Augustus Egg (1816-1863) The Travelling Companions, 1862

Ce qui suit est le premier chapitre d’un roman intitulé, pour le moment, Le train de 12h37. Un roman très noir dont l’héroïne est une spécialiste de la bibliophilie de luxe et de l’assassinat tarifé. À vous de me dire si j’envoie ça à un éditeur — mais à qui ?

« Pardon », dis-je en retirant mon pied. Elle secoue sa jolie tête pour me signifier que non, ce n’est rien, ces carrés empêchent les voyageurs de prendre leurs aises. Je changerais bien de place, mais le TGV est vraiment bondé, en ce tout premier jour de vacances d’été. Un seul arrêt — à Avignon — de Paris à Marseille : il nous faudra cohabiter au mieux. Sur ma droite, une dame entre deux âges, mais en quête inconsciente de son premier cancer, cherche dans son sac un album à colorier pour occuper l’affreux gamin assis en face d’elle, qui a déjà demandé deux fois quand on arrivera alors qu’on n’a pas dépassé Maisons-Alfort. Il est inconcevable qu’on n’ait pas la droit de tuer les enfants quand on devine en eux l’adulte qu’ils deviendront.
La grosse dame sent le shampooing mal rincé et la sueur de rousse. Mon épaule touche parfois la sienne. Les trois heures à venir ne seront pas drôles. Au moins, je suis côté fenêtre, je regarderai passer les vaches.

Nous avons franchi le long tunnel qui marque la fin de la proche banlieue. Au-delà, le train roule au milieu d’une forêt dense : on passe, le temps du tunnel, d’un bâti continu à un paysage champêtre de bois et de taillis. J’ai pris cette ligne des dizaines de fois, je n’ai jamais vu, de l’autre côté du léger grillage qui protège les voies, passer un quelconque animal.
Je regarde la jeune fille en vis-à-vis. Elle garde la bouche à demi-ouverte, comme si elle avait été modelée à jamais par une bite longuement sucée. « Sans doute a-t-elle l’anus dans le même état », pensé-je. C’est une de ces créatures jolies et molles, mignonnes à vingt-cinq ans (peut-être a-t-elle un peu moins), qui s’affaissent à partir de trente. Sa fesse, pensé-je — ah ah. Je suis d’excellente humeur.

J’ouvre le livre choisi pour le trajet, Sévices, l’ultime roman de Ted Lewis — il est mort deux ans plus tard, noyé dans son dernier whisky. Je regarde le titre anglais originel : GBH, grievous bodily harm. Ted Lewis fait rarement dans la dentelle. C’est l’Angleterre noire, celle des photos de Don McCullin vues il y a deux ans à Arles, pendant les Rencontres photographiques — à l’église Sainte-Anne, mais qui s’en soucie ? J’avais à faire à Arles… J’en ai profité, après, pour visiter les expos. Donc, Ted Lewis, mêmes pavés luisants du cœur industriel en déclin, scotch au breakfast, chemises au col douteux, créatures délicieusement molles et victimes. Et une certaine propension à la violence.
« Sévices est un roman aussi direct que bouleversant. La force de la première scène, dans laquelle un groupe de truands, conduits par un chef psychopathe, torture à mort un autre truand… » Ainsi Robin Cook, qui a préfacé le livre, commence-t-il. Alléchant. Mais au lieu de lire la suite, j’ai levé les yeux. La fille en face cherche une position commode pour dormir. Elle a toujours la bouche entrebâillée. De jolies dents, bien blanches, avec deux fortes palettes en haut qui doivent scalper en souplesse le chauve à col roulé des messieurs qui s’y enfournent. Elle rouvre les yeux, des yeux très connement bleus, elle voit que je la regarde vaguement, elle sourit. « Elle doit aimer les coups », pensé-je en lui renvoyant son sourire. J’aurais bien aimé que ses yeux soient délicatement gris, de cette nuance toujours proche des larmes qui m’émeut tellement quand je regarde les films de Michelle Pfeiffer. Comme quoi, un peu de conjonctivite chronique, et votre carrière est lancée. Mais ils sont bleus, le bleu le plus usuel. Et ils expriment un vide intersidéral. Tant pis. Ils doivent pleurer quand même.
Elle porte un chemisier généreusement fendu jusqu’au soutif. Elle fait de son mieux pour être nulle et vulgaire, et elle y réussit très bien.
Bon, décidément, elle ne dormira pas. Elle fouille dans son sac posé par terre et en ramène le dernier numéro de Closer. Bien sûr ! Starlettes et reality TV. Elle en rêve certainement. S’exhiber sur petit écran, expliquer comment elle en est restée au stade anal, et que son copain aime ça lui aussi… Qu’une fois par mois ils vont aux Chandelles, où elle se tape tout ce qui passe à sa portée pendant que son jules regarde, intéressé — mais elle n’ira pas jusqu’au mot candaulisme, on n’apprend malheureusement pas ça, à l’école. Ça ne fait pas partie de son vocabulaire. Putain, mais qui a délivré à ses parents le permis de copuler pour faire ça ? Et les profs qui l’ont laissée dans cet état ! Pendez-les tous ! Ah, qu’ils aient une seule tête, et que je puisse la couper !
Je crois que j’ai hérité du Complexe de Caligula.

