Marc Fumaroli nous raconte les temps bénis où l’on parlait français d’Edimbourg à Saint-Pétersbourg.
Je ne saurais trop vous recommander un documentaire multidiffusé sur Arte (et visible sur Youtube), intitulé Quand l’Europe parlait français. Adaptant ici un de ses essais, Marc Fumaroli nous conte l’heureuse époque où notre langue rayonnait à travers tout le continent.
Citant Richelieu, il nous explique comment le français, ce « latin des Modernes », exporte alors avec ses mots des goûts, des modes et des idées qui font l’époque. « Du temps de Pascal, le français incarne plutôt la qualité de pensée ; du temps de Voltaire, la qualité de vie », résume notre académicien.
Pas Immortel pour rien, il nous entraîne dans un voyage à travers les XVIIe et XVIIIe siècles, de Versailles à Potsdam et d’Oxford à Saint-Pétersbourg, à la rencontre de Frédéric II, Catherine II et autres people francophones de l’époque… Passionnant survol, quoi qu’un peu rapide (cinquante-cinq minutes TTC).
Comme le note Fumaroli, en ces temps bénis, toute l’histoire de France concourt peu ou prou à l’expansion de notre langue. Ainsi en 1685 la révocation de l’Edit de Nantes, par ailleurs sujette à controverse, contribue-t-elle puissamment à la création d’une « République européenne des Lettres » – rien qu’en provoquant l’exode de nombreux écrivains… Quant aux traités de 1815, « ceux de « l’humiliation » disaient les romantiques, n’étaient-ils pas, au moins, rédigés en français ? », renchérit un autre historien francophonissime.
« La supériorité du français », estime Fumaroli, que l’ami Philippe Barthelet ne contredira pas sur ce point, c’est qu’elle « n’est pas une langue simple ni spontanée, mais une langue voulue pour exprimer des choses délicates. » Aussi ne s’étonne-t-il guère que cette « langue de culture, de littérature et de civilisation », ait été depuis lors supplantée par l’anglais, « langue de commerce, d’économie et de business. » À chaque époque le moyen de communication qu’elle mérite.
Fumaroli, c’est le parfait « honnête homme du XVIIe siècle » – ouvert même aux « idées nouvelles » du XVIIIe, mais pas n’importe lesquelles… Voltaire oui, Rousseau non ! Sous la Révolution, à coup sûr, ce modéré-là eût été décapité avec les « Girondistes » – comme on disait alors, paraît-il.
À ses yeux, Voltaire est un polémiste féroce certes, mais de bon aloi : « un Molière avec plus de licence », comme il sied à l’époque. Avocat incisif de toutes les libertés, et de celles de Calas, Sirven et La Barre en particulier, François-Marie s’en prend allègrement à la justice et au clergé, mais jamais à la personne du roi ni à l’institution monarchique.
Rien à voir avec cet enragé de Jean-Jacques ! Celui-là aurait mérité d’être dévoré non seulement par ses propres enfants, qu’il avait si mal traités, mais aussi par la Révolution, dont il fut en quelque sorte le père bâtard.
La Terreur, rappelle Fumaroli, justifiera la guillotine au nom d’une formule définitive de l’auteur du Contrat social : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. » Je sais, elle est connue, mais je m’en lasse pas !
Depuis ce bouquin, Voltaire tient Rousseau pour un dangereux fanatique, et Fumaroli partage ce jugement. C’est même ça qui énerve mon Télérama, objectif par nature : cette « subjectivité » de l’auteur, coupable de « préférer Voltaire à Rousseau, et l’art de la conversation à la Révolution française ».
En conclusion, notre académicien confirme d’ailleurs les pires cauchemars téléramesques, avec une ultime phrase où l’érudition ne cache même plus une nostalgie nettement réactionnaire : « Stendhal, et tant d’autres, ont découvert qu’il y avait dans cet Ancien Régime quelque chose qu’on a perdu, et que l’on peut peut-être restaurer individuellement… » Pourquoi individuellement, Maître ?
[Article publié dans Valeurs Actuelles]