Contre la grisaille, le nonsense en couleur de Glen Baxter.
Depuis tantôt trente ans, Glen Baxter publie des recueils de dessins légendés. Jusque là, rien de plus banal – mais jusque là seulement parce que, chez cet énergumène, tout est savamment décalé. Dans son art, à coup sûr, Baxter est fou au sens où Chesterton écrivait : « Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. » Mais à ce compte-là, et puisque je donne dans la cuistrerie ces temps-ci, Boileau ne disait-il pas déjà qu’« un désordre savant est un effet de l’art » ?
Le savant désordre baxtérien est partout. Dans son dessin bien sûr, trop poli pour être honnête : le trait en est naïf et les couleurs léchées, si bien qu’à première vue il semble tout droit sorti d’une BD pour enfants des années vingt. Mais déjà, certains détails mettent la puce à l’œil. Pourquoi diable Oncle Edward découpe-t-il la dinde de Noël à la tronçonneuse ? Et d’ailleurs, comment se fait-il que les personnages principaux de Baxter soient toujours des oncles, des cowboys, des explorateurs ou des scouts ?
Attention, j’ai pas dit qu’il était gay ! Il semble plutôt que ce grand garçon n’ait jamais grandi, comme Peter Pan et son inventeur James M. Barrie1. Quoi qu’il en soit, inutile de chercher des réponses dans ses légendes : elles ne font qu’épaissir le doute sur un dessin déjà « déconstruit ». Visiblement Le Monde de Glen Baxter » (titre de son dernier recueil, publié comme toujours chez Hoëbeke) lui est très personnel.
Eh bien, ça ne m’empêche pas de m’y sentir chez moi – comme certains amis au royaume de Patagonie, ou d’autres, moins boute-en-train, à l’université populaire de Caen. En demandant à rencontrer le personnage, je m’attendais donc à devoir jongler entre ses divers degrés d’humour sans rater trop de marches… Ce que j’ignorais en revanche, c’est que Mr Baxter ne souhaite s’exprimer qu’en anglais. Je l’ai compris, mais un peu tard, quand je suis entré dans le grand salon de l’hôtel d’Aubusson. Cinq heures du soir, un coin de canapé cosy, sur la table une théière et dans ses yeux une île.
Où qu’il aille, me suis-je dit, ce type-là transporte avec lui sa petite Angleterre ; il n’en sortira pas. À moi donc de traverser la Manche qui nous sépare – moi qui ne sais pas nager en anglais.
Quand je pense que ce gougnafier lit Roussel et Perec dans le texte ! Mais bon, c’est moi qui ai demandé à le voir…
– D’où vous vient ce titre de « colonel » ? Vous avez vraiment fait l’armée ?
– Inutile ! Je suis né colonel, et en grand uniforme ! Mes parents étaient les premiers surpris, d’ailleurs.
– Euh et depuis, aucune promotion ? Vous n’avez jamais voulu devenir général ?
– Trop prétentieux… Colonel, c’est parfait pour moi.
– Le décalage systématique entre dessins et légendes peut provoquer chez le lecteur non averti un malaise, voire une certaine angoisse…
– Anguish est un autre mot pour English2.
– Vos cowboys sont de grands amateurs d’art moderne, mais en revanche ils détestent le tofu ; vous partagez leurs goûts ?
– Je préfère le figuratif à l’abstrait ; quant au tofu, je crois les avoir convaincus : c’est l’aliment parfait, qui peut remplacer tous les autres.
– Et votre fascination pour Google ?
– Vous n’avez qu’à googler « google » sur Google, et vous comprendrez…
– Est-il vrai que, depuis votre enfance bègue, vous rêvez de pratiquer le yodl ?
– Oui, c’est une technique vocale très étrange pratiquée à la fois par les Suisses, les Pygmées, les cowboys et les fermiers japonais.
– Il y aurait donc un lien entre le tofu des cowboys et le yodling japonais ?
– Sans doute…
– Depuis trente ans, vous faites des dessins légendés. Vous n’avez jamais été tenté de séparer les deux ? Dessiner d’un côté, écrire de l’autre ?
– Si, une fois j’ai essayé de faire disparaître les dessins : ça a donné un poème… Hélas, il m’a été confisqué par la douane américaine.
– (…)
– Vous ne saviez pas ? Il est interdit d’importer de la poésie aux Etats-Unis !
– Il paraît que vous ne répondez jamais aux questions personnelles ?
– D’abord, comment savez-vous que vous parlez à Glen Baxter ?
– C’est votre attachée de presse qui me…
– Glen Baxter porte une moustache, pas moi !
– Ok, dans quel pays étranger Glen Baxter est-il le plus connu ?
– La France, la Belgique, la Hollande, les Etats-Unis, le Japon… Il paraît que c’est plus difficile en Iran.
– Vous dites pratiquer le « sabotage » du monde réel. Qu’est ce que vous lui reprochez ?
– Il est absurde, non ? A propos, il vous reste combien de questions ?
– Euh comme vous voulez, cinq minutes ça va ?
– Sept3.
– Quelques questions sur vos goûts, ça va ?
– Parfait.
– Qu’est-ce que vous admirez chez Raymond Roussel ?
– J’aime beaucoup Impressions d’Afrique, mais mon préféré c’est Locus Solus : Roussel décrit des choses incroyables, et puis il en donne des explications encore plus incroyables. (Sans même que je m’en rende compte, Baxter vient de décrire son propre travail. Réveille-toi Basile, c’est l’heure du thé !)
– Vous allez au cinéma ?
– Quand j’étais enfant, les films étaient projetés en continu. On entrait n’importe quand, et on voyait le film par le milieu ; c’était beaucoup mieux. Quel ennui, d’aller au cinéma et de voir un film par le début !
– Vous écoutez de la musique ?
– Je suis très intéressé par le ukulélé ; je le pratique moi-même, mal hélas. Mais j’ai une grande admiration pour le Ukulele Orchestra of Great Britain. Ils jouent tous les répertoires, de Beethoven aux Sex Pistols. J’ai même rencontré dans un bar à Amsterdam un couple qui a créé un duo ukulélé-scie : très intéressant !
– Une référence en philosophie ?
– Wittgenstein, bien sûr ! Tout est simple et direct chez lui : 1.1, 1.2, 1.3. C’est construit presque comme des haïkus. D’ailleurs, parfois mes cowboys discutent de son œuvre, et ils en viennent à parler allemand. (Baxter se met à citer « dans le texte », sans que je sache trop si c’est Wittgenstein ou les cowboys).
Que répondre à ça – et dans quelle langue ? De toute façon, j’ai déjà largement dépassé le temps qui m’était imparti et L’Express arrive sous les traits de Marianne – à moins que ce ne soit l’inverse.
Encore impressionné d’avoir rencontré ce maître du « Walk on the wild side », déjà anxieux à l’idée de vous le raconter, je prends congé maladroitement. Merci mille fois, une dédicace s’il vous plaît, et encore pardon Colonel :
– My english is terrible !
– Your anguish is perfect !
Voilà, les jeunes. J’ai vu une île à la jumelle, et je vous donne sa position, pour les navigateurs qui viendraient à croiser dans la région.
- Sans parler de Michaël Jackson – qui avait quand même baptisé sa propriété Neverland. ↩
- Jeu de mots sur « angoisse » et « anglais » (qui perd beaucoup à la traduction).↩
- L’entretien durera encore 35 minutes. ↩
Paru sur Causeur.fr, le 22 novembre 2010.