J’ai eu en main une édition sympathique du Roi Candaule de Gautier, illustrée par Demétrios Galanis. 1927, je crois. Mais ça ne vaut pas l’édition de 1893, illustrée par Paul Avril, préface d’Anatole France, ce vieux cochon. C’était au tout début de ma carrière, je me faisais les dents sur des curiosa à 200 ou 300 euros, j’ai épuisé cette année-là presque tout Avril, un petit bonhomme rondouillard qui a passé sa vie à illustrer des livres obscènes. Petite quéquette et grand talent.
J’ai grandi, depuis. En cinq ans, on peut changer d’échelle. Avril a illustré les sonnets de l’Arétin, c’est frais, c’est plein de bites, mais le merle blanc, le livre introuvable, le livre qui n’existe pas, les Sonnets illustrés de première main par Marcantonio Raimondi recopiant les dessins de Giulo Romano, sous le titre I Modi, je l’ai eu en main, extorqué à un pieux évêque de la Curie romaine sur lequel j’ai exercé un très vilain chantage, après l’avoir photographié en ma compagnie. Flashé pleine face pendant qu’il me besognait en levrette — et par la porte étroite, encore. Et je l’ai revendu 400 000 euros. Je pense à vous, mes sœurs, qui vous faites enculer gratuitement…
À bien y penser, je ne suis la sœur de personne. Ni la fille de personne. Je suis mon ouvrage, comme dit l’autre…
Ah, l’Arétin ! Et l’Eglise qui avait fait courir le bruit qu’elle avait entièrement détruit cette édition de 1524… Jamais faire confiance à un curé — ni à un pape. Les originaux de Romano, soi-disant détruits, je suis sûre qu’ils sont conservés dans les recoins secrets de la bibliothèque vaticane. Bon sang ! Je coucherais avec la Curie tout entière pour avoir l’opportunité d’y passer une nuit !
Si ma semaine se termine bien, j’aurai gagné au moins 20 000 € avec des livres. C’est coquet, ce n’est pas un record.
Et puis il y a le reste… Si ma semaine se termine bien, j’aurai gagné 100 000 euros avec le reste. De quoi me mettre au vert pendant deux mois — bien mérités.

La gourde a feuilleté son magazine sans grande conviction. Ça a occupé dix mortelles minutes de sa vie de parasite.
Et ça n’a pas raté. Elle a vu que je la regardais avec haine, elle s’est méprise sur l’intention et m’a souri gauchement. Les chats aussi sont comme ça : lâchez-en un dans un salon rempli de monde, il ira tout naturellement se pelotonner sur les genoux de la seule personne qui ne supporte pas les félins.
– Fait chaud, hein… Y pas vraiment la clim, non ?
Ainsi parle l’Intelligence à son paroxysme.
J’ai compris le message subliminal.
– Venez, on va se rafraîchir au bar.
Elle ne dit pas non, mais elle feint d’hésiter cinq secondes — le temps maximal laissé à la décence. « Pardon », dis-je à la grosse dame qui sortait les inévitables sandwiches jambon-Nutella pour nourrir le monstre, pendant que la bimbo bouscule légèrement le gamin en se faufilant.
Pense-t-elle que je la drague ? Elle a pourtant l’air hétéro à ne plus en pouvoir — pauvres hommes obligés de se taper ça !

