en haut lieu !
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/02/07/01016-20160207ARTFIG00134-quand-la-foi-prend-le-pas-sur-le-savoir-chez-les-collegiens.php#reagir
Mon cher, vous pourriez au moins avoir de saines lectures — cum commento :
http://www.lepoint.fr/invites-du-point/jean-paul-brighelli/brighelli-l-ecole-saisie-par-la-foi-08-02-2016-2016169_1886.php
On vient de découvrir l’eau tiède en haut lieu !
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/02/07/01016-20160207ARTFIG00134-quand-la-foi-prend-le-pas-sur-le-savoir-chez-les-collegiens.php#reagir
Je dois être un animal bizarre: jamais eu de problèmes dans l’enseignement de l’évolution en 3e.
Mais j’ai tout de même ma petite idée: fonctionnement à l’ancienne ( dialogue ouvert mais avec chacun à sa place: le maître c’est moi) cours structuré, arguments scientifiques imparables.
Aucun élève n’y a jamais trouvé à redire, même si, in petto, certains pouvaient ne pas être d’accord; je conchie allègrement les trous du cul pédago qui sorbonnisent ou socratisent lors de leurs congrès et autres séminaires, pédants impuissants et fats, qui voudraient dicter aux hommes de terrain une conduite à suivre!!
Au tribunal du réel, je convoque tous ces pleutres, ces planqués, ces traîtres à l’éducation.
Non, plus probablement les sondeurs sont des cons.
D’une part la théorie de l’évolution est, comme le nom l’indique, une théorie scientifique. Donc cela n’a pas de sens de chercher querelle aux gens qui disent que c’est une théorie sans préciser quelle est l’alternative qu’ils envisagent…
D’autre part le résultat du sondage n’indique peut-être pas que ceux qui répondent non (à quelle question ?) refusent la possibilité d’une évolution des espèces, mais qu’ils pensent que cette évolution fait partie de la création (plutôt que ce qui est décrit dans la Bible, avec une création en un bloc).
Il est invraisemblable que près d’un catholique sur 2 (ou le pourcentage encore plus élevé de musulmans) croie que la Terre est plate, comme ce sondage manipulé voudrait le faire croire. Donc c’est probablement l’interprétation que je donne plus haut qui est la bonne.
Et pourtant, toute la racaille laïcarde du blog s’enflamme comme leurs glorieux ancêtres du XIXe, la bêtise à front de taureau fière d’elle-même (on se demande bien pourquoi).
La vraie motivation de votre hostilité à la religion n’est pas son supposé obscurantisme (l’obscurantisme des sondeurs/journalistes et des militants de gauche la vaut bien) mais le refus de toute contrainte, par exemple chez le triste sodomite Driout.
Et la raison pour laquelle l’immigration du Mahgreb est un problème n’est qu’en partie liée à l’islam. Le vrai problème est qu’il n’y a pas d’histoire commune et que cela remet en cause, peut-être de façon irrémédiable, le patriotisme français.
… pourquoi pas joyeux sodomite ? C’est une prétérition de principe que les sodomites soient tristes ! D’ailleurs la Bible dit qu’on s’amusait follement à Sodome et Gomorrhe avant que les anges ne viennent foutre le boxon en cherchant la petite bête !
thdo … vous avez pas de veine avec vos préjugés morbides ! Vous devriez savoir que JPB quoiqu’hétéro pur jus est plutôt partisan du plaisir sodomique !
La chair est triste ! Tu parles … les vrais malades ce sont ceux qui sont incapables de pratiquer le sexe ! Tous les psychiatres vous diront que ceux qui sont en état d’incapacité sexuelle grave sont dans une situation psychologique dramatique à l’âge adulte.
Un garçon qui n’est même pas capable de se masturber est à coup sûr un cas pendable !
Qu’est-ce que nous enseigne l’étude de l’histoire naturelle ? Que l’énergie sexuelle emprunte beaucoup de voies détournées pour parvenir à ses fins : parades amoureuses, appendices flamboyants et inutiles, dysmorphisme sexuel etc
La nature dans sa surabondance nous étonnera toujours !
Vous thdo pauvre esprit que vous êtes vous vous fiez à de petits écrits misérables datant d’il y a à peine deux mille ans pour croire que vous savez ce qui s’est passé dans les deux derniers milliards d’années ! Vous manquez d’esprit … d’observation tout autant que d’imagination ! Il vous faudrait un million d’années pour apprendre quelque chose ! Le monde vous dépasse allègrement, restez dans votre sombre caverne !
« l’énergie sexuelle emprunte beaucoup de voies détournées pour parvenir à ses fins ». Entièrement d’accord avec vous Driout, elle peut parfois mener à la vocation religieuse. Je me souviendrai toujours de cette nonne nous disant aux cours de catéchisme en tenant son gros crucifix bien en main: « Moi, c’est le sexe qui m’a rendue accro au petit Jésus »
Possible ! Je veux croire à la perversion transcendantale !
Je vais tenter ma petite classification des perversions – après Tardieu le médecin légiste du 19e :
– la perversion horizontale (position du missionnaire incluse)
– la perversion verticale (fouet, chevalet et tous les ustensiles en vente dans les bonnes maisons)
– la perversion transcendantale (crucifix, turban, kippa, moulin à prières)
Pour le crucifix et le moulin à prières, pas trop difficile d’imaginer la perversion transcendantale; pour turban et kippa, je suis circonspect, les voies du Seigneur…
Tiens, notre sirénien s’est maximisé.
Vous aussi ? Il est vrai qu’en cette période de carnaval…
Il faut dire qu’on peut le comprendre vu l’acharnement de certains.
http://www.lejdd.fr/Politique/Francois-Bayrou-Ce-n-est-pas-l-orthographe-de-nenuphar-qui-est-un-probleme-au-college-771659
Bon article de Bayrou sur le sujet.
Non l’orthographe de nénuphar n’est pas un problème au collège, par contre à Giverny je plains le conservateur de la maison de Claude Monet obligé de rectifier l’orthographe des nymphéas si la réforme s’en mêle.
La perversion du nénuphar ? Trop dur à moins d’être Boudha en personne !
Pour les turbans on peut se serrer le kiki jusqu’à ce qu’il rougisse le bougre ou bien essayer la strangulation – mais David Carradine a eu des problèmes avec cet adjuvant sexuel.
« La remise du prix Albert-Londres sera organisée à Londres en solidarité avec Julian Assange »
« Dans le cas contraire, le jury, sans s’immiscer dans les procédures judiciaires en cours, aimerait lui rendre visite pour manifester son soutien aux lanceurs d’alertes, véritables acteurs de l’information et précieux défenseurs de sa liberté. »
A propos de Londres, si quelqu’un peut décoder ce message:
« notre sirénien s’est maximisé », je répète « notre sirénien s’est maximisé »
Le pauvre, il doit suffocant en apnée dans l’Eurostar.
