Peut-être avez-vous oublié Jeremy Bentham (1748-1832), l’un des très grands théoriciens de l’utilitarisme et du libéralisme. En 1791, il édite le système du Panoptique, une prison pensée pour que chaque détenu soit sous le regard de gardiens invisibles, perpétuellement présents, sans savoir s’il est ou non observé. À partir d’une tour centrale, le regard plonge sur toutes les cellules. Quelques prisons ont été réalisées selon ce principe, à Autun en France, à Kilmainham en Irlande, et particulièrement le Presidio Modelo à Cuba — voir ci-dessus. George Orwell s’est inspiré de cette théorie en imaginant ce qu’une technique moderne d’écrans et de caméras permettrait à un régime fascisant. Efficacité maximale pour un coût bien moindre que celui des prisons classiques. Michel Foucault, qui pourtant ne connaissait pas les technologies les plus récentes (il est mort en 1984) y voyait « le rêve paranoïaque de notre société, la vérité paranoïaque de notre société ».
Nous y sommes. Un coup d’Etat s’est déroulé sous nos yeux sans que nous y prêtions attention. Pire : il a très largement notre approbation. La Boétie expliquait déjà au XVIe siècle (oui, ça vaut le coup, de lire !) que toute servitude bien pensée devient volontaire. Et que l’esclave, mis en condition, appellera sa servitude « liberté » — tout comme Orwell énonce les grands principes de Big Brother, entre autres « La liberté, c’est l’esclavage ».
Ce coup d’Etat s’est déroulé non sous la cravache d’un général ivre de puissance, mais sous la houlette des technologies de l’information.
Un remarquable article tout récent de Shoshana Zuboff, professeur émérite à Harvard et auteur de The Age of Surveillance Capitalism (2018) explique en détail dans le New York Times le processus de cet asservissement auquel est soumise une population mondiale enthousiaste. Son grand âge elle dit elle-même que cela fait 42 ans qu’elle observe l’émergence du règne digital en tant que force active de la civilisation de l’information — lui permet un recul que nos démocraties modernes, obnubilées par l’instant et oublieuses de l’Histoire (qui n’est plus enseignée) prennent rarement.
Les métaphores usuelles ont un sens. Le « Web », c’est une toile — comme celle de l’araignée, pour capter les papillons. Le « Net », c’est un réseau — un filet, en français cynégétique, celui avec lequel on attrape les petits oiseaux. Les uns et les autres se croient encore libres jusqu’au moment où ils sont dévorés.
C’est ce que l’auteur appelle le capitalisme de surveillance. « Reposant sur la force de leurs capacités de contrôle et pour la sauvegarde des profits engendrés par ce même contrôle, les nouveaux empires ont bâti un coup d’Etat épistémologique anti-démocratique caractérisé par une concentration sans précédent du savoir intime de chacun de nous et le pouvoir incommensurable issu d’un tel savoir ».
Ce savoir se définit par trois questions : Qui sait ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide qui sait ? Le capitalisme moderne détient les réponses à ces trois questions. C’est l’essence de son coup d’Etat.
À parler de l’éventualité d’un coup d’Etat mené par Donald Trump, on a occulté le coup d’Etat réel, qui a consisté à gommer le président des Etats-Unis, interdit de communication par Facebook et Twitter. Au mépris du Ier amendement — au nom duquel l’ex-président vient d’être exempté de toute responsabilité par le Sénat.
Ce coup d’Etat est passé par quatre phases distinctes.
Premier temps : appropriation des vies individuelles comme ressources d’information. Puis, second temps, montée des inégalités selon ce que vous représentez en termes de potentialités économiques. Les algorithmes, à ce stade, définissent l’intérêt que l’on vous portera. L’information sur l’âge, par exemple, permet de vous inclure dans un segment précis et de vous adresser des publicités juteuses — du Viagra pour tous aux douches aménagées en passant par les ascenseurs greffés à vos escaliers. La troisième étape — nous en sommes là — est celle du chaos produit par des structures de désinformation — la présente épidémie est un exemple frappant. Le quatrième temps sera l’institutionnalisation de la domination des acteurs majeurs — les GAFAM et ce qui orbite autour de ces compagnies majeures —, voués à terme à remplacer les structures démocratiques. Personne n’a élu Jeff Bezos (Amazon), Bill Gates (Microsoft), Larry Page et Sergey Brin (Google), Tim Cook (Apple) ou Mark Zuckerberg (Facebook). Mais ils ont le pouvoir effectif, et leur poids financier, outre le financement direct d’hommes politiques, leur permet de contrôler n’importe quel gouvernement — voire de le faire élire, afin de conserver une façade derrière laquelle les vrais maîtres s’en donnent à cœur joie. Nous militons éventuellement pour le renforcement des contrôles aux frontières, sans réaliser que pour les géants du Net, il n’y a pas de cyber-frontière, et que le marché global définit ses propres critères de pénétration et de rejet.