Je la précède jusqu’à la voiture-bar, sans me retourner, sachant bien qu’elle suit docilement. « Docile » lui serait un joli nom, et je l’appellerai comme ça — rien à foutre qu’elle se prénomme Jennifer ou Chloé. Arrivées devant le serveur, je l’interroge du regard. « Oui, une San Pellegrino lui ira très bien ». Moi aussi. Nous dédaignons l’un et l’autre le gobelet plastique, et je l’invite à trinquer, bouteille contre bouteille, plastique contre plastique. Le geste ne l’étonne pas, elle a dû faire ça avec une tripotée de mecs. C’est une fille à s’envoyer des bières, avant d’aller en boîte, et puis à gémir parce qu’elle a envie de faire pipi.

Docile descend à Marseille pour un job d’été, me dit-elle. Elle a fait une école hôtelière, ils l’ont recrutée à l’essai pour trois mois à l’InterContinental qui domine le port — l’ancien Hôtel-Dieu. Femme de chambre. « Pas peur de rencontrer DSK en petite tenue ? » plaisanté-je. Curieusement, l’allusion lui parle. « Il doit avoir de la thune », dit-elle. Ça va, j’ai compris comment elle arrondira son salaire. Elle a bien raison. Faut savoir se défendre. Ô vous mes sœurs qui vous faites sodomiser gratuitement, prenez-en de la graine !

En attendant, c’est vrai qu’il fait chaud. Le bar est d’ailleurs déjà bondé. Nous nous sommes faufilées de notre mieux pour nous accouder. Elle me raconte son stage précédent, c’était dans un joli hôtel de province, le genre où l’on amène sa maîtresse pour les week-ends, pendant que l’épouse est en cure de jouvence et se tape le masseur. Elle a tenu un journal, me dit-elle, où elle répertoriait les draps envoyés à la buanderie, et où elle imaginait les scènes qu’ils avaient vécues. « La plupart du temps, ce n’est pas trop difficile. Les taches sont éloquentes ». Ah oui ? Je lui demande de me raconter, ce qu’elle fait avec un plaisir évident. Elle a peut-être plus de profondeur que je ne l’ai pensé a priori, l’idée de faire la cartographie sur draps de la débauche bourgeoise n’est pas idiote. « Il y avait un couple qui venait chaque week-end, et la fille, c’était une femme-fontaine, jamais vu des draps aussi trempés. » Elle a la poésie chevillée au corps. « Pas vous ? » demandé-je en souriant. « Pas à ce point », rigole-t-elle.
Elle me précède dans le trajet-retour jusqu’à notre wagon. Elle porte une petite jupe en stretch qui lui moule les fesses, qu’elle a fermes et rondes. Comme elle a marqué le pas avant que la porte automatique ne s’ouvre, je les lui ai caressées. Elle a eu un petit rire de gorge. Crétine ! Double crétine ! Une nouvelle bouffée de haine me prend soudain — bien obligé de la juguler. Elle ne perd rien pour attendre.