« La résistance s’organise sur tous les fronts purs » c’est de l’Eluard je crois !
Ici Rueil ! Les sirènes nagent dans les bassins.
Écoutez, ou plutôt lisez, et rentrez-vous ceci dans ce qui vous sert de crâne fissa: je ne suis pas celui que vous croyez. Entendu?
Je n’ai aucune envie de jouer avec vos rancunes diverses et variées. Réglez vos comptes tout seul. Pour ce que j’en ai lu jusqu’à présent, y compris sur l’ancien site du blog, Dugong, si c’est bien celui auquel vous faites référence, n’a pas pour habitude de changer son pseudonyme (ou alors il y a des messages qui m’ont échappé). Est-ce clair?
Libération :
« Nulle question, donc, de forcer qui que ce soit à écrire quoi que ce soit. Au contraire, l’Académie se dit «hostile à toute réforme visant à modifier autoritairement l’usage» et préfère «des ajustements appelés par les évolutions de la langue». »
Très bien !
Ici Londres.
« RV a une petite bite », je répète « RV a une petite bite »
Les mecs ! Je ne censure rien, certes, mais quand même !
Mais il a parfaitement raison ! C’est ce petit imbécile qui recommence sans arrêt dès qu’on écrit.
C’est Meirieu le modérateur du blog ?
Ne vous cassez pas la tête: nos élèves ont trente ans d’avance en matière orthographique. Même plus la peine de corriger les fautes, surtout lorsqu’il y en a deux par mot; inutile d’essayer de remplir un tonneau percé.
Cette « réforme » de la langue est déjà obsolète avant même d’être appliquée, au vu de notre tolérance débridée face aux copies d’élèves.
Ce n’est pas une réforme de l’orthographe, c’est une déroute de l’orthographe : il y a autant d’orthographes que d’élèves. Voire plus.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour — date pour moi d’une ère nouvelle — où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, à la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies ; — chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d’un rayon ; — parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux, et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où, dès la première seconde, j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; — où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pièce se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; — où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant ; jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver, et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois à Combray chez ma grand’tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.
À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet » où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n’était guère que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château, et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève, qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes, et je n’avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur, car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand’tante, et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que « c’est une pitié de rester enfermé à la campagne » et qui avait d’incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. « Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté. » Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grand’mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin, on respire ! » et parcourait les allées détrempées — trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s’arrangerait — de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c’était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu — si ma grand’tante lui criait : « Bathilde ! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand’mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma grand’tante. Mais dès que j’entendais : « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand’mère au cours de ces déambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand’tante parlant à haute voix, pour prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait : « Je reconnais la voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops ; ma grand’mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père, qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié : « Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps ! Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité ? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée ! » Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père : « C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois. » « Souvent mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann », était devenu une des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence, faisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié : « Mais comment ? c’était un cœur d’or ! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient — avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand — un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue, et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change ; le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations du père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était « en situation » de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir ; mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant toujours eu une « toquade » d’objets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant d’habiter. « Êtes-vous seulement connaisseur ? Je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands », lui disait ma grand’tante ; elle ne lui supposait en effet aucune compétence, et n’avait pas haute idée, même au point de vue intellectuel, d’un homme qui, dans la conversation, évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque, non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque désobligeant, et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter : « On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann ! » Comme elle était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de lui dire : « Eh bien ! M. Swann, vous habitez toujours près de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être reçu par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente ; qu’en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels, et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts ; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray, d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel, quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne éblouissante de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris, après dîner, en s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu’il avait dîné « chez une princesse », — « Oui, chez une princesse du demi-monde ! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un panier de pêches ou de framboises de son jardin, et que de chacun de ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour de grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France : « des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n’est-ce pas », disait ma grand’tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham ; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur de ma grand’mère chantait, ayant, pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la famille Swann l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou d’un testament ; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu — mi-mémoire, mi-oubli — des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude, je passe à ce premier Swann — à ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse et qui d’ailleurs ressemble moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité — à ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes, elle n’avait pas voulu rester en relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes. » Ma grand’mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman : « Sévigné n’aurait pas mieux dit ! » et, en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter. « Comment ! elle connaît Swann ? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après laquelle ils crurent pouvoir juger — supposant que c’était là qu’il l’avait prise — le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans son journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X…, dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann : quelqu’un qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces aventuriers anciens valets de chambre ou garçons d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin, semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif — ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers, — mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la distraction : coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots : « de la collection de M. Charles Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a « les honneurs » du Figaro ? » — « Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup de goût », dit ma grand’mère. — « Naturellement toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous », répondit ma grand’tante qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que c’était non un avantage, mais un mal, et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère ; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle, qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle s’adressait. Quant à ma mère, elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme, mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir, il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât sa vertu volatile, et, justement ces soirs-là où j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que c’était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma grand’mère en reconnaissance. « Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme », recommanda mon grand-père à ses deux belles-sœurs. « Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante. Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde parle bas ! » — « Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera beau demain », dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre, sans avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle vînt m’embrasser. « Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son papa. » — « Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda », dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés : « Nous reparlerons d’elle quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’endormir ; je tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées d’avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de l’abîme prochain qui m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût touché ou distrait. Comme un malade grâce à un anesthésique assiste avec une pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu’il était poli de rompre, interpella l’autre : « Imagine-toi, Céline, que j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. » — « Je crois bien ! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai rencontré M. Vinteuil, un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y prend pour composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais rien ; et il est très aimable. » — « Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables », s’écria ma tante Céline d’une voix que la timidité rendait forte et la préméditation factice, tout en jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et d’ironie, soit simplement pour souligner le trait d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le croyait sur la sellette. « Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora ; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter. » — « Ce doit être délicieux », soupira mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même, pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume sur son ambassade d’Espagne ; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère qu’un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. » — « Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble fort agréable… », interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. « Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent ! » enchérit ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. » Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses : « Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces « sommets », et se tournant vers mon grand-père : « Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce Maulevrier dont il dit : « Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. » — « Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose », dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : « Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » Mon grand-père s’extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon — un littérateur — avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives, s’indignait déjà : « Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence et du cœur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? » Et mon grand-père navré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann les histoires qui l’eussent amusé, disait à voix basse à maman : « Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! oui : « Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr ! » Ah ! comme c’est bien ! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et que, pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l’embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais approcher l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voici qu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire : « Le petit a l’air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand’mère et que ma mère la foi des traités, dit : « Oui, allons, vas te coucher. » Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! » Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l’escalier, comme dit l’expression populaire, à « contre-cœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir, et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que, sous cette forme olfactive, mon intelligence n’en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c’est un grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l’idée de rage de dents de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l’inhalation — beaucoup plus toxique que la pénétration morale — de l’odeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de fer qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud l’été sous les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante, qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui suggérer ; et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l’article du code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu’elle professait non seulement pour les parents — comme pour les morts, les prêtres et les rois — mais encore pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect qui m’aurait peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sa bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait pour effet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n’était pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me quittant, m’avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet qu’elle m’avait prié de chercher ; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher ; elle regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si l’examen du papier et l’aspect de l’écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit d’un air résigné qui semblait signifier : « C’est-il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant pareil ! » Elle revint au bout d’un moment me dire qu’on n’en était encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître d’hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait au rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba ; maintenant ce n’était plus comme tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille ; puisque cette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle-même — le « granité » — et les rince-bouche me semblaient receler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi, s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attention de maman tandis qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus séparé d’elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir !
L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire, comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de sa vie, et personne aussi bien que lui peut-être n’aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait connaître, l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade. ─ Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien connue aussi, cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous l’aimons — comme en ce moment j’aimais Françoise — l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons ; voici qu’un des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous l’avons créé presque : le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d’une essence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir, puisque l’ami bienveillant nous a dit : « Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que de s’ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avait fait l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de réponse » que depuis j’ai si souvent entendu des concierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit, mais c’est impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et — de même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps qu’il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu’il envoie tout d’un coup, en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson d’un client — ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman, en m’approchant, au risque de la fâcher, si près d’elle que j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les battements de mon cœur de minute en minute devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune. Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un médicament puissant commence à agir et nous enlève une douleur : je venais de prendre la résolution de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’être ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans un allégresse extraordinaire, non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris la fenêtre sans bruit et m’assis au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun mouvement afin qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l’extension devant elle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire que, quoiqu’on n’en perde pas une note, on croit les entendre cependant loin de la salle du concert, et que tous les vieux abonnés — les sœurs de ma grand’mère aussi quand Swann leur avait donné ses places — tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu’un étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des autres enfants, et on m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable d’y succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimerais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s’il avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvée bien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il faudra essayer d’un autre parfum. » — « Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grand’tante, il est d’un vieux ! » Ma grand’tante avait tellement l’habitude de voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge qu’elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide, et que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. « Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce geste qu’il a tout à fait comme son père de s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. » ─ « Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. J’ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins d’amour, pour sa femme. Hé bien ! vous voyez, vous ne l’avez pas remercié pour l’asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux belles-sœurs. « Comment, nous ne l’avons pas remercié ? je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela assez délicatement », répondit ma tante Flora. « Oui, tu as très bien arrangé cela : je t’ai admirée », dit ma tante Céline. ─ « Mais toi, tu as été très bien aussi. » ─ « Oui, j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. » ─ « Comment, c’est cela que vous appelez remercier ! s’écria mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris. » ─ « Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma mère restèrent seuls, et s’assirent un instant ; puis mon père dit : « Hé bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. » ─ « Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de sommeil ; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée ; mais j’aperçois de la lumière dans l’office et puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même, je m’élançai. À la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole, c’eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer ; le baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller, et, pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais : « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! »
Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand’mère, parce qu’il ne se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d’explication ! » Mais aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand’mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien. » — « Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… » — « Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »
On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Ïsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier où je vis monter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont édifiées, donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je venais de commettre une faute telle que je m’attendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m’accordaient plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait, et qui tenait à ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d’un plan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grand’mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand’mère savaient bien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage : pour une fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dit à ma mère : « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda : « Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n’étais pas responsable ; j’avais le soulagement de n’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m’avait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la dignité de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois, elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison, et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman : « Non je ne veux pas, ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de ma grand’mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots, et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand’mère doit te donner pour ta fête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? » J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, amis qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an dernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. »
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus. Mais si le photographe avait été écarté de la représentation du chef-d’œuvre ou de la nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand’mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant, quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donnée de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand’tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand’mère, des fauteuils, offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avait faite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids d’un des destinataires. Mais ma grand’mère aurait cru mesquin de trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage, par l’usure de l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi qu’un mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma grand’mère les avait achetés de préférence à d’autres, comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique, ou quelqu’une de ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps.
Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simples — à moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en soi — une émanation troublante de l’essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l’attitude respective de la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucun pouvoir de plus, qu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait encore de moi.
⁂
C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province) au drame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures du soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un reste de remparts du moyen âge cernait çà et là d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau de primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à l’histoire des premiers seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin ; et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peintes de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde, qu’en vérité elles me paraissent toutes, et l’église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique ; et qu’à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau — à la vieille hôtellerie de l’Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que s’élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude — serait une entrée en contact avec l’Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand-père — ma grand’tante — chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre. C’étaient de ces chambres de province qui — de même qu’en certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas — nous enchantent des mille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l’inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire ; elle les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin Françoise ne venait pas « l’éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire : « Ce qui m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le desséchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. Mille petits détails inutiles — charmante prodigalité du pharmacien — qu’on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre où on s’émerveille de rencontrer le nom d’une personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c’était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles, mais elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d’or — signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne l’avaient pas été — me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli.
D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout ce qu’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.
Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une couronne d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait : « Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe ; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt voir si je n’ai besoin de rien. »
Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au nôtre, délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d’entrer chez ma grand’tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait : « Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m’entendes dire : « Bonjour Françoise » ; en même temps je te toucherai légèrement le bras. » À peine arrivions-nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s’il avait été de sucre filé, les remous concentriques d’un sourire de reconnaissance anticipé. C’était Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les meilleures régions de son cœur l’espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait d’une voix forte : « Bonjour Françoise. » À ce signal mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise ; nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre les membres d’une famille la circulation d’un même sang, autant de respect qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n’avoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait faire de lui, s’il ressemblait à sa grand’mère.
Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait d’eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu’avait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et qu’il lui gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant : « N’est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une raison ? » Et Françoise disait en riant : « Madame sait tout ; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur », et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît pas pleurer ; maman était la première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu d’elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être en biscuit, que pour aller à la grand’messe ; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l’eau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leurs capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéluctable nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu’elle prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu’il ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur quelque événement d’importance :
— Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa sœur ; pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation.
— Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait Françoise.
— Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.
— Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez M. le Curé, disait Françoise.
— Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules. Chez M. le Curé ! Vous savez bien qu’il ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.
— Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé la tête ?
— Non, madame Octave.
— Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade.
— Eh ! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.
— Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.
— Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher ; celui qui l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas.
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
— Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ?
— Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire, si, vous savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ; mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point ? Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c’est.
— Mais ça sera la fille de M. Pupin, disait Françoise qui préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.
— La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue ?
— Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce matin.
— Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. C’est cela ! Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J’ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil.
— Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure, disait Françoise qui, pressé de redescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
— Oh ! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre que Mme Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus d’une heure. Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! ajoutait-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même temps. « Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate ? » C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait : Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant : Très bien, très bien.
— Je serais bien allée chez Camus… disait Françoise en voyant que ma tante ne l’y enverrait plus.
— Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une « personne qu’on connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait elle. Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était mandé. « Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que vous ne connaissiez point ? » — « Mais si, répondait mon grand-père, c’était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf. » — « Ah ! bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! » Et on me recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien « qu’elle ne connaissait point », elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté.
— Ce sera le chien de Mme Sazerat, disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se « fende pas la tête ».
— Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! répondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait.
— Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.
— Ah ! à moins de ça.
— Il paraît que c’est une bête bien affable, ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges.
— Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens !
— Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.
— Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s’étaient résorbées, contractant encore l’elliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre ; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office — à l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de style moyen âge — on voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu’elle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans doute qui empourprait le retable de l’autel de tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au delà du dessin de leur contour ; le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela, et plus encore les objets précieux venus à l’église de personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la croix d’or travaillée, disait-on, par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé), à cause de quoi je m’avançais dans l’église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s’émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel ; tout cela faisait d’elle pour moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions — la quatrième étant celle du Temps — déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir, non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où il sortait victorieux ; dérobant le rude et farouche xie siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu ; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore ; et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous elle ».
L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa grossière muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un mur de prison que d’église. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j’ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d’elles l’abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que l’abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié : « L’Église ! »
L’église ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu’elle touchait sans aucune séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant d’entrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin ; il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle une démarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade de l’église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait un abîme.
On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas encore ; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray, il y avait un endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un immense plateau fermé à l’horizon par des forêts déchiquetées que dépassait seule la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, qu’elle semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque d’art, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtre et sombre des pierres ; et, par un matin brumeux d’automne, on aurait dit, s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand’mère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorber dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l’immobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand’mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’une influence bienfaisante la nature quand la main de l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma grand’tante, rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. C’était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grand’mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air distingué. Ignorante en architecture, elle disait : « Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. » Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien à l’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle ; et en même temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris « en voix de tête » une octave au-dessus.
C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui avait été recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il faut se préparer pour aller à la grand’messe si je veux avoir le temps d’aller embrasser tante Léonie avant », et je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe, dans une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’apporter une brioche plus grosse que d’habitude parce que nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords ; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d’ineffable.
Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans l’église. Et certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux vus de cette façon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère d’art que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je n’oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du xviiie siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une matière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves » qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter, elle ne put mettre ce que j’avais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent, aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachant qu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel : c’était toujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je ne m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent ; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue… mais… c’est dans mon cœur…
En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de « facilité » que bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une politesse raffinée, causeur comme nous n’en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand’mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait souvent contre l’aristocratie, la vie mondaine, le snobisme, « certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas de rémission. »
L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand’mère était si incapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût que M. Legrandin, dont la sœur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand, se livrât à des attaques aussi violentes contre les nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
— Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici ; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.
— Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut. »
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
— Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela.
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était « retirée » après la mort de Mme de la Bretonnerie, où elle avait été en place depuis son enfance, et qui avait pris à côté de l’église une chambre, d’où elle descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore ; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à son nez recourbé les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy ! ) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, qu’elle était aussi gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissé monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah ! quand on n’a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retournant sans l’avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir.
C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute : « C’est la fin, ma pauvre Eulalie », vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin. » (Une des plus fermes croyances d’Eulalie, et que le nombre imposant des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à entamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme Sazerin.)
— Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante, qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites, qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût monter « occuper » ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait — selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au xiiie siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie — : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.
Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas lire en sortant de table. » J’allais m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe.
Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les narines quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes :
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ; il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu’il appelait son cabinet de « travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second Empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres qu’on donne, et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… »
À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée, et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayant dit que quand j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais d’elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer à celui que recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à opter entre du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi l’Art. Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée, et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demand
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage ou se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l’autre, que celui que j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson : non loin montaient le long de murs bas des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais eussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me semblaient être — impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand’mère — une part véritable de la Nature elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.
Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile : plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors, mais retentissement d’une vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles ; on est déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments — que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile — dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite : et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c’étaient quelques instants seulement auparavant que la précédente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose — tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour — dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! » pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domestiques assis en rang sur des chaises en dehors de la grille regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d’eux, la fille du jardinier, par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.
— Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes ; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré ; rien que d’y penser j’en suis choquée, ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc.
— C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? disait le jardinier pour la faire « monter ».
Il n’avait pas parlé en vain :
— De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres ; c’est ni plus ni moins des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des hommes, c’est des lions. (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un lion, qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue de la Gare qu’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup sa fille s’élançait comme d’une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
— Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
— Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la poussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps après que l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce n’était pas l’habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis en regardant, festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée.
Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image d’une des femmes dont je rêvais.
J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit : « Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C’est : « La blanche Oloossone et la blanche Camire » et « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Ils m’ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le Père Lecomte, agréable aux Dieux immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Baghavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollon tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout, Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous, c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe — même son ami Swann était d’origine juive — s’il n’avait trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j’amenais un nouvel ami, il était bien rare qu’il ne fredonnât pas : « Ô Dieu de nos Pères » de la Juive ou bien « Israël romps la chaîne », ne chantant que l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
— Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ?
— Dumont, grand-père.
— Dumont ! Oh ! je me méfie.
Et il chantait :
« Archers, faites bonne garde !
Veillez sans trêve et sans bruit ; »
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s’écriait : « À la garde ! À la garde ! » ou, si c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses origines, alors, pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement :
« De ce timide Israélite
Quoi, vous guidez ici les pas ! »
ou :
« Champs paternels, Hébron, douce vallée. »
ou encore :
« Oui je suis de la race élue. »
Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :
— Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc ? est-ce qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent.
Il n’en avait tiré que cette réponse :
— Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.
— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus intéressant ! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
— Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou.
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser, il avait dit :
— Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand’mère n’étaient pas feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il est convenu d’accorder à des amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma grand’tante était le modèle, elle qui, brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que c’était sa plus proche parente et que cela « se devait ».
Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendre — nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse — que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand’tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me retenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son style ne m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de l’amour où on va tous les jours retrouver une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à certains moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style ; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler du « vain songe de la vie », de « l’inépuisable torrent des belles apparences », du « tourment stérile et délicieux de comprendre et d’aimer », des « émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des cathédrales », qu’il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s’élevait alors et à l’accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j’eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C’est que, reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m’en rendisse compte, la cause de mon plaisir, je n’eus plus l’impression d’être en présence d’un morceau particulier d’un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du « morceau idéal » de Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ; il était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée ; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades ; et ce fut de son cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray, que s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte c’était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques autres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’on n’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l’univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur d’anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que l’insistance avec laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu’il les tenait pour riches de signification et de beauté. Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à m’élever : persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand’mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir ; quand c’était moi qui les composais, préoccupé qu’elles reflétassent exactement ce que j’apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j’avais bien le temps de me demander si ce que j’écrivais était agréable ! Mais en réalité il n’y avait que ce genre de phrases, ce genre d’idées que j’aimais vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour, d’amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de telles phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que j’avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps d’être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaient ses ouvrages, une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé.
