Je ne sais pas si, comme le disait Camus, le suicide est « le seul problème philosophique vraiment sérieux », mais il est certainement, au moins depuis Durkheim, un problème sociologique de premier plan.
Dans Ces profs qu’on assassine, Véronique Bouzou, enseignante elle-même, analyse ce qui, dans cette profession malmenée par les médias, vilipendée par les beaufs, peu estimée par les gouvernements successifs, peut pousser tant de gens au suicide — ou, tout au moins, à la dépression. Et, en même temps, au déni de leur mal-être. Car, comme elle le souligne dès les premières lignes, « bon nombre d’enseignants répriment leur malaise et refoulent leurs difficultés professionnelles de peur de passer pour des incompétents ou des pleurnichards. »
« En quoi, continue-t-elle, le métier d’enseignant est-il donc susceptible d’engendrer stress et névroses en tous genres ? Cette profession, plus qu’aucune autre, constitue-t-elle un vecteur de risques capable d’engendrer des maladies mentales et des troubles du comportement, et quelles formes la dépression prend-elle concrètement sur les enseignants ? Le danger tend-il à s’aggraver ces dernières décennies ou bien est-il tout simplement inhérent aux risques du métier ? »
Poser les bonnes questions, c’est déjà, en un sens, y répondre. Comme disait Elsa Triolet, citée par l’auteur (pas de féminin, s’il vous plaît !), « il n’y a pas de suicides, il n’y a que des meurtres. »
Les enseignants sont les seuls — avec les flics — à disposer, depuis 1959, d’une clinique psychiatrique (l’Institut Marcel Rivière, appelée ordinairement dans la communauté éducative « la Verrière »). Les instituteurs qui ont créé la MGEN ont remarqué assez vite qu’après la tuberculose, la seconde pathologie des enseignants est la maladie mentale.
Au passage, il est étrange de constater que « la plus grande entreprise nationale peut perdurer sans médecine du travail… » La dépression est diagnostiquée à l’extérieur de l’Education Nationale — tout comme, apprenons-nous très vite, les suicides d’enseignants ne sont pas répertoriés par le ministère, puisque la Vulgate de la rue de Grenelle stipule qu’ils ne sont jamais, mais alors jamais, le fruit d’un environnement de travail détestable… On ne se pend jamais que pour des raisons intimes, c’est bien connu. Et apparemment, la vie professionnelle n’a rien de personnel…
Ainsi parlent les recteurs. On se suicide parce qu’on divorce, ou parce qu’on ne divorce pas, parce qu’on est malade, parce que c’est l’automne, parce qu’un ami vous a répondu un peu durement au téléphone, mais jamais, au grand jamais, parce qu’on vous insulte en classe, qu’on vous y lance des boulettes de papier dans le dos, qu’on vous y poignarde, qu’on vous y accuse de mauvais traitements sur la personne sacrée de Monchéri / Moncœur / Moncanard.
Ni, bien entendu, parce que tout le monde s’en fout.
La Verrière… C’est donc dans ce nid de coucous, où les patients souffrent, selon le docteur Lemurzeaux, « de différentes sortes de dépressions et , à un moindre degré, de décompensation névrotique, psychotique, ou de troubles de conduites en la forme d’addictions », que Véronique Bouzou a commencé son enquête. C’est là qu’elle a rencontré, parmi tant d’autres, cette collègue de maths qui a craqué parce que ses élèves, tous venus de quartiers huppés, avaient plus d’argent de poche qu’elle de salaire. C’est là qu’elle a croisé cet ancien enseignant soliloquant, gesticulant devant un auditoire imaginaire — « en train de faire le cours idéal qu’il n’avait jamais pu réaliser »… Ce n’est pas anecdotique : un ancien patient de la Verrière l’a quitté pour mettre fin à ses jours. « C’était un perfectionniste », soupire la responsable.
Curieux métier où trop de conscience professionnelle tue…
Nous savons tous qu’enseigner est un art de la représentation. Rien d’étonnant donc à ce que la Verrière dispose d’un théâtre — je regrette simplement que ce ne soient pas les « fous » qui s’y produisent : dans les années 1805, Sade, enfermé à jamais à Charenton, avait eu la possibilité d’écrire des pièces et de les faire jouer par ses co-internés, pour leur plus grand bénéfice (1). Que pourraient représenter des profs fous ? le médecin-chef énumère les griefs de ses patients. « Le climat de tension et de stress… Le manque de reconnaissance de leur travail… Le manque de soutien à la fois de leurs pairs et de leur hiérarchie… Et des incivilités répétées… »
Comme c’est curieux, comme c’est étrange, et quelle coïncidence…
Reste — et c’est l’essentiel du livre — à comprendre ce qui tue, ou ce qui abîme, dans l’Ecole d’aujourd’hui. « Les profs, analyse Véronique Bouzou, vont de désillusion en désillusion en constatant que l’image « noble » qu’ils se faisaient de leur métier n’existe pas dans la réalité. Ils ont souvent l’amère impression que leurs élèves n’ont rien appris et que les bons sont délaissés au profit des mauvais qui monopolisent toute leur attention. Ce sentiment d’injustice les ronge de l’intérieur. Un vrai coup de poing dans le ventre que de constater la ruine du système éducatif » — ce système même qui les a formés, eux, ex-bons élèves qu’ils furent, pour la plupart. Collège unique, que de crimes on commet en ton nom…
Les premiers troubles, on les constate dans la salle des profs, « antichambre de l’asile psychiatrique ». C’est là, entre deux cours, que les enseignants craquent. C’est là qu’ils tentent de camoufler sous des plaisanteries l’angoisse de retourner en classe. C’est là aussi qu’ils expérimentent, plus qu’en cours peut-être, de grands moments de solitude : il est de mauvais ton d’y exposer ses problèmes, il est rare même d’y demander conseil. Blues journalier, que l’on ne combat pas, comme le prétend Sébastien Clerc, en buvant du thé et en faisant du yoga — emplâtres post-modernes sur des névroses bien réelles.