Bien sûr, le gosse s’est endormi, gavé, les lèvres souillées de chocolat et d’huile de palme, et elle l’enjambe délicatement pour ne pas le réveiller. Jolies cuisses et jolis genoux. Elle fera carrière rapidement.
Elle ne commente pas mon geste dans le couloir, et m’interroge sur Marseille, qu’elle connaît mal — elle y est juste passée le mois dernier pour l’entretien, elle a été étonnée d’être embauchée aussi facilement. Non, le chef du personnel est une cheffe. Le genre pète-sec. Oui, l’idée qu’elle soit lesbienne lui est immédiatement venue — « c’était écrit dans son chignon, si tu vois ce que je veux dire » : mon geste furtif l’a convaincue de passer au « tu », cette conne qui n’a jamais gardé mes cochons. Non, l’idée ne la dérange pas. Elle préfère les garçons, en général, mais sa plus grande histoire d’amour, elle l’a eue avec une fille, à l’école — « au lycée Belliard, c’est dans le XVIIIe. » Elle y a passé un Bac pro, puis elle a continué, ça lui plaisait, oui, plus l’hôtellerie que la restauration, mais elle peut assurer des extras, elle n’est pas du genre à renverser les plateaux sur les clients. « Alors, cette grande passion ? » « C’était magique », me dit-elle. Je n’insiste pas. Oui, les autres étaient au courant. Du coup, toutes les lesbiennes du bahut la dragouillaient. « Le week-end, quand elle rentrait chez ses parents en grande banlieue, je me tapais des mecs pour me rassurer, me persuader que j’étais restée hétéro dans ma tête ». « Et c’était vrai ? » « C’était décevant chaque fois. Les mecs ne savent pas faire. Et ils ne pensent qu’à eux. Et puis, ils se croient bien dotés par la nature, mais une chipolata, ça ne vaut pas une main, n’est-ce pas… » Ah, poésie, quand tu nous tiens !
M’a-t-elle raconté ça pour m’émoustiller ? Me faire savoir qu’elle sait lécher et bêcher une chatte ? C’est bien possible : elle a une sorte de perversion de surface qui est assez plaisante à flairer.

Elle a repris Closer. « C’est incroyable », me dit-elle. Et de m’expliquer que « Jean-Michel » a quitté l’émission sur un coup de tête. Je ne sais pas du tout de quoi elle me parle, mais je m’étonne moi aussi. Après tout, pour séduire, il faut savoir se mettre à l’unisson de la bêtise de l’autre. Miser sur sa bêtise, pas sur son intelligence. On est moins déçu, et ça va plus vite.

La grosse dame à côté s’est endormie elle aussi. Elle ne ronfle pas tout à fait, mais elle a une respiration lourde qui présage mal de son haleine. Et des perles de sueur dans l’ombre de sa moustache. Elle est la jeune grand-mère du polisson d’en face, probablement. Elle a récupéré le marmot pour le mois. Chargée de le noyer sur une plage marseillaise, puis de pousser des cris quand les maîtres-nageurs auront ramené au rivage le corps sans vie du garnement.
Il y a dans tout le wagon, d’ailleurs, une rumeur de vacances qui me fait gerber. Ces anticipations de bonheurs standardisés — la plage, les sorties tard le soir, les bières dans les bars du Quai de Rive-Neuve, danser au Trolleybus et les expériences sans lendemain — ont quelque chose de déprimant. Dans un mois, ou deux pour les plus jeunes, ils remonteront à Paris bronzés, pleins d’histoires d’une banalité à pleurer et de quelques virus à crêtes de coq. Tuez-les tous !

J’ai révisé mon préjugé de départ sur Docile. Certes, elle regarde TF1 et elle lit Closer, mais elle a quelque chose d’animal en elle qui n’est pas inintéressant. Décidée à survivre. « Me marier ? Je n’y pense pas, il y a mieux à faire. » Et soudain elle a cette réflexion lumineuse : « Pour avoir des gamins comme la petite peste à côté de moi ? Merci bien ! » Mais elle n’est pas mal, cette petite !
Puis sans transition : « Un monsieur d’un certain âge m’a confié un jour que les enfants ne sont intéressants que lorsqu’ils sont chatons. Et comme ça, ils sont plus faciles à noyer. » Elle sourit à peine de sa vanne. Ça ne doit pas en être une. Y a pas à dire, elle a des qualités.

