L’Ecclésiaste, Les Trois Mousquetaires, Lettre à un jeune poète… Avant de lire un écrivain, découvrez ce qu’il lit.
Fin décembre dernier, La Grande Librairie fêtait les vingt ans de France 5 avec une émission spéciale de trois heures sur le thème « Quel livre a changé votre vie ? » Au menu, le Top 20 des téléspectateurs et les points de vue de quelques « grands témoins », à commencer par l’immarcescible Jean d’Ormesson – que pour ma part, je n’arrive décidément pas à prendre au sérieux.
Moins encore peut-être depuis que notre polygraphe de charme a viré métaphysicien. Désormais, Jeannot l’acrobate jongle avec les noumènes, brasse les étoiles et dialogue avec Dieu d’égal à égal – avec même un léger avantage en sa faveur : il est tout à fait sûr d’exister, contrairement à l’Autre !
« Je ne crois pas en Dieu ; je doute en Dieu », minaude-t-il volontiers, visiblement content de sa trouvaille ; comme si la foi n’incluait pas nécessairement sa part de doute, depuis saint Pierre au moins.
À une telle altitude, le seul livre qui soit du niveau du Jean nouveau, c’est évidemment Le Livre. La Bible a changé sa vie, donc, ou plutôt deux textes en particulier : l’Evangile de son homonyme, qu’il juge « magnifique, surtout la fin » ( ?) ; mais plus encore L’Ecclésiaste, parce que « tout Cioran, tous les moralistes, tout est déjà dedans ! ». Aller chercher du Cioran dans la Bible ? Plus facile que l’inverse, certes, mais audacieux quand même. À tant faire, pourquoi ne pas citer directement Sur les cimes du désespoir ?
Après tant de profondeur et d’élévation conjugués, il est plaisant d’entendre ce punk de Jean Teulé, romancier et auteur de B.D., se moquer gentiment : « Et moi, le livre qui a changé ma vie, c’est le Code de la Route ! »
Erik Orsenna a une fameuse plume, trempée hélas dans une encre sympathique… Ici il s’échine à prouver, comme si quelqu’un en doutait, qu’Immortel peut rimer avec superficiel. Son livre de chevet c’est Les Trois Mousquetaires, et d’expliquer pourquoi : « Moi, je suis l’inverse de saint Augustin ! » proclame-t-il fièrement. « Avec l’âge, je suis passé d’une vie sage à une vie aventureuse, voire dépravée » insiste même Erik, l’œil frisant de concert avec la moustache.
Même Amélie Nothomb paraît plus naturelle, malgré son accoutrement d’Halloween. Pourquoi ne pas la croire quand elle dit avoir été bouleversée, à dix-sept ans, par la Lettre à un jeune poète ? Elle aurait pu aussi bien, pour entretenir son aura de mystère, aller nous chercher Les Chants de Maldoror, voire Les Upanishad du Renoncement… Grâce lui soit rendue pour cette simplicité.
Parmi nos « grands témoins », seul Boris Cyrulnik ne dira rien du livre qui a changé sa vie, et pour cause ; en fait il y en a une dizaine depuis quinze ans, et ce sont les siens. Ils ont « changé sa vie » en faisant de lui la star franchisée d’une audacieuse théorie importée des Etats-Unis, selon laquelle l’homme doit « renaître de sa souffrance », sous peine d’en mourir.
Oh la belle invention que voilà ! Tomber et se relever (ou pas), c’est le cœur même de la condition humaine telle qu’on l’a vécue, tant bien que mal, depuis cinq millénaires avant Boris. Mais qu’importe, puisque personne ne songe même à lui en faire la remarque.
Et le palmarès des téléspectateurs, dans tout ça ? Rien à en dire, parce qu’il ne nous apprend rien – sauf que les (é)lecteurs de La Grande Librairie ont des goûts rudement éclectiques. Du coup, on en est réduit aux conjectures : Le Petit Prince doit-il sa première place à ses qualités de fable poétique, ou à de pures raisons de préséance ? Inutile de chercher : tout ça relève, plus simplement, de la glorieuse incertitude du vote. Les grands perdants de ce scrutin débile, ce sont Les Misérables, vingtièmes et bons derniers, loin derrière Harry Potter et Paulo Coelho.
« On est où, là ? » grommelleront les ronchons. Dans l’unique émission littéraire du service public de la télévision française, qu’est-ce que vous croyiez ?
[Publié dans Valeurs Actuelles]