D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus « dolce », plus « lento » peut-être qu’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple s’adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu’il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.
— Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ?
Je lui dis que c’était Bloch.
— Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c’est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. Et voyant combien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit :
— Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander.
Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère ? »
— L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue ?
— Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre.
— C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la « hiérarchie ! » des arts.
(Et je remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et dire : « la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules » ? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?). Un instant après il ajouta : « Cela vous donnera une vision aussi noble que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi… que — et il se mit à rire — « les Reines de Chartres ! » Jusque-là cette horreur d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme provincial des sœurs de ma grand’mère ; et je soupçonnais aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les « phrases ». Mais maintenant je trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de n’être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de ces détails avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune importance. Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules. Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte : « C’est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire : « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dans notre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle, nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force ; et puis un jour nous nous rendons compte que c’est justement tout cela le talent.
— Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma ? demandai-je à Swann.
— Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte, sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses oracles ; et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux, comme les dieux qui descendaient au milieu des mortels ; alors je sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de l’Île-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann : c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers ; l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage ; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux ; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m’aurait dit « comment tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas dimanche » en donnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle venait de voir passer Mme Goupil « sans parapluie, avec la robe de soie qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer ».
— Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non) disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une alternative plus favorable.
— Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie… Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe.»
— Peut-être, peut-être.
— Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri.
— Comment, trois heures ? s’écriait tout à coup ma tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine ! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l’estomac.
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images, bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes, commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. « Trois heures, c’est incroyable ce que le temps passe ! »
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie.
— Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil.
Françoise revenait :
— C’est Mme Amédée (ma grand’mère) qui a dit qu’elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.
— Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout le monde. J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.
— Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait Françoise avec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu’elle croyait ma grand’mère un peu « piquée ».
— Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur.
— Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatre heures et demie.
— Que quatre heures et demie ? et j’ai été obligée de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À quatre heures et demie ! Huit jours avant les Rogations ! Ah ! ma pauvre Françoise ! il faut que le bon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait trop ! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné se servir le visiteur :
— M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la salle.
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait à l’annoncer ne répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage, car s’il n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habitué à donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s’en aller en même temps que lui, qu’elle la garderait un peu seule quand il serait parti.
— Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait qu’il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler d’une chose pareille ! Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église !
— Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain, car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées, il y en a d’autres qui sont bien vieilles dans ma pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu’on n’ait pas restaurée ! Mon Dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d’un caractère majestueux ; passe même pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d’autres qui témoignent d’un véritable esprit d’observation. Mais qu’on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancêtres directs du Duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. » (Ma grand’mère qui à force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu’on prononçait celui de la Duchesse de Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire ; elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part : « Il me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans. » Et pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.) — « Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité ait dû un grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi), mais je vous parlerai de cela une autre fois.) Hé bien ! l’église a des vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante Entrée de Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau travail.
« Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du reste très poli, qui est, paraît-il, un véritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les autres ? »
— Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, dit mollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf.
— Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvant qu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant l’absolution de Saint-Hilaire.
— Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire ?
— Mais si, dans le coin du vitrail, vous n’avez jamais remarqué une dame en robe jaune ? Hé bien ! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces, saint Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue en Bourgogne ? saint Eloi tout simplement : elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un homme ? » — « Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. » — « Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a manqué, dès que la figure d’un particulier ne lui revenait pas dans la ville, il y faisait massacrer jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l’église de Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour la maison de campagne qu’il avait près d’ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus du tombeau de saint Hilaire si le bienheureux lui procurait la victoire. Il n’en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec l’aide de Guillaume le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce qui fait que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications.
« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose. Certainement, pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante, d’autant plus qu’on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clocher), car il fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-haut ! Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. N’importe, le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans l’autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les différents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout du canal, puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors je ne voyais plus le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autre chose, c’est tout un réseau où la localité est prise. Seulement on ne distingue pas d’eau, on dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher de Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte.
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
— Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà pour que vous ne m’oubliiez pas dans vos prières.
— Ah ! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens ! disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la première, et avec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait :
— Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie ; je lui ai pourtant donné la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente.
— Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que l’argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante, et qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées. Elle n’était avare que pour ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins ç’avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là, n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grande position de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes « de même rang » que ma tante et qui « allaient bien ensemble », ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux que Françoise appelait « des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi » et qui étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne l’appelassent « Madame Françoise » et ne se considérassent comme étant « moins qu’elle ». Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa tête et jetait l’argent — Françoise le croyait du moins — pour des créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement l’acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la même estimation des richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant, en oracles sibyllins, des sentences d’un caractère général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du rideau si Eulalie avait refermé la porte : « Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les pépettes ; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par un beau jour », disait-elle, avec le regard latéral et l’insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit :
Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière Eulalie et disait :
— Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoup fatiguée.
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit, criait :
— Est-ce qu’Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que j’ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation ! Courez vite après elle !
Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.
— C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule chose importante que j’avais à lui demander !
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son « petit traintrain ». Préservé par tout le monde, non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l’emballeur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne « reposait pas » — ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût et se détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine ne put reposer, et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée : « Monte donc voir si ta tante n’a besoin de rien. » J’entrai dans la première pièce et, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait ; je l’entendis ronfler légèrement. J’allais m’en aller doucement, mais sans doute le bruit que j’avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait « changé la vitesse », comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors ; il exprimait une sorte de terreur ; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux ; elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachant si je devais m’avancer ou me retirer ; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l’avaient effrayée ; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit loué ! nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pas la force de l’atteindre : elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle ni personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.
Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervalles réguliers, n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformité secondaire. C’est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dans l’après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était, pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien « routinée », comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût autant « dérangée » que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnait d’ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente, et assez sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermes, créent une sorte de lien national et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir : il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme : « Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi ! » cependant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que d’habitude, disait : « Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en disant : « Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner », chacun était enchanté d’avoir à lui dire : « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi ! » ; on en riait encore un quart d’heure après et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la promenade, disait : « Comment, seulement deux heures ? » en voyant passer les deux coups du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait : « Mais ce qui vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi ! » La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger : « Mais voyons, c’est samedi ! » Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur à qui ce « samedi » n’expliquait rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions : « Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté. » Ma grand’tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour aller au « mois de Marie ».