Alors je la fais parler de son enfance — mais il n’y a rien d’intéressant à en tirer. Fille unique, parents divorcés, une tripotée de beaux-pères plus ou moins aguichés par la gamine, qui la mataient quand elle prenait sa douche. L’un d’eux a même essayé de passer à l’acte, elle lui a tordu les couilles et l’a rendu inopérant pour plusieurs jours. Proverbe : un coup sur les roubignoles empêche de passer à la casserole ! « Et votre mère ? » « Oh, elle, se faire sauter, elle ne voyait pas plus loin. » Elle habitait le XVIIIe, rue du Poteau — « oui, je connais le marché ! », le lycée Belliard n’était pas très loin, sa vocation lui est venue pour raisons géographiques en quelque sorte. Elle s’y est très vite trouvé un copain — « pour être tranquille, précise-t-elle, on sait que vous êtes avec Pierre ou Paul, vous n’êtes donc plus sur le marché. » Mais elle préfère les filles, finalement. Alors de temps en temps elle descend le samedi dans l’un ou l’autre des bars lesbiens du Marais. « Comment feras-tu à Marseille ? » « Bah, c’est le genre d’information que l’on a assez vite… »
Ce que je fais dans la vie ? Je vends des éditions rares à de riches amateurs. Qu’un livre puisse coûter 20 ou 30 000 euros la sidère — « et parfois beaucoup plus », lui dis-je. « Alors, Marseille, tu y habites ? » « Non — là, je descends voir un client potentiel. » « Tu me montres ? » demande-t-elle. Ma foi, oui, je veux bien — et de la mallette que j’ai rangée juste au-dessus de ma tête, j’extrais un livre sous cellophane, le Marsiho d’André Suarès, édition de 1931, gravures sur bois de Louis Jou, sur vélin d’Arches. Dédicacé à Paul Valéry. Inutile de lui expliquer que dans le second compartiment de la mallette, il y a un Beretta 9mm, avec compensateur pour réduire le relèvement de l’arme quand on tire. Deux chargeurs de rechange. Et pas mal de fric.
« Et ça vaut cher ? » demande-t-elle. « Dans les 3000 €, par là — mais la dédicace augmente le prix. 5 000 euros, sans doute. C’est ce que je vais en demander — enfin, ça dépendra de la tête de l’acheteur, et de sa limite. » « 5000 euros, c’est ce que tu vas gagner là-dessus ? » s’étonne-t-elle. « Non, sur ce coup je suis juste l’intermédiaire. Je toucherai 30%, par là. Il y a à Marseille plusieurs amateurs qui collectionnent tout ce qui parle de leur ville — et c’est d’ailleurs le cas dans toutes les villes. Ce sera assez facile de les mettre en concurrence, c’est une édition rare, un peu plus de 300 exemplaires numérotés, pars de l’idée qu’un bon nombre se sont perdus parce que Suarès était juif et que ses œuvres ont été mises sur la liste Otto — c’est la liste des ouvrages interdits par l’Occupant en 1940, du nom de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris », lui expliqué-je en voyant l’incompréhension peinte sur son visage.
Je parlerais chinois, ce serait pareil. « Les livres ont été saisis et pilonnés — détruits, si tu préfères, dis-je, en lisant l’incompréhension dans son œil. D’où la rareté — et ce qui est rare… » « est cher », achève-t-elle en même temps que moi. Ses yeux brillent. Le mot « cher », le seul qu’elle a vraiment compris et assimilé, lui fait briller les yeux. « Je n’aurais jamais cru qu’un livre puisse coûter si cher », avoue-t-elle. « Marsiho, dis-je, c’est juste un prétexte pour descendre au soleil. Mais j’ai récupéré chez les héritiers d’une très vieille dame une édition originale du Bestiaire d’Apollinaire, chez Deplanche en 1911, sur japon impérial — un papier très rare et très beau, l’édition de tête où les bois gravés de Raoul Dufy sont d’une pureté de ligne absolument exquise. Signé et dédicacé par l’auteur. À la limite de l’escroquerie : ces gens ignoraient complètement sur quel trésor ils dormaient, j’ai racheté la totalité de la bibliothèque pour 2000 euros. » « Et alors ? » « Cet exemplaire seul en coûte près de 30 000. » Ses yeux s’écarquillent vraiment. Que je sois un peu escroc sur les bords me donne du prix aux yeux de cette bécasse délurée.