Ni en faisant un stage de plus à l’IUFM voisin, où, comme le souligne l’auteur, « les formateurs présentent en modèle [aux néo-profs] des cas irréalisables à mettre en pratique avec leurs élèves et bien évidemment, les professeurs stagiaires sont incapables de copier le modèle énoncé. D’amblée, ils se sentent nuls car ils n’arrivent pas à répondre aux consignes idéales des formateurs. »
D’autant que bien des « formateurs » n’enseignent en IUFM que pour mieux fuir ces salles de classe où l’on se fissure, jour après jour, avant de craquer…
Second champ d’investigation de l’auteur : l’Autonome de Solidarité laïque (http://www.autonome-solidarite.fr/), cet organisme de protection judiciaire des enseignants, de plus en plus sollicité aujourd’hui. J’en avais parlé lors de la parution du livre de Marie-Monique Robin, l’Ecole du soupçon (La Découverte, 2007), qui expliquait comment les « décrets Ségolène » et l’étrange obsession pédophilique de la Secrétaire d’Etat des années 2000 avaient entraîné un boom des plaintes injustifiées. Plus de 100 en moyenne annuelle, contre huit à dix auparavant, et toujours le même nombre — deux ou trois — amenant une mise en cause judiciaire : c’est dire les dérives de telles incitations à la délation. Des décrets qui ont poussé au suicide bien des enseignants à la conduite irréprochable (voir http://bernardhanse.canalblog.com/, et plus généralement http://www.autonome-solidarite.fr/?fas-usu=tribune&type=juridique&id=1960).
Qui porte plainte aujourd’hui contre les enseignants ? Les parents — et pas pour des histoires de mœurs, non : pour des questions de « harcèlement pédagogique » — traduisez : de mauvaises notes.
C’est que l’Ecole, devenue lieu d’éducation et non plus d’instruction, « garderie bien plus que tremplin », doit répondre à des demandes contradictoires que les enseignants s’épuisent à satisfaire. Du coup, les voici « boucs émissaires de l’échec éducatif » — un échec qui est d’abord celui des parents, mais dont ils se dédouanent assez volontiers sur les profs. Et quand (de plus en plus souvent) les élèves qui passent en conseil de discipline se font assister d’un avocat, comment s’étonner que ces mêmes élèves, deux jours plus tard, paradent en toute impunité devant des enseignants sidérés, excédés, comme les voyous font la nique aux flics qui croyaient les avoir mis à l’ombre ?
Et de remarquer que « si la machine judiciaire n’hésite pas à se mettre en marche et à tout ébranler sur son passage quand l’enseignant est à peine soupçonné, le déséquilibre inverse se produit lorsque celui-ci endosse le statut de victime. » Combien d’enseignants renoncent à porter plainte, parce qu’ils savent qu’elle n’aboutira pas ? « Pour quelques affaires surmédiatisées, combien d’autres demeurent encore ignorées ? » De même, et pour en revenir à l’accroche initiale, les suicides qui filtrent dans les médias sont, dit l’auteur, « la partie émergée de l’iceberg ».
Je ne veux pas déflorer complètement un livre qui se lit avec anxiété, tant on y retrouve le quotidien de bien des collègues. Tout enseignant met des noms derrière les anecdotes rapportées par Véronique Bouzou, il en met parfois plusieurs. Et pour faire une revue rapide des derniers chapitres, combien de profs connaissons-nous qui ont été lâchés par leur hiérarchie, lynchés par leur inspecteur, incités à acheter — en vain — la paix scolaire en surnotant les élèves, invités à mettre les jeunes au centre du système et eux-mêmes nulle part, abandonnés par leurs pairs, laissés en première ligne, et sans munitions, face aux communautarismes les plus revendicatifs ? Combien d’entre eux sont méprisés — par leurs propres élèves — parce qu’ils ne gagnent pas assez dans une société où « avoir » a remplacé « être » ?
Ce qui au fond étonne le plus, au terme du livre, c’est qu’il n’y ait pas plus de profs internés en asiles psychiatriques… C’est qu’il y ait encore quelques masochistes, ou quelques risque-tout, pour entrer en cours et tenter, encore une fois, et sans revolver à la main comme dans la Journée de la jupe, que Molière s’appelait Jean-Baptiste Poquelin.
Jean-Paul Brighelli
Véronique Bouzou, Ces profs qu’on assassine, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2009.
(1) Voir JP Brighelli, Sade, la vie, la légende, Larousse, 2000. Voir surtout Peter Brooks, Marat-Sade, disponible aujourd’hui en DVD. Voir enfin, partout où elle se produit, Marie-Claire Pietragalla et son Théâtre des fous — tout à fait sublime.