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour « le genre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époque actuelle », ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si néglige
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de permettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu’avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais même pu croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps, leurs pieds n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui m’empêchait de gagner ma chaise) commençaient à s’entretenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avions dernièrement rencontré était en train de présenter à la femme d’un autre gros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide et dévouée que la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un point si éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston souple et droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme l’étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions à la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le saint-honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas dire qu’on l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine, et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice ; il subtilisa les finesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et finalement exalta les assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’à la déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls, d’une langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de votre grand’tante, quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail polychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées et qui va entr’ouvrir, pour les deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem. »
On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand’mère refusa de croire qu’il eût été impoli. « Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue toute simple qui n’est guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air de s’en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles attitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il ; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables ; mais troublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis : « Est-ce que vous connaissez, monsieur, la… les châtelaines de Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il, mais au lieu de donner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots, en s’inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour être cru, à une affirmation invraisemblable — comme si ce fait qu’il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard singulier — et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle-même — l’absence de relations avec les Guermantes — pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance ; au fond je suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie ! Au fond, je n’aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus. » Je ne comprenais pas bien que, pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais, c’est que Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamais voulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme : « Hélas ! que vous me faites mal ! non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle « réflexes », quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier.
Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un ; car grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M. Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaîté ; et quand on pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand’mère, il dit : « Il faut absolument que j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand’mère qui trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin, demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment où nous serions sur le point d’aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger n’était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
— Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa. Il n’y a guère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l’atmosphère. Là-bas près de Balbec, près de ces lieux sauvages, il y a une petite baie d’une douceur charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère, insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner. D’autres s’effeuillent tout de suite, et c’est alors plus beau encore de voir le ciel entier que jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France — un enchanteur que devrait lire notre petit ami — a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles.
— Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme.
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité — et tout en souriant tristement — sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :
— Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si bien Balbec ?
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit :
— J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.
— Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ?
— Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. « Bonne nuit, voisin », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans, et encore cela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il.
Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain — comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand’mère — que nous n’en aurions pas profité.
⁂
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres, et l’étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau le traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me disait :
— Mon dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard.
Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait rentré.
— Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils doivent avoir une faim ! et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes !
— Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.
Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le « côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions point » et qu’à ce signe on tenait pour « des gens qui seront venus de Méséglise ». Quant à Guermantes, je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes, lui, ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le spectateur épris d’art dramatique les petites rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre eux d’après-midi différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où, par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon père :
— Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatre heures à Paris. Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d’autant.
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau avait été creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les plus factices, c’est sur la nature que l’homme travaille ; certains lieux font toujours régner autour d’eux leur empire particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d’un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui — en m’ôtant la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathédrales — me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté ; j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous que nous n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa présence possible, un koufin oublié à côté d’une ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détourner d’un autre côté les regards de mon père et de mon grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée la solitude environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait — quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelques coquelicots perdus, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête, de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien d’essentiellement férié — mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient « en couleur », par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de Combray, si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le « magasin » de la Place ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en s’entr’ouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges sanguines, et trahissaient, plus encore que les fleurs, l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose l’arbuste catholique et délicieux.
La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leurs bourses fraîches du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux, qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et, comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs — ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait — je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardai, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui ; puis, tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand-père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna, et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être dans leur champ visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente.
— Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un air docile, impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée — et qu’il isolait — du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer tout ce qui l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.
« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et de même que, quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle — plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude — c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui, à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui, selon nous, aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle ; et je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire par exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans notre famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me dire, comme malgré moi, comme de lui-même : « Mais non, cette charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de Swann. » Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les fois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés. Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas : « Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’art étaient bien différentes — du moins pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles — de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les sœurs de ma grand’mère s’indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord les œuvres que parvenu à la maturité, on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur.
C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d’une grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. À partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole déplacée, de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est une femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. » M. Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien une personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne puis pas contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie de sa fille. Ah ! sapristi, on en fait une musique dans c’te boîte-là. Mais qu’est-ce que vous avez à rire ? mais ils font trop de musique ces gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. »
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s’absorber dans un chagrin, devenir incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa femme — il eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement — sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du monde de la bohême : elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires un vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais, de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter, et Swann, avec cette orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui jusque-là il n’adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver.
— Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. Quel homme exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé.
Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était p
Le stakhanovisme du copier-coller c’est beau c’est grand !
Je disais quelquefois que l’Education nationale était le plus grand asile de France … asile méconnu dont les méthodes sont pourtant les plus douces au monde, le capitonnage hermétique de toutes les issues de la conscience ! On étouffe avec de la ouate les cris des aliénés !
Pourquoi s’enquiquiner à faire un cours alors que les élèves le feront à votre place: ?
Dire que ces imbécillités sont encensées par le Ministère maxibûches…
Je note au passage que la promotion Canopé donne l’astuce pour contourner la loi selon laquelle les utilisateurs de cui-cui doivent avoir plus de treize ans: il suffit de créer un compte de classe, voire de mettre les parents à disposition! (Si: .)
Mais bon, après tout, ce n’est pas comme si les écrans sur lesquels les gamins passent trop d’heures étaient néfastes: , lire le point 2.2, p.2. En même temps, Twitter, quand on veut développer un retard de langage et un appauvrissement lexical, c’est bien suffisant.
Plutôt que de vouloir le Bring Your Own Device des élèves en se référant à leurs smartphones, il serait plus judicieux de leur demander le Bring Your Own Mind.
Ah! Les liens ont sauté, derechef…
On retente, en les plaçant dans l’odre:
1) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/02/09022016Article635905980946035845.aspx
2) https://www.reseau-canope.fr/savoirscdi/cdi-outil-pedagogique/reflexion/twitter-un-outil-au-service-de-la-pedagogie-comme-les-autres/utiliser-twitter-en-classe.html
3) http://www.medecine.unige.ch/cds/ressources/dossiers/documents/Ecrans_Arch.ped..pdf
Quels liens ?
Sanseverina, vous avez raison : ça calme…
Le post restant est actuellement en modération.
Infatti…
On ne s’en lasse pas: https://www.youtube.com/watch?v=h5yg0u1MkDI
Et mes pétitions ? ( enfin, pas les miennes)
Celle en faveur des langues anciennes qui a été lancée par l’APLAES, la CNARELA, SEL, SLL et tutti quanti est très habile, car elle exploite contre le ministère un argument tiré d’une étude du ministère lui-même. C’est très malin. Mais si personne ne la signe…
Pétition Réforme du collège. Latin et grec : l’égalité, un leurre
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=LATINGREC
NON à la disparition programmée de l’allemand
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=rcADEAF
Déjà signées pour ma part, Jean67. J’espère que nous serons nombreux, malgré tout…
Il y eut les « malgré nous » et maintenant les « malgré tout » !
