Comme un seul homme ils se sont confinés. Dès qu’on le leur a dit. Dès qu’on les a sifflés. Ils ont sagement rempli les Ausweis inventés par le gouvernement, et ne sortent plus qu’en catimini, guettés par une peur du gendarme qu’ils n’ont jamais, éprouvée à ce point, la France étant depuis toujours un pays qui aimait flirter avec la limite. Mais c’est fini. Ils se relaient pour sortir le chien, mesurent exactement le kilomètre fatal qui leur est octroyé autour de leur immeuble, et consentent à cuisiner des pâtes et du riz à tous les repas. Fin de la gastronomie française. D’ailleurs plus personne n’invite qui que ce soit. On se fait des apéros virtuels, sur Skype. C’est plus prudent, si c’est moins convivial.
Ils ont aussi abandonné sur ordre leurs parents âgés placés en maisons de retraite, avec lesquels plus aucun contact n’est autorisé. Et quand ils meurent, ils ne sont pas les bienvenus au cimetière.
Ils ont aussi, sur ordre, renoncé aux livres, aux films, au théâtre. Le pays des Lumières s’est clos à la Culture.
Qui a donné les ordres ? Non pas le gouvernement, qui n’a jamais été dans cette affaire qu’une courroie de transmission quelque peu erratique, mais un collège d’experts scientifiques investi de tous les pouvoirs.
Je les vois d’ici se frotter les mains en savourant l’instant mouton qu’ils ont imposé au peuple qui prétendument résistait encore et toujours… « Cher confrère, si on faisait les écoles ? Cher ami, si on interdisait aux bars et aux restos de rester ouverts ? Cher collègue, fermons les bibliothèques — la lecture du Vidal leur suffira bien… »
Peut-être vous rappelez-vous Knock — qu’ils n’ont pas lu, pour la plupart, ils ne sont pas très doués pour les Lettres, à tel point qu’ils récusent d’emblée ceux d’entre eux qui sont arrivés en Médecine en sortant d’un Bac littéraire. Vers la fin de la pièce, l’homme qui a mis au lit la quasi-totalité du canton se frotte les mains et d’un air illuminé, s’écrie : « Songez que, dans quelques instant, il va sonner dix heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois… » (Jules Romains, Knock, III, 6, 1924)
Triomphe de la médecine. Les médicastres sont au pouvoir, et imposent leurs vues souveraines sur une population sommée par des médias insatiables de rester chez elle, les mains dans l’évier et le nez sous masque.
Les chaînes d’info en continu recrutent à tour de bras les nouveaux puissants du jour. N’importe quel hurluberlu, pourvu qu’il porte une blouse blanche, est désormais susceptible de vivre ses 15 minutes de gloire télévisuelle. Certains — les « bons clients », comme on dit sur les chaines — plus souvent que d’autre. On en a même trouvé un, à tête et tenue de croque-mort, pour venir tous les soirs égrener la comptabilité macabre de l’épidémie. Et les foules angoissées basculent alors sur les médias adéquats pour entendre les litanies de ce nouveau Savonarole. Tous ensembles figés devant l’étrange lucarne. À la même heure.
Comme disait Rabelais :
« Soudain, je ne sçay comment, le cas fut subit, je n’eus loisir le consyderer. Panurge sans autre chose dire iette en pleine mer son mouton criant & bêlant. Tous les aultres moutons criant & bêlant en pareille intonation commencèrent soy jecter & saulter en mer après à la file. La foule estoit à qui premier saulteroit après leur compagnon. Possible n’estoit les en garder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, toujours suyvre le premier, quelque part qu’il aille. Aussi le dict Aristote, lib. 9. De histo. animal., estre le plus sot & inepte animal du monde. » (Quart livre, chap..VIII, 1552)
À bien considérer ce mimétisme de la trouille, on s’aperçoit qu’il ne date pas d’hier. Ça n’a pas commencé avec le coronavirus. Cela fait déjà un certain temps que, comme disait Roger Gicquel en 1976, la France a peur. Sauf que le présentateur ajoutait aussitôt : « Oui, la France a peur et nous avons peur, et c’est un sentiment qu’il faut déjà que nous combattions je crois. » Parce que la peur, jugeait-il, est mauvaise conseillère. Désormais, elle est conseillée.
C’est que c’est bien pratique, la trouille. Cela confine la pensée avant même les corps. Cela interdit de vivre, d’être libre, d’être heureux. Gros coup réussi là par quelques morticoles avides de pouvoir, faute d’avoir pu. On croyait les économistes installés pour des siècles au sommet de l’Etat, mais ils ont été balayés par les experts de l’infiniment petit. Gros coup d’Etat.