« Et tu voyages en Seconde ? » s’étonne-t-elle. Elle a des signes extérieurs de richesse des idées simples, j’ai bien vu qu’elle a maté ma montre, Patek Philippe (la 5205R-001 de la série Complications, une merveille en or rose, jour de la semaine, mois de l’année et phases lunaires — ça, j’y tenais), ça ne lui dit rien, elle va jusqu’à Cartier, mais pas plus loin. Peut-être que si je lui avouais que j’ai payé ma montre 45 000 euros, ça la scierait pour le compte… Et comme je ne porte pas de bijoux… « Il n’y avait plus de places en Première », dis-je — ce qui est vrai. « Et il fallait absolument que je prenne ce train, j’ai rendez-vous à 18 heures. Au bar de l’InterContinental », ajouté-je avec une légère nuance de perfidie. « Tu vas y loger ? » « Y loger, non, je descends toujours à la Résidence, sur le Vieux-Port, et puis j’ai des amis à voir. Mais y dîner ce soir, certainement. À l’Alcyone. Le chef, Lionel Lévy, est un ami — j’y mange souvent quand je descends dans la cité phocéenne ». Elle n’en finit plus de s’extasier. « En fait, j’ai aussi un livre pour lui, issu de la même bibliothèque — un livre de gastronomie provençale intitulé Groumandugi, écrit par Maurice Brun qui a longtemps été une institution culinaire à Marseille, illustré par le même Louis Jou et préfacé par Charles Maurras — sur un très beau papier d’origine auvergnate dont le filigrane se lit à chaque feuille. Avec un envoi autographe de l’auteur. Dans la chemise et l’étui d’origine. Une merveille. Il y a une foule de gens qui tueraient pour un tel livre. Je compte le lui offrir. » Charles Maurras, elle n’a aucune idée de qui ça peut bien être. Mais enfin, c’est le cas de tous les Français qui ne sont pas d’Action française, les profs de Lettres y ont veillé.
Je crois que provisoirement, nous nous sommes tout dit. Elle replonge dans Closer, je me consacre à Ted Lewis. Mais pendant que je lis, les pensées courent.

Mon rendez-vous à l’Intercontinental, c’est vrai. J’en ai même deux — l’un à 18 heures pile, pour le livre, et l’autre trois heures et demie plus tard, après le dîner…
Et je n’ai pas d’amis. Ni d’animaux de compagnie. Quelqu’un qui n’aime ni les bêtes ni les gens, encore moins les enfants, ne peut pas être entièrement mauvais.
De temps en temps, je relève les yeux. Docile s’est endormie. Elle a les lèvres légèrement entrouvertes, dans le sommeil comme dans la veille. Parfois ses cils se mettent à battre. Elle rêve — l’idée d’entrer dans ses rêves et de les transformer en cauchemars me fait sourire. Ce serait une histoire à écrite.
La grosse dame s’est réveillée, elle lit elle aussi — un roman de Christine Angot, ah mon dieu. En voilà une qui ne sera jamais collectionnée par les bibliophiles ! Nous vivons à deux minutes du désastre, les gens ont Angot et Lévy dans leur bibliothèque — tous les Lévy, Marc, et Bernard-Henri. Et Justine. L’autofiction comme alpha et oméga d’une époque. Ah, rendez-moi Flaubert !
J’ai récupéré un jour l’exemplaire de Bovary dédicacé par l’auteur aux Goncourt, « hommage de la plus haute et de la plus profonde sympathie pour leurs personnes et pour leurs œuvres. Gve Flaubert. » Relié en maroquin rouge filets à froid, avec le chiffre des Goncourt en forme de médaillon sur fond or, l’ex-libris des Goncourt sur une feuille de garde avec cette note autographe à l’encre rouge : « Edition en un volume. Exemplaire dans lequel il a été intercalé une page du manuscrit, original à moi donnée par Mme Commanville, la nièce de Flaubert. Edmond de Goncourt. » La dernière fois qu’on avait aperçu ce livre, c’était lors de la vente Barthou, en 1935 — adjugé pour 46 000 francs. 75 000 euros à peu près. Je l’ai revendu près de 85 000. Tout dans ma poche. Un à-côté intéressant.
Le type qui possédait le livre gisait, très mort, devant sa bibliothèque. Pour des raisons diverses, je ne pouvais pas utiliser une arme à feu, alors je l’ai égorgé. Ça a fait une photo splendide, tout ce sang qui coulait sur le tapis chinois et gâchait le bleu pâle des fils de soie. J’ai jeté quelques livres sur le corps. Sa robe de chambre s’était ouverte sur un sexe grisâtre, pauvre petit escargot complexé. Oui, une photo magnifique. Et Bovary en prime !
On ne vous demande jamais d’où viennent vos éditions rares, sauf s’il s’agit d’incunables répertoriés. Vous avez ça dans votre bibliothèque depuis des temps immémoriaux, et voilà tout.

