45 ans d’enseignement — noces de vermeil. Mais quasiment 50 ans d’Education Nationale — noces d’or.
Qui m’aurait dit, inconstant comme je suis, qu’en passant l’Agrégation de Lettres en 1975, trois ans après mon entrée à l’ENS, je respecterais un pareil engagement ? Mais il en est de l’Enseignement comme de toutes les histoires d’amour. Certains convolent pour l’argent — ils sont vite déçus, c’est un métier qui ne rapporte rien, sinon des sarcasmes. D’autres par passion — mais voilà, ça finit vite en feu de paille, et l’enseignant blousé par l’objet de son amour erre, lamentable, dans les salles des profs, en maudissant ses élèves…
Et puis il y a les mariages de raison — les seuls qui tiennent. N’attendre de l’autre que ce qu’il peut donner, et ne rien lui promettre qu’on ne puisse tenir.
Qu’ai-je promis à ces 4500 élèves fréquentés en 45 ans ? De les amener au plus haut de leurs capacités. Les leurs, pas celles du voisin. On ne progresse pas en s’alignant sur le plus malhabile — même si c’est devenu, depuis presque trente ans, le principe de ceux qui ont démantelé l’Ecole de la République, ces « pédagogistes » qui vous en feront voir, si jamais vous choisissez ce métier de chiens et de seigneurs. Parce qu’ils seront encore là — comme les tiques sur un dogue.
Métier de chien : j’ai été promené à des centaines de kilomètres parfois de mon domicile. À part ces dix dernières années, où par hasard j’ai enseigné dans le lycée où je fus élève, je n’ai jamais enseigné à moins d’une heure et demie de chez moi — trois heures de transport par jour, dans des trains de banlieue ou des cars. Au bout de l’épuisement.
Mais le vrai transport en commun, c’était avec vous que je le vivais. On ne fait pas ce métier sans y avoir été appelé : c’est ce que l’on appelle une vocation. Une mission. Et on n’y persiste pas sans amour.
Savoir si vous le méritiez n’a jamais été la question. Si on se séparait du partenaire de sa vie à chaque déconvenue… C’était le job — et le job m’a maintenu à flots aux heures sombres. Regarder des rails, dans une banlieue sinistre, avec concupiscence — et ne pas sauter parce qu’on a rendez-vous avec 30 ou 35 garnements qui ne maîtrisent pas encore l’accord du participe passé avec le COD antéposé. Une excellente raison de survivre. Au fond, c’est moi qui vous suis redevable.
Oui, je vous dois au moins autant que ce que je vous ai donné — ou essayé de donner. Enseigner fut vital : l’administration d’ailleurs compte sur la niaiserie de ceux qui, comme moi, se sont fait un devoir d’enseigner. Ce fut une religion laïque, une foi sans dieu ni messie. À quoi bon ? Je m’étais écrit mon chemin.
Nous avons tous besoin de transcendance. Ce métier m’a donné, en la matière, tout ce que je désirais. D’où mon incompréhension parfois devant l’attitude de certains de mes collègues. D’où ma colère aussi, face à ceux qui ont délibérément saboté l’Ecole pour la plus grande satisfaction de leur Ego de cloportes. Les ministres successifs les ont promus, ou les ont tolérés, quand ils auraient dû les révoquer d’entrée. Ou les pendre. Tant pis. On enseigne aussi contre le système.
D’ailleurs, sauf dans les moments où l’on m’imposait un programme précis, je n’ai jamais compulsé les instructions officielles. Mon job, c’était d’enseigner la langue et la littérature française — et j’étais le mieux à même de savoir, en fonction des êtres réels que j’avais face à moi, ce qu’il convenait de faire d’abord — ou ensuite. Vous faire monter au plus haut de vos capacités. Allier le prêt-à-porter et le sur-mesure.
Une seule fois je me suis laissé aller à assister à l’une de ces séances de formation dont tant de profs sont avides. Deux Inspecteurs prétendaient analyser un texte de Voltaire. Au bout de dix minutes, constatant qu’ils alignaient contresens et approximations sur un ton péremptoire, j’ai fait mine de poser une question innocente, et j’ai repris le texte à la base. En détail. Ça ne m’a pas rendu leur ami, ils ont tout fait pour saboter ma carrière — mais il est des sacrifices qu’il faut savoir faire.
Donner une culture ne devrait pas poser de problèmes à quiconque — si les pédagos ne s’étaient mis en tête d’écrire « cultures » au pluriel, et de promettre de « respecter » les idées des uns et des autres, et ne s’étaient interposés entre la lumière et vous.
Respect mon cul, dirait Zazie. À tout respecter, on ne progresse pas. Enseigner, c’est violer chaque jour davantage. Ebranler le patrimoine et le matrimoine. C’est initier. Et libérer enfin.
Nous ne sommes pas là pour amener la paix, mais la guerre — guerre aux poncifs, aux idées reçues, aux certitudes. Ne rien laisser debout — et rebâtir ensuite.
Hasards de carrière, choix personnels aussi, j’ai enseigné longtemps dans des établissements oubliés de tous, en zone agricole où l’on apprend l’arithmétique en comptant les rangées de betteraves, ou en Zones d’Exclusion Programmée, à la périphérie de la périphérie, où l’on apprend la géométrie en comparant les HLM.
D’aucuns vous suggèrent aujourd’hui d’apprendre la langue en écoutant des chansons qui la broient en un magma infâme. Pour votre bien, disent ces bons apôtres — qui chez eux nourrissent leurs enfants avec Bach ou Racine.
Quelle bande de salopards, quand j’y pense…
La langue française est celle qui a été écrite, des siècles durant, par les meilleurs écrivains — pas dans les borborygmes de la rue. Face à des élèves qui croyaient que Ministère AMER était l’alpha et l’oméga de la poésie, j’ai commencé un jour l’année par Mallarmé — « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Et mes loulous ont fort apprécié que je ne les prenne pas pour des crétins — tout ce à quoi ils avaient eu droit jusque là.
Parce qu’on vous a pris pour des crétins — individuellement et collectivement. On vous a enserré dans des ghettos, on vous a fait croire que l’orthographe était un rite bourgeois, que les ordinateurs bientôt vous déchargeraient de ces contraintes minuscules et essentielles… Ah oui ? Tapant sur mon portable, sur la page Facebook d’une amie, la sentence latine bien connue, Asinus asinum fricat (l’âne frotte l’âne, ou, si vous préférez, les connards se congratulent), la machine a corrigé immédiatement en « anus assidûment frit »… « Intelligence artificielle » est un splendide exemple d’oxymore. L’ordinateur le plus puissant est un âne. Comme ceux qui vous disent le contraire.
Je vous laisse en cours d’année — en cours de trimestre même. J’ai fait ce que j’ai pu pour vous transmettre, jusqu’au bout, le goût de la langue, de la littérature — et l’ambition. Ne laissez personne — et surtout pas ceux qui voudraient réserver les places pour leurs propres enfants — vous dire que « ce n’est pas pour vous ». Ne laissez pas vos parents brider vos ambitions. Allez jusqu’au bout de ce que vous pouvez faire. C’est une course de longue haleine, que l’on est tenté parfois d’abandonner, mais il y a toujours une réserve, un deuxième souffle. Choisissez-vous un destin qui soit en accord avec vos désirs — et ne laissez personne décider de ce que sont vos capacités. Bien sûr que vous n’intégrerez pas tous les plus grandes écoles. Mais réussissez au moins au plus haut de vos capacités. Et vous pouvez tous davantage que ce que l’on vous a fait croire : aucune histoire n’est écrite d’avance.
Jean-Paul Brighelli
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