La scène se passe dans la salle des professeurs d’un grand lycée marseillais implanté dans les Quartiers Nord. Nous sommes le vendredi 2 avril, à midi, dans quatre heures ce sera le début du confinement général voulu par Macron et Castex — mais pas par Blanquer…
Celle qui parle est une prof de Lettres chevronnée, 20 ans de bahut. Elle est arrivée avec un grand « Ouf ! » — « Putain, encore deux heures et c’est fini-ni-ni ! »
Et d’expliquer :
– J’ai prévenu mes Premières : Baudelaire, je ne le ferai pas. Ça me fait
chier, et de toute façon, ils n’y comprendraient rien. Je leur ai dit : « Au Bac, il y aura deux disserts, et deux commentaires de texte. C’est bien le diable s’il n’y a pas quelque chose là-dedans sur quoi vous pourrez torcher trois pages. Et si jamais vous avez une mauvaise note, faites un courrier au rectorat, je vous donnerai l’adresse, en menaçant de porter plainte, comme quoi vous avez été désavantagé par la situation, les cours en demi-groupes, une semaine sur deux, complètement démobilisés, on ne peut pas vous faire payer la situation épidémiologique — vous verrez, on vous remontera votre note… »
« Et la grammaire ? Non, j’en ai pas fait, de la grammaire ! M’en tape, des programmes ! Et puis ils n’y comprennent rien, aux règles d’accord et aux conjugaisons ! Qu’est-ce que tu vas les emmerder avec ça ! Leur ordinateur écrira bientôt à leur place ! Et puis, tu crois qu’ils ont besoin d’écrire pour dealer du shit à Frais-Vallon ? Compter, oui, à la rigueur !
« Et ça, je leur ai expliqué, c’est si le Bac se tient bien avec un écrit et un oral. Mon syndicat — le SNES — va tout faire pour qu’il n’en soit pas ainsi. Ils ont déjà commencé à plaider pour une suppression de la Philo et du « Grand oral » — mon cul, le grand oral !
« Déjà qu’on était payés plein pot pour un mi-temps, on va être payé plein pot à rien foutre. Elle est pas belle, la vie ?
« Et en attendant, qu’est-ce que tu fais, Josette, pendant les vacances ? »
Je préfère prévenir : c’est le verbatim sans fioritures d’une conversation cueillie au vol par une autre prof de Lettres du même lycée qui s’échine depuis novembre à envoyer des cours entièrement rédigés et des corrections de disserts via Pronote à ses élèves de Première, qui passe une bonne part de son temps à correspondre avec des parents anxieux, et qui n’a jamais, en cinq mois, fait deux fois le même cours — ce qu’elle dit en direct, elle l’écrit à l’usage du groupe qui n’était pas là, et ainsi de suite.
Mais elle n’a pas autant de bouteille que sa collègue. Elle n’est pas même dans le même syndicat — quoique le sien fasse chorus, depuis quelques mois, avec le SNES. Elle n’a pas à la bouche la revendication si originale, « des moyens ! Des postes ! » — parce qu’elle sait, elle qui a passé CAPES et Agrégation et a vu le niveau de ses condisciples, y compris de ceux qui étaient finalement acceptés comme profs, que le niveau des titulaires est parfois accablant, celui des intérimaires terrifiant, et celui des étudiants qui entrent aujourd’hui en master MEEF indescriptible.
C’est très étrange, cette bisbille entre Blanquer et le duo fatal Macron / Castex. Comme autrefois avec le duo Macron / Philippe. Dès que Blanquer dit quelque chose, on le contredit dans les deux jours qui, suivent. Le ministre ne voulait pas fermer les écoles — ce que les Fédérations de parents, qui ont vu de mars à juin dernier ce que c’était que de faire classe à la maison, approuvaient fort. Mais les médicastres qui conseillent le Président et se croient présidents à sa place en savent plus long : il faut arrêter la France, pourrir encore des élèves désarçonnés par des mois d’interruption, laisser planer une incertitude sur les examens, créer une angoisse dans tout le pays. Que des milliers de mômes soient déscolarisés dans leur tête leur importe eu : leurs propres enfants, s’ils en ont, sont à l’abri des aléas sanitaires et politiques. Alors ceux des classes les plus pauvres…
Un enseignant est là pour lutter contre la pauvreté culturelle. Pour donner toutes leurs chances à ceux qui ne sont pas nés avec une cuiller en argent dans la bouche. Pour leur ouvrir les portes de l’ascenseur social — ou au moins celles de l’escalier de service. Pour les faire travailler deux fois plus que leurs camarades fortunés, parce qu’ils partent de plus bas. Pour les amener, chacun, au plus haut de leurs capacités. Ou, pour parler comme Baudelaire, de prendre leur boue et d’en faire de l’or. Ah oui, j’oubliais :« Baudelaire, ça les fait chier ! »
Pas pour se demander anxieusement ce qu’ils vont bien pouvoir glander pendant un confinement qui pédagogiquement est une aberration, mais qui satisfait le « droit à la paresse » des plus démissionnaires d’entre eux — et leur nom est légion.
Jean-Paul Brighelli