De ce point de vue, l’islamisme hostile aux Etats démocratiques est parfaitement compatible avec le cyber-marché. Après tout, les fanatiques aussi sont des consommateurs.
Nous pouvons opter pour une société démocratique, ou pour une société de surveillance, mais pas pour les deux. Le grand combat a commencé : ce sera l’affaire de cette décennie qui commence.
Dans l’appropriation de la démocratie par les grandes sociétés, tout est utilisé. Le 11 septembre impliqua une surveillance générale aisément acceptée. Les agences d’espionnage durent se rallier à des entreprises privées pour espionner partout dans le monde, bien au delà des contraintes constitutionnelles ou légales. L’exception anti-terroriste est devenue la règle. Que les responsables américains accusent Huawei de stocker des informations sur les citoyens américains est une plaisanterie, quand on sait que la CIA en fait autant au niveau mondial depuis deux décennies au moins.
La beauté de la métaphore « Web » tient au schéma neuronique de la Toile. Se connecter, c’est connecter d’autres « amis », c’est étendre l’empire du Bien (on suppose que le Mal, lui, cherche à se dissimuler). Comme aux premiers temps du capitalisme, il y a collusion entre l’impératif économique et l’impératif moral.
D’où le puritanisme (on sait les liens de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme, pour reprendre le titre du plus important ouvrage de Max Weber) de ces géants du contrôle. Un algorithme est sans humour ni nuance. Les seins de la Liberté guidant le peuple sont proscrits par Facebook. C’est amusant, et anecdotique. Mais des milliers de mots sont sous surveillance : notre liberté d’expression s’arrête là où l’ont décidé les marchands qui nous gouvernent, et qui décident de qui mettre en place, à l’échelon gouvernemental, pour ne pas heurter le business.
Voilà déjà longtemps que nous avons appris à nous arrêter aux feux rouges, sans que la présence d’un agent soit nécessaire. Un système informatisé régit notre conduite. Il en est de même au niveau de l’information : des robots décident désormais de ce qu’il nous est loisible de dire ou de croire. Toute critique des traitements anti-COVID recommandés par les grandes compagnies saute automatiquement. Nous pouvons bien nous gausser des Chinois qui n’oseraient plus une opinion négative sur Xi Jinping. Contester Pfizer ou dire du bien de Didier Raoult nous fait basculer automatiquement dans l’empire du Mal. Se promener sur les sites de QAnon — même pour information — nous signale à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), nous apprend le Figaro. En revanche, vous pouvez impunément fréquenter le site de l’« influenceuse » Léna Situations, qui fait la promotion de la marque Zara — et acheter son livre. C’est sans danger.
Seule une insurrection démocratique (mais voilà : on est parvenu à faire croire que l’insurrection est par essence anti-démocratique) peut renverser le cours des événements. Il faut démanteler les GAFAM, parce que ces compagnies sont en train de nous démantibuler. Le capitalisme à l’ancienne avait brisé certains des trusts qui s’étaient constitués dans la foulée de la révolution industrielle. C’est ainsi que la Standard Oil fut éparpillée façon puzzle en 1911, ou AT&T en 1982. Mais c’est fini. Les procédures lancées contre IBM ou Microsoft ont été abandonnées. Apple est aujourd’hui poursuivi pour entente illicite avec d’autres éditeurs numériques — qui ont accepté de payer une amende préventive pour éviter justement des sanctions plus lourdes. Une goutte d’eau dans leurs bénéfices.
Les gouvernements sont impuissants parce qu’ils ont été mis en place par ces structures supra-nationales. C’est aux peuples de reprendre le pouvoir — mais s’ils préfèrent surfer sur Facebook ou s’indigner sur Twitter…
Jean-Paul Brighelli