On attend encore le maître des lieux…
J’aime bien le 1er post désespéré et lucide de maxime.
Enfin un prof qui s’est arrêté de se répéter comme un mantra en allant bosser tous les matins:« Je suis incroyablement utile ! ». Parce que faut arrêter vos niaiseries, les profs, vous êtes là pour garder les enfants, pour les nourrir à la cantine, pour que les parents s’en débarrassent, vachement contents d’aller bosser tranquilles, d’aller faire leurs courses, d’aller faire leur partie de tennis et que ça les libère surtout de leur responsabilité éducative vis à vis de leurs mômes abâtardis (circonflexe), processus gagnant-gagnant !
Il faut faire un trou d’aiguille dans votre ego boursouflé, parce qu’on n’attend qu’une chose quand on est un peu conscient et perspicace, tout gamin : en sortir de cette vieillerie impotente, chieuse, raseuse, fâcheuse, ennuyeuse, l’Instructruction Publique.
Parce que je les entends discuter mes potes des MEEF, veulent faire prof par frousse de l’entreprise et pour les vacances ! Vocation ? Vous pouvez répéter ?
« […] être enseignant, c’est avoir la… la… la…
VOCATION.
[…]
Le mot est lâché, le champ lexical de la religion déclôturé, nous sommes passés du métier à la vocation.
Alors je tiens à dire ceci : enseignant, c’est un métier. Il est régi par des textes […], qui s’appliquent à tous ceux qui ont embrassé cette carrière.
Une vocation est une chose intime, qui peut d’ailleurs apparaître ou disparaître, s’intensifier ou s’affaiblir, et qui est du domaine de la croyance personnelle. Pas de la profession.
Je ne demande pas à mon coiffeur, à mon banquier, à mon boulanger, à un ami chef d’entreprise, s’ils ont la vocation. […] Même au prêtre que je n’ai pas, je ne demanderais pas s’il a la vocation. Je pense qu’on peut être un excellent prêtre sans avoir la vocation.
Je pense de même qu’on peut être un excellent enseignant sans avoir la vocation. Je pense de toute façon que chez tous ceux qui disent avoir « la vocation », le mot recouvre des pensées, des visions, des valeurs très différentes d’une personne à l’autre.
Si l’on me posait la question, aujourd’hui, oui, je répondrais : je pense avoir la vocation. Cela ne veu[t] pas dire que je l’aurai demain, ou que je l’aurais si j’enseignais dans une zep violence. J’ai une vocation du lieu et du moment.
Et c’est justement MA vocation qui fait que je ne me laisserai pas faire. Car une vocation va avec une croyance, une croyance personnelle dont on essaye de voir si elle est juste et si elle est bonne, qui sous-tend ma façon de faire, ma façon d’enseigner, et les valeurs que je mets dans mon enseignement.
Alors en appeler à MA vocation afin qu’elle lutte contre elle-même, c’est une monstruosité logique. Dire à un enseignant qu’au nom de ses valeurs, il doit détruire ses valeurs, c’est aberrant.
Ma vocation emmerde les nouvelles pédagogies : elle achète des vieilles grammaires et fait de l’analyse logique. Ma vocation jette à la poubelle toute une partie de la littérature de jeunesse et fait lire Le Roman de Tristan et Iseut. Ma vocation étouffe en salle informatique ; elle dépérit lors des animations citoyennes. La voilà, ma vocation. Et ma vocation est comme une belle plante : plus on la couvre de fumier pédagogiste, plus elle croît. »
(cf. http://celeblog.over-blog.com/article-et-toi-t-as-la-vocation-42849246.html )
Ouais, enfin des élèves de 3ème qui viennent de passer deux heures à entendre et à prendre en notes une explication détaillée, vers après vers, des « Animaux malades de la Peste » qu’ils apprendront ensuite entièrement par coeur
( A ces mots on cria haro sur le Baudet…
Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugement de cour vous rendront blanc ou noir. »)
n’auront probablement pas le même avis que vous sur la « vieillerie »! Pareil pour ceux qui auront lu et expliqué en détail « Le Médecin malgré lui » ou « Le Malade imaginaire » avant d’en apprendre par coeur de larges extraits et d’aller le voir jouer au théâtre ! Tout dépend de ce que vous y mettez, dans votre « vieillerie »! Transformez le cours de français en accumulation de « séquences didactiques » au contenu arbitraire et anarchique, à base de recherche de champs lexicaux, de connecteurs logiques, de schémas narratifs, actanciels ….
( j’arrête, je dégueule!) et vous en faites un lieu que les élèves, chez qui « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », selon le mot célèbre de Cartesius, fuiront à juste titre!
« La liberté absolue c’est cette liberté au milieu des contraintes… »
https://youtu.be/4WffLtT2mjQ
Merci Axel !
Tiens, la Scolopax rusticola s’est minimisée. Deux mots, pas plus aujourd’hui, finie la gastro !
Tt-tt
» Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m’étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage ». Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.
Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.
Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, – tel qu’il se rêvait ! – et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.
J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, – et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule »
Pétition Réforme du collège : latin et grec
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=LATNGREC
Signature à l’instant de Jean-Michel Léost, ancien président de la Société des agrégés.
A la suite d’une passionnante exposition dédiée à Anne-Marie Christin que lui consacre ma fac jusqu’à la fin du mois (http://bibliotheque.univ-paris-diderot.fr/node/1630) je me farcis son « Histoire de l’écriture, De l’Idéogramme au multimédia » ( en fait c’est plutôt un ouvrage sous sa direction). Au début, référence à la découverte des hiéroglyphes qui nie que seul l’alphabet impose les sons d’une langue de la meilleure façon comme on l’a crû longtemps.
La forme actuelle du SMS confirme la séparation des nouvelles générations avec l’image écrite du mot alors que pour les plus anciens c’est l’orthographe impeccablement respectée qui lui donne son vrai visage.
SI on prend comme exemple « Zazie dans le métro », Queneau invente le SMS avant l’heure; qui ne connait « Doukipudonktan », « bloudjinnzes » ou « meussieu ». Aucun jeune adolescent ne serait décontenancé, pour peu qu’il lise encore du Queneau, par ces variations orthographiques (il faudra que je voie le film de Louis Malle pour voir ce qu’il en fait). Peut-être que les profs 0% Bourdieu ne devraient pas trop se comporter en gardiens intransigeants d’une langue écrite traditionnelle et les 100% Bourdieu se garder de dire que toute nouvelle forme dévoyée de l’écriture mérite le respect. C’est juste une question d’équilibre.
Entre seau d’homme et gonorrhée, hervé est l’expression de la chaude pisse qui guette bonnet d’âne.
