Sir Winston n’était jamais aussi épanoui que dans les tempêtes, et son siècle n’en a pas manqué.
L’avantage d’écrire dans Valeurs actuelles plutôt que dans Libé, c’est qu’on n’est pas obligé d’expliquer qui était Churchill et pourquoi il restera un des plus grands hommes du XXe siècle. En revanche, il est bon de revenir sur l’éclairant documentaire que lui consacrait France 3 l’autre lundi, Winston Churchill, un géant dans le siècle – déjà recommandé ici même par ma collègue et voisine de page Isabelle Cottenceau.
Ce portrait en mouvement parvient à survoler en cent minutes quatre-vingt dix ans de vie, dont soixante de carrière politique et guerrière, sans tomber dans le superficiel et le déjà-vu, comme on dit là-bas. Exclusivement composé d’archives visuelles et sonores, souvent inédites, il privilégie l’angle psychologique pour nous faire revivre la vie de Winston avec ses yeux, et pour ainsi dire dans sa tête.
Churchill est un « homme des tempêtes », et d’abord intérieures. Il est un homme d’action avant tout parce qu’il ne supporte pas l’inaction ; il fonce parce que s’il s’arrête, il tombe, et plus bas que terre : dans une profonde dépression qu’il appelle « the black dog ». Dès qu’il est contraint à l’oisiveté par des revers politiques ou des échecs personnels, ce « chien noir » lui saute à la gorge dès lors, pour le calmer, un seul moyen : le noyer dans l’alcool…
Quand en revanche il se bat pour le drapeau, que ce soit à vingt ans contre les Boers, à quarante contre les boches du Kaiser, à soixante-cinq contre ceux d’Hitler ou en permanence contre les médiocres de son propre pays, quel bonheur ! Il en oublie ses démons intérieurs. Winston ne sera jamais plus épanoui qu’entre 1940 et 1945, et confiera même à sa femme son impression de « n’avoir vécu que pour ça. »
Quand Londres est sous les bombes, Churchill incarne l’esprit de résistance et sait l’insuffler à la nation tout entière ; à cet instant, l’Angleterre c’est lui et inversement. Plus dure sera la chute ! Le 8 mai, bien sûr, tout le pays rend un vibrant hommage à l’homme qui a su mener son peuple à la victoire ; mais le retour à la normale marque aussi pour lui le début du déclin. L’ « homme des tempêtes » est balayé par le calme.
Moins de trois mois après son triomphe les électeurs le congédient, doutant des capacités du vieux guerrier à gérer la paix. Il est remplacé par Clement Attlee, « un homme modeste qui a d’excellentes raisons de l’être » commente sobrement ( ?) Churchill.
Aussitôt le chien noir revient rôder autour de son maître, pour ne plus jamais le lâcher. Même son retour au 10, Downing St. en 1951, ne lui redonnera pas le moral. Il a soixante-seize ans, certes, mais là n’est pas l’essentiel. Cette guerre, qu’il a puissamment contribué à gagner, ramène un Royaume-Uni amputé de ses colonies au rang de puissance secondaire, face aux deux nouveaux Empires qui en sont sortis.
Son dernier combat, le plus difficile, sera la renonciation définitive à ce pouvoir devenu vide de sens, qui n’est même plus un divertissement. Ses dix dernières années, il les passera en toute complicité avec son vieux Black Dog à écrire, à peindre et à boire, pour faire passer ce goût terriblement amer : la sensation de l’inutilité de tout ce qu’il a entrepris.
Frappé par une congestion cérébrale le 10 janvier 1965, il prévient aussitôt son secrétaire particulier : pour mourir, il attendra le 24, date anniversaire de la mort de son père soixante-dix ans plus tôt. « Ultime appel », diagnostique le doc, qui insiste tout du long sur la difficile relation de Winston avec Lord Randolph ; un papa méprisant, et mort trop jeune pour être fier de son fiston – qui n’aurait fait tout ça, au fond, que pour gagner sa reconnaissance posthume.
Quoi qu’il en soit, ça fait au moins une bonne excuse psy à Sir Winston. Parce que sinon, vu d’aujourd’hui, son patriotisme viscéral et volontiers boute-feu paraîtrait encore plus scandaleux que son penchant immodéré pour le tabac, l’alcool et le fidèle chien noir qui les apporte.
[Article publié dans Valeurs Actuelles]