On a connu des peurs similaires. Florence, à la fin du XVe siècle, trois ans durant, s’est abandonnée à Savonarole. Elle a érigé un « bûcher des vanités » où elle a sacrifié ses livres et ses œuvres d’art. Botticelli a brûlé nombre de ses toiles les plus belles. « Repentez-vous ! » hurlait le moine diabolique. Si la ville la plus intelligente de son époque a pu se laisser aller à tant de misère, c’est qu’il y a parfois dans l’homme un réflexe de peur primale qui submerge tout raisonnement. Mais les tavernes florentines ont rouvert, malgré lui, on a arrêté le faux prophète, on l’a torturé, puis pendu et brûlé. Ainsi périssent les menteurs.
Si ce pogrom de 1496 vous rappelle quelque chose, vous avez gagné. Régulièrement l’instant mouton se révèle pour ce qu’il est : un instant fasciste. L’instant où l’individu consent à abolir sa liberté, parce qu’on a instillé en lui une peur supérieure à l’instinct d’aller à sa guise, d’aimer comme il le sent, de parler à l’aventure.
La France s’est révélée pleutre à plusieurs reprises ces dernières années. Une intense campagne médiatique a fait basculer l’opinion, en septembre 1992, dans le camp du Oui à Maastricht. Les Français se sont repris, et en 2005 ils ont voté contre le traité établissant une constitution pour l’Europe — contre l’avis de tous les principaux partis. On a contourné leur vote deux ans plus tard, on les a fait cocus d’une victoire — et ils n’ont rien dit. L’instant mouton, l’instant fasciste.
C’en était fini, le règne des grands argentiers commençait, le discours sur la dette, bla-bla-bla, les efforts à faire, les impôts à payer, 80 km / heure… Puis le règne des morticoles est arrivé. Pas de rassemblement de plus de deux personnes. Sur la France entière, même dans des régions — la Lozère par exemple — où il n’y a pas un seul malade. Ils ne veulent voir qu’une seule tête — courbée, si possible. Des drones surveillent nos déplacements, des puces surveillent nos téléphones, on a même pensé faire porter un bracelet électronique à toute la population. Des hélicoptères sont même dépêchés en montagne pour traquer les randonneurs susceptibles d’infecter — infecter qui, au fait ? Les mouflons ?
Les plages sont interdites — pas seulement les plages très fréquentées, pas les Catalans l’été, mais les immensités languedociennes ou landaises, où la « distanciation sociale », comme disent ces spécialistes du confinement, est pourtant de fait. Les parcs sont clos, les bois interdits — parce qu’il n’est pas question de rire. La morale nouvelle interdit de s’amuser. Vous courrez un kilomètre — pas cent mètres de plus. Vous ne vous arrêterez pas pour dire bonjour à la voisine — sous peine d’amende. Vous n’achèterez que des produits indispensables — comme si le futile n’était pas essentiel. Et vous n’irez pas sous les fenêtres de votre grand-mère emprisonnée dans un EHPAD — sous peine de sanction. Laissez-la donc mourir sous Ritrovil. C’est pour son bien et le vôtre.
Ainsi parle non pas le corps médical, composé de praticiens consciencieux qui font de leur mieux, mais quinze ou vingt « spécialistes » désignés hors de toute consultation et qui mettent le pays en coupe réglée. Sachez-le : dorénavant les concours de médecine n’évalueront plus la capacité à soigner, mais l’habileté à lécher les pieds de ces experts auto-proclamés.
Quelques pays ont évité le confinement — avec de meilleurs résultats que la France, voyez la Suède. Quelques autres commencent à exploser et voient des manifestations anti-confinement. Mais pas la France. En France, on en veut encore, on veut se confiner jusqu’à la mort — qui viendra de toute manière, et qui risque de venir vite, parce que la peur du Covid empêche les autres malades de se soigner. Et ils rempliront les morgues, très bientôt.
On vous prépare une sortie de confinement encore plus exigeante, encore plus totalitaire, à grands coups d’ordonnances scélérates que les Français confinés n’ont même pas vu passer — et qu’ils n’ont pas le droit de contester. Vacances raccourcies, temps de travail allongé, chômage massif, enseignants terrorisés par leurs élèves. Nous sommes mûrs pour l’article 16. « Dans quelques instants, soixante-cinq millions de thermomètres vont pénétrer à la fois… »
Jean-Paul Brighelli
PS. Tiens, je vais me remettre deux films sublimes sur la liberté : Seuls sont les indomptés, de David Miller — Kirk Douglas refuse d’obtempérer, ce n’est pas dans son cul que l’on plantera un thermomètre. Et le Rebelle, de King Vidor — où un architecte de génie — Gary Cooper, grandiose ¬— est brimé par ses confrères, parce qu’il ne construit pas dans le style classique, ni selon les normes qu’ils ont décidées. Si cela vous rappelle quelque chose, c’est que tout espoir n’est pas perdu.
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