L’Elysée vient de me proposer d’être ministre des Grecs mais je me tâte …
Je crains une guerre des culottes !
http://www.petitionpublique.fr/PeticaoVer.aspx?pi=LATNGREC
Signée à l’instant, comme la précédente qui date de 2008 ce me semble.
« Et ma vocation est comme une belle plante : plus on la couvre de fumier pédagogiste, plus elle croît. » »
Personnellement, j’aurais tendance à m’étioler sous ce fumier.
La résistance, l’esprit de combat, la montée au front, les offensives vouées d’avance à l’échec…lassant.
Hervé, vous n’êtes qu’un aveugle ( pour rester aimable) ou un misérable troll: vous jugez sans expérience ni compréhension du métier d’enseignant. Je vous laisse à vos arguments de comptoir, ceux partagés par tous les frustrés: ceux qui n’ont pas le poste qu’ils méritent, ceux qui n’ont pas de travail du tout mais vivent avec mes impôts, ceux qui règlent des comptes anciens avec l’EN, etc.
Troll si cela vous convient, mais c’est le nom qu’on donne à tout commentariste qui prend son petit monde à rebrousse-poil dans ce ‘paisible’ blog. Au collège et au lycée, contrairement à l’enseignement que je suis actuellement à l’université, j’ai connu tellement (pas tous !) de profs qui m’ont refourgué pendant des années leurs connaissances approximatives que je trouve a posteriori que c’était une belle escroquerie. Si je jette un regard en arrière sur ces années pas si lointaines, j’éprouve un désagréable sentiment d’avoir perdu de ma lucidité en accordant à des gens une importance qu’ils ne méritaient pas.
« J’estime ne pas avoir à subir les fantasmes carriéristes d’une entité générationnelle réactionnaire et oppressive ! »
Simon Astier, Kaamelott, Livre II
Parce que l’Université est exonérée de connaissances approximatives ?
C’est pas faux !
Alors, on se demande pourquoi vous perdez encore votre temps avec des gens que vous méprisez à ce point. Un peu de logique dans votre comportement ! Et pourquoi vous déversez une telle dose d’agressivité à l’égard de tous les profs et de deux en particulier. Rompicoglioni ! Et je reste polie !
Tiens, reparlons des EPI, les EPI de Candy :
http://www.dailymotion.com/video/x3pk5uf
e^pi = (-1)^-i et de ce fait « Dieu existe ! » disait Euler à Diderot à la Cour de la Grande Catherine… Et à mon aïeul Theodor de démontrer en 1935 que dans un triangle isocèle, si le rapport de l’angle de la base à l’angle du sommet est algébrique mais non rationnel, alors le rapport entre la base et le côté est toujours transcendant…
Que de poésie transcendante dans cet e^pi…
Moi je suis pour si on enlève l’idéologie mortifère de gauche (soustraction impossible !) et si on ajoute les moyens matériels (addition impossible !)…
Je ne regrette rien dans l’enseignement laïc et républicain que j’ai reçu… Certes, tous mes profs n’étaient pas des Brighelli (classe de seconde 83-84 Lycée La Bruyère Versailles)…
« Les mômes maintenant, ils lisent, ils lisent, ils lisent et résultat…ils sont encore puceaux à 10 ans… »
François Rollin, Kaamelott, Livre III.
“Zanetto, lascia le donne, e studia la matamatica »
Si Brighelli ne m’avait confronté en 1983 au « téton borgne » de la Zulietta de Rousseau, moi le petit bourgeois versaillais encore puceau qui m’excusais alors d’être catholique de droite en ces temps de Mitterandie bêlante (avec un accent circonflexe indiquant une voyelle longue…), est-ce qu’en écoutant lascivement (passivement) mon vieux professeur de mathématiques j’en aurais perçu tout le versant érotique ?
Je pense que sans cet enseignement laïc, républicain et ambitieux (pour ceux qui était encore idéaliste…), je serais aujourd’hui comme Ἀντίγονος ὁ Μονόφθαλμος…
« étaient » c’est mieux… Comme quoi l’enseignement devait être quand même un peu approximatif…
Diable !
Ça ne nous fait pas si jeunes, vous et moi — vous surtout, bien sûr…
Hillary Clinton s’est ramassée un gadin de neige dans le New Hampshire …
Elle s’est fait Bernie Sanders … comme on dirait empapaouter par un vieillard de 74 printemps !
Je serais Hillary je me dirais qu’entre Monica et Bernie je dois me méfier !
Plus sérieux : Donald Trump et Bernie Sanders représentent tous deux, malgré ou à cause de leur âge, une véritable alternative à Barack Obama et à son règne essoufflé du politique correct à la sauce américaine.
Enfin vous me direz : en quoi cela nous concerne ? Si vous pensez comme moi que les deux derniers présidents français – Hollande et Sarkozy – n’avaient aucune latitude pour penser librement en-dehors des clous de la pensée politique américaine alors tout changement outre-Atlantique est bon à prendre !
Ils sont interchangeables et tous les deux affinés aux USA chez les Youngs Leaders, il me semble.
Troisième larron, pour faire diversion, c’est le repris de justice de Bordeaux….
Plus spécifiquement : les errements actuels de l’école française sont largement inspirés des errements de l’école américaine !
Il sera très difficile pour les « penseurs » bureaucratiques de la nation de se défaire de leurs anciens liens d’allégeance tout spirituels qu’ils soient.
Si je devais décrire la France au jour d’aujourd’hui aux yeux d’un étranger je dirais : une bureaucratie qui n’a plus de substance morale ! Des institutions périmées comme le Conseil d’Etat, un Etat qui tient par les apparences et maintenant grâce à l’état d’urgence.
Ce ne sont pas les partis qui ont vérolé l’Etat de l’intérieur qui vont proposer une refonte de nos cadres institutionnels.
Le bilan est sévère mais la description est exacte.
Je ne suis que dugong(1), modeste serviteur de mon Maître Dugong(0) dont l’enseignement éclairé m’excite à insérer ceci ici :
La presse : « Selon un journaliste de RFI, l’Etat islamique aurait récemment décapité une belge de 22 ans accusée de sorcellerie »
Le fait qu’elle fut belge a sûrement lourdement pesé dans la balance :
https://www.youtube.com/watch?v=PK8yQ-zpn_k
Cet extrait de « Sacré Graal », définitivement génial, devrait être projeté et commenté dans tous les espe comme antidote à tous les délires du genre mains à la patte d’oie (ou de canard).
PS : exercice pour les cinéphiles : trouver (sans glouglou !) la scène du « septième sceau » de Bergman en rapport avec cet extrait. Les trois premiers à trouver la bonne réponse gagnent à être connus.
Allez, nouvelle chronique ! On repart sur de nouvelles bases !
Bravo à thdo qui a presque immédiatement répondu :
https://www.youtube.com/watch?v=SnD3ZgfEg8s
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