Docile s’est réveillée quand le train s’est arrêté en gare d’Avignon TGV. « Où sommes-nous ? » m’a-t-elle demandé. J’ai failli entendre « où en sommes-nous » — nous deux. Pas très loin, ma petite. Si je m’intéresse à toi, il pourrait t’en cuire. Le vrai bonheur, c’est que la grosse dame et son monstre gluant sont descendus. Nous avons le carré pour nous deux.
Il me reste 30 minutes pour lui soutirer des confidences. « Alors, finalement, tu préfères les garçons ou les filles ? » Elle me croit intéressée, tant mieux, elle n’en répondra que plus volontiers. « Et toi ? » me rétorque-t-elle, non sans à-propos. « Entre les deux mon con balance », dis-je.
C’est un gros mensonge. Je déteste les hommes et j’exècre les femmes.
– Tu as remarqué ? dit-elle. Une femme te pénètre plus fort et plus loin qu’un homme.
Et une balle de 9 mm, ma caille, ça pénètre jusqu’où ? Il y avait ce type agenouillé à poil sur le bord du lit, je lui ai tiré dans l’anus, la balle est remontée jusqu’au cœur, à travers quarante centimètres de tripes malodorantes. Ça, c’est de la sodomie ! Je suis une grande lectrice de polars. Ce mode exécutoire, je l’ai trouvé dans un roman de Mickey Spillane, In the baba. Hommage aux maîtres !
Une photo remarquable, juste ce filet de sang qui descendait sur une cuisse très blanche, à peine poilue. Et l’œil vide, aussi vide dans la mort que dans la vie.

La photo est ma seule faiblesse. Si jamais un jour je me fais arrêter, et que les flics fouillent non seulement chez moi, mais dans le petit studio que je loue très discrètement dans la même rue, un peu plus bas, ils trouveront l’album où je conserve le souvenir de mes exploits. Bah, s’ils en sont là, un de plus, un de moins… Et j’adore immobiliser dans l’œil de l’appareil l’instant où tout s’est arrêté, et où la putréfaction commence, en douce.

Sa main est posée sur la tablette. Distraitement, je caresse ses doigts aux ongles coupés court et non vernis — l’un des rares bons points que je pourrais lui attribuer. Elle se laisse faire, sans répondre. Elle sourit vaguement, ce genre de sourire rêveur qu’ont les filles quand elles commencent à mouiller.
Pouffiasse, va !

4 commentaires

  1. Avis strictement personnel de votre serviteur qui vient de se livrer à de la lecture-plaisir : c’est excellent.
    J’ai aimé le dévoilement progressif de l’identité féminine de la narratrice, le regard sans indulgence sur l’humanité, la façon dont le lecteur est appâté par les diverses étapes du déroulement de ce début de récit.
    L’alternance de passages purement narratifs et de passages d’érudition pure pourrait agacer certains lecteurs. Tant pis pour eux.

    A propos d’une autre alternance qui caractérise la littérature, l’alternance narration/description : Gérard Genette raconte que lors de la préparation du fameux et fondateur Communications 8, « Analyse structurale du Récit », il avait dit à Barthes « Oh moi, vous savez, dans les romans, la seule chose qui m’intéresse, c’est les descriptions… » . A quoi Barthes avait répondu du tac au tac « Eh bien voilà qui est tout à fait intéressant, faites-nous donc un article là-dessus ! ». Et c’est ainsi que Genette écrivit son étude remarquable « Frontières du Récit »…

  2. (malheureusement pas le temps de lire ce nouveau JPB : absente pour une bonne quinzaine… et… sans écran… !
    Je préviens, pour éviter bouffées d’angoisse et/ou poussées de tension, en particulier chez Josip, pour qui mon absence va forcément être douloureuse – 😉)

  3. Illustration par un tableau de Augustus Egg , excellent peintre victorien, inconnu en France où les journalistes ne jurent que par les impressionnistes: un peintre sera jugé intéressant seulement en tant qu’il est assimlable à l’impressionnisme, ou qu’il l’annonce, comme dans un reportage vu récemment, dans lequel on disait que Courbet  » préfigurait l’impressionnisme » ( ce qui en plus doit être faux)…

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