Le 5 décembre 1870, Alexandre Dumas mourait près de Dieppe — au moment même où l’armée française abandonnait Rouen aux Prussiens et se repliait savamment au Havre.
Les Trois mousquetaires est le premier roman un peu long que j’ai lu — vers 8 ans. Et que j’ai relu depuis au moins une fois par an.
L’attitude des universitaires envers Dumas a été globalement dégueulasse. Sous prétexte qu’il eut, pour certains de ses romans, quelques nègres qui lui préparaient la besogne, il est rejeté des études universitaires. On le prend en considération, à la rigueur, dans le cadre de thèses sur le roman feuilleton, ce sous-genre où s’illustrèrent quand même Balzac ou Zola. Serial writer, probablement.
Puis j’ai lu Vingt ans après, déjà bien plus sombre, que je n’ai vraiment compris que lorsque moi-même j’ai eu quarante ans (c’est l’âge de D’Artagnan dans cette suite) et que les amis autour de moi ont commencé à disparaître.
Puis Bragelonne.
« C’est très Vingt ans après ! » avait coutume de dire Proust pour expliquer la fuite du temps. « Pis encore ! renchérissait Lucien Daudet, c’est très Bragelonne ! »

J’ai fait une hypothèse sur la création des quatre mousquetaires : ils sont la réfraction, chacun dans son domaine, du père d’Alexandre, le général Dumas. D’Artagnan lui emprunte son habileté aux armes, Aramis sa force de séduction, Athos sa noblesse, et Porthos son physique de géant.
Ce qui explique l’anecdote suivante…

Dumas écrivait le plus souvent directement dans les locaux des journaux qui l’éditaient. Il arrivait après le spectacle, après le souper, vers minuit, saisissait les feuilles qu’avait noircies Auguste Maquet dans son travail préparatoire, et s’enfermait seul dans un bureau, pendant que les protes de l’imprimerie, au rez-de-chaussée, attendaient la copie.
Seul, car il se déshabillait pour écrire — et comme plus tard Hemingway, il écrivait debout.
Une nuit, Maquet, qui attendait à la porte pour porter d’urgence la copie aux imprimeurs (le feuilleton était imprimé sur la dernière page, solidaire de la première, pas de journal fini sans lui), ne voit rien sortir. Vers deux heures et demie, il hasarde trois coups, d’un index timide, sur la porte, et n’a pour réponse qu’un grognement d’ours mal léché.
Une heure plus tard enfin, Dumas paraît — en chemise, une épaisse liasse à la main, ses beaux yeux bleus pleins de larmes.
« Mais Alexandre… Mais que se passe-t-il ? »
Et Dumas, en lui tendant sa copie du jour, lui répond : « J’ai dû faire mourir Porthos. » (chapitre CCLVI). Une amie proche, quelque peu journaliste, m’a confié que comme moi, elle ne peut lire ce passage — ni, plus loin, la mort d’Athos — sans avoir les larmes aux yeux.

J’ai une théorie personnelle sur ce qui fait écrire — une activité absurde, quand on y pense.
C’est un travail de deuil — qui, comme tout travail de deuil, est impossible à mener à son terme. Un travail de deuil qui concerne une personne très chère, en général mal connue de l’auteur — son père ou sa mère, le plus souvent. J’ai dressé la liste des écrivains qui ont perdu précocement l’un de leurs parents : c’est effarant.
Bien sûr, vous avez des deuils de seconde catégorie — Lamartine perdant sa maîtresse. Les Méditations, qui ne sont pas un recueil sans talent, sont sorties de la mort de Mme Julie Charles, dite « Elvire ».
Et les deuils de troisième ordre, la fin d’une liaison. Le seul roman de Laclos est né d’une aventure de ce genre — et le roman a suffi à épuiser le deuil. D’où le fait que le plus doué de nos romanciers n’a même pas songé à écrire un  second tome.

Dumas a perdu son père quand il avait 3 ans — et à en croire ses Mémoires, il en a gardé un souvenir très vif.
Cette mort, il a tenté toute sa vie de l’enfouir sous des tonnes de papier. Le feuilleton convenait admirablement à ces funérailles toujours recommencées.
Alors, tuer Porthos, c’est quasi œdipien. C’est aussi tuer la base même de son inspiration. Après Bragelonne, où trois des quatre mousquetaires disparaissent, l’inspiration de Dumas se tarit. Il part en Sicile avec sa très jeune maîtresse porter des armes à Garibaldi, il se lance dans l’expédition des Mille, devient directeur des musées de Naples, rentre enfin dans cette France de Napoléon III que Hugo, l’un de ses amis intimes, a désertée. Il a cinquante ans et des poussières, le romantisme est derrière lui. Comme il a une vitalité exceptionnelle, il mettra vingt ans à en mourir.
Requiescat — etc.

Jean-Paul Brighelli

Et pour qui voudrait en savoir davantage :510CR8AG5ZL