Les manifestants défilent contre le CPE — et ils ont bien raison: j’ai rarement vu une loi aussi mal ficelée. Et l’emballage fait le cadeau. Villepin, à vouloir gagner dix jours en passant en force à l’Assemblée, a perdu deux mois, sa crédibilité, et peut-être les chances de son parti aux prochaines élections. Carton plein.
Sur le dernier point au moins, il est coutumier du fait. Faut-il rappeler qu’il est le gourou de la dissolution, en 1997 ? Ou comment une majorité absolue qui n’avait aucun besoin de s’auto-dissoudre s’est retrouvée minoritaire en quelques semaines…

Reste à comprendre contre quoi ils défilent, au fond, ces « jeunes »…
Une observation liminaire : la plupart de ceux qui participent à ces manifestations appartiennent à la petite bourgeoisie. D’ailleurs, ils se font racketter par les « casseurs » de fins de manifs…
N’y aurait-il pas là une indication précieuse ? N’est-ce pas là la classe la plus laminée et menacée par les restructurations économiques et culturelles des dernières décennies ?
La loi Villepin s’inscrivait paraît-il dans un ensemble prônant « l’égalité des chances » — la tarte à la crème de tous ceux qui refusent de réfléchir sérieusement. Elle prétendait s’adresser prioritairement aux jeunes non diplômés. Et ceux qui manifestent le plus sérieusement, le plus studieusement, ce sont ceux qui ont déjà, ou qui vont avoir des diplômes.
Il est vrai qu’aujourd’hui, après deux décennies de pédagogie active et de démagogie effrénée, le diplôme a souvent divorcé de la compétence.

« Les héritiers », disait Bourdieu. Mais de quoi diable vont-ils hériter, aujourd’hui ? Ni du job de leurs parents, qui n’est pas transmissible et qui souvent n’existera plus dans quelques années, ni de la culture « bourgeoise » que transmettait l’Ecole — parce que par la grâce de pédagogues peut-être bien intentionnés, ils n’y ont plus accès.
De quoi se plaignent-ils ? Ils ont l’intuition globale que l’éducation qu’on leur a donnée n’est pas adéquate aux défis présents et à venir. D’où, dans un premier temps — nous y sommes — un réflexe en quelque sorte corporatiste. Il y a quelque chose de désespérément réactionnaire dans l’opposition au CPE (qui est, répétons-le pour que les choses soient claires, une loi imbécile). C’est l’expression du souhait compréhensible et absurde d’en rester ou d’en revenir au statu quo ante. Un emploi à vie, un bon job, un salaire décent. Des souhaits copréhensibles. Encore faut-il se donner les moyens de les approcher.
Un sondage récent (la semaine dernière) indiquait que plus de 70% des « jeunes » rêvent d’une sinécure dans l’administration, alors même que l’administration dégraisse, que le « moins d’Etat » s’impose partout, et que par ailleurs je ne suis pas bien sûr qu’il existe, dans l’administration ou ailleurs, de réelles sinécures. Souhait de stabilité, désir de repères dans un monde assez peu rassurant.
La révolution informatique commencée dans les années 70 n’en est qu’à sa phase initiale, et nous vivons sur un volcan, exactement comme dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les gens ont vécu sur le volcan de la révolution industrielle. La guerre de Sécession, en 1860, n’exprimait-elle pas, au fond, le même désarroi ? Un Sud profond, agricole, s’insurgeait contre un Nord industreil — en vain ? Quelques centaines de milliers de morts pus tard, le Nord avait gagné…
Je n’ai pas de sympathie particulière pour le patronat français, qui me paraît avoir plusieurs trains de retard, en moyenne. Mais les belles âmes qui prétendent faire de l’enseignement a minima, en « respectant » les convictions des élèves, en évitant de mettre la barre trop haut, en évitant tout traumatisme, en ététant au nom de l’égalitarisme, en crachant sur « l’élitisme », devenu la bête à abattre, devraient de temps en temps se soucier de la réalité du marché.
Que dit ce marché ? Qu’il lui faut soit des exécutants (qu’il va chercher dans les pays en voie de développement — on appelle cela délocalisations), soit des têtes bien faites qui sachent s’adapter aux défis à venir, aux métiers à venir, dont personne n’a la moindre idée.
Comment s’adapter ? En ayant le pus grand nombre de cordes à son arc. En sachant lire, en sachant écrire, — en sachant quoi lire. En maîtrisant non seulement des langues, mais des cultures étrangères.
Une parenthèse à ce sujet. qu’est-ce que respecter la culture personnelle d’un enfant ? C’est lui montrer comment ce qui appartient au cercle familial peut devenir une arme supplémentaire. Les enfants issus de l’immigration nord-africaine, souvent, parlent mal l’arabe — ou, au mieux, un arabe dialectal. Pourquoi ne pas leur dire, plus souvent, qu’ils peuvent en faire une arme — en passant par l’arabe littéraire qui sert effectivement de lingua franca sur les marchés extérieurs, et dont la maîtrise intéressera telle ou telle entreprise travaillant dans l’export ? Bien sûr, ce n’est pas, au fond, « leur » culture : l’arabe (ou l’anglais, ou plutôt, « les » anglais, tant USA, Australie et Grande-bretagne sont aujourd’hui séparées par une langue commune), c’est aussi une culture millénaire — combien la connaissent ?

Retour au manifestations. Le CPE a vécu. Que décider ? Une protection sociale renforcée, ou un assouplissement général (et pas limité absurdement aux moins de 26 ans, comme s’ils constituaient une catégorie à part) ? Le modèle angais, le modèle danois, suggèrent les uns ou les autres. Sont-ils allé voir comment cela fonctionne ? La flexibilité à l’anglaise, quel syndicat français la voterait ?
Nous voulons encore une fois le beurre et l’argent du beurre. Il est plus que temps de réunir tous les acteurs sociaux autour d’une table, et de discuter sérieusement des perspectives — de l’emploi et de la formation, y compris de la formation tout au long de la vie, parce qu’il n’est plus question de se reposer sur ses lauriers académiques ou sur son bâton de maréchal. Et de poser les bonnes questions : voulons-nous devenir le pays vers lequel nous nous orientons — un espace de loisir pour l’Europe du Nord et l’Extrême-Orient ? Ou prétendons-nous avoir encore des cartes à jouer ?
L’avenir, c’est tout de suite.

Une génération entière, depuis 1989, a été à demi-détruite par des pratiques pédagogiques et des formations mortifères. Le vrai responsable du marasme actuel, c’est moins Villepin, déjà destiné aux poubelles de l’Histoire, que ceux qui ont si patiemment réformé les programmes dans le sens du renoncement. C’est moins la droite que la gauche.
D’ailleurs, dans les rangs de la Gauche, ils ne sont pas rares, ceux qui pensent comme moi. Mais pour le moment, ils se taisent. Ils ont tort. Le premier qui sonnera la fin de la récré, de droite ou de gauche, déplacera cinq millions de voix. Tiennent-ils vraiment à ce que ce soient leurs adversaires qui en profitent ?

JPB