La realpolitik peut-elle casser des briques ?
J’ai toujours été fan de Marie-France Garaud, et un peu seul en tant que tel. Je suis même, à ma connaissance, le seul de mes amis à avoir voté pour elle à la présidentielle de 1981, et ce dès le premier tour1.
Vingt-neuf ans plus tard, je suis encore et toujours en admiration devant cette machine intellectuelle et son unique objet. J’aime l’obstination froide avec laquelle, contre vents et marées idéologiques, Dame Garaud continue de penser la géopolitique en termes de rapports de forces entre États-nations.
Pourtant ces Léviathan préhistoriques ont été enterrés depuis belle lurette par les meilleurs observateurs et acteurs de notre vie politique, d’Alain Duhamel à Alain Minc en passant par Cohn-Bendit et Bayrou. C’est bien simple, depuis que je me tiens informé, on n’a cessé de me le faire savoir : la nation, c’est « dépassé » ! Dépassé par l’Europe, l’Occident, le capitalisme, le communisme, la mondialisation, l’altermondialisme, l’espéranto, etc. Seuls une poignée d’intellos en roue libre, issus de la Gauche Sans Frontières, semblent avoir trouvé le moyen de faire le trajet Bastille-Nation en passant par République.
Je me souviens encore de ma joie à entendre Max Gallo, peu après soncoming out patriotique, répondre paisiblement à un quelconque baratin post-national : « Bien sûr que la nation est une forme passagère condamnée à disparaître… Le Mont-Blanc aussi ! »
Sans avoir eu besoin de passer par la gauche, Mme Garaud ne dit pas autre chose, et depuis plus longtemps – que ce soit dans ses livres2, sa revue Géopolitique ou ses trop rares apparitions audiovisuelles. Sauf que la France de Marie-France ne commence pas avec la Révolution : comme la diplomatie du Général, et pour les mêmes raisons, elle reconnaît les Etats, pas les régimes. Elle-même, d’ailleurs, semble tout droit sortie de l’Ancien – tant elle s’exprime avec l’autorité naturelle, et dans la langue choisie, d’une grande dame du Grand Siècle.
La nation selon MFG, c’est la souveraineté ou rien. Autant dire que le débat qui fait rage sur l’ »identité nationale » lui est parfaitement étranger. La quête d’identité, c’est tout ce qui reste à un pays qui a perdu l’essentiel : le goût et les moyens de sa souveraineté.
C’est peut-être le cas de la France, nous dit Mme Garaud, mais sûrement pas celui des Etats-Unis, de la Russie, de la Chine…ni même de l’Allemagne ! « Dépassés » ou pas, tous ces États-nations continuent d’agir exclusivement en fonction de leurs intérêts – et ils ont bien raison !
Encore faut-il qu’ils sachent où est leur intérêt d’aujourd’hui et à quels défis ils seront confrontés demain – puisque décidément, l’Histoire n’est toujours pas finie.
L’événement majeur de ce début de siècle, selon notre prof de realpolitik, c’est la montée en puissance de l’Asie. Depuis la chute de l’Empire Soviétique, dit-elle, « la mondialisation est vraiment devenue mondiale » ; il en résulte naturellement un « glissement de la sphère du pouvoir » : l’Occident fourbu est en train de passer la main à une Asie qui pète la forme !
Le secret de cette forme tient en un chiffre : entre « eux » et « nous », le coût de la main-d’œuvre varie de 1 à 20. Avec la mondialisation décapitée telle que nous la pratiquons, cette simple statistique tient lieu de faire-part : sauf rebondissement, nous sommes condamnés à disparaître de la scène de l’Histoire – et ce sera bien fait !
Sévère mais juste, Marie-France ! Parce qu’enfin un protectionnisme européen, même « raisonnable », suffirait sans doute à endiguer chez nous la vague asiatique avant qu’elle ne devienne tsunami. Mais pour qu’il y ait « protectionnisme européen », il faudrait d’abord qu’il y ait Europe ; et sur ce point, l’histoire récente semble avoir donné raison au scepticisme gaullo-garaudien.
L’Union européenne, embourbée dans la dialectique élargissement – approfondissement, a vu se dissiper ses fantasmes fédéralistes sans pour autant s’engager dans la voie, plus modeste mais plus efficace, de la Confédération. En France, pour prendre un exemple au hasard, le Bayrou du XXIème siècle a sans doute rompu avec les erreurs de sa jeunesse extrême-giscardienne ; mais en a-t-il bien tiré toutes les conséquences ?
En gros, l’Europe aujourd’hui n’existe pas plus que l’Occident : d’un côté, un vieux bloc qui ne fait plus face à rien ; de l’autre, une idée tellement idéelle qu’elle n’est pas près d’atterrir… Entre les deux, Mme Garaud suggère de se raccrocher à ce qui existe partout ailleurs dans le monde : la nation. Et de nous donner en exemple… l’Allemagne !
Certes, entre les grandes puissances d’aujourd’hui et celles de demain, les frères ennemis d’hier sont tous les deux mal pris. Mais si, au sein même de ce « continent européen » menacé d’être déserté par l’Histoire, le centre de gravité se déplace vers l’Allemagne, ce n’est pas un hasard : c’est une affaire d’Etat. « En France, assène M.-F.G., il n’y a plus d’Etat ! »
Il ne s’agit pas là d’une attaque personnelle contre le chef dudit Etat, mais d’un diagnostic du Dr Garaud concernant l’âme de notre pays. Contrairement aux Allemands, nous avons perdu la « volonté de vouloir », comme disait Jankélévitch à propos d’autre chose. Or au bout du compte, « c’est la volonté qui juge », comme disait je ne sais plus qui à propos de ça.
Suivez la guide ! Brisée il y a soixante-cinq ans par le délire nazi, « l’Allemagne n’a jamais accepté ni d’être battue ni d’être divisée ». De la Constitution de 49 à nos jours en passant par la réunification de 90, elle a reconquis pied à pied, patiemment et chèrement, sa souveraineté – c’est-à-dire le choix de ses dépendances et les moyens de son indépendance.
La France, à l’inverse, n’a pas su assumer sa place, pourtant acquise de haute lutte, à la table des vainqueurs. Au fil du temps, elle a renoncé à son « droit à disposer d’elle–même » ; il serait temps qu’elle le récupère !
Non pas pour faire à l’Allemagne une guerre d’avant-hier (d’ailleurs, en général, c’est eux qui commençaient !). Juste pour parler avec elle d’égale à égale, parce qu’il n’y a pas de dialogue qui vaille sans équilibre des forces. Et plus généralement pour se faire entendre dans le « concert des nations », cet orchestre sans chef ni partition.
« It’s a wild world« , comme disait Cat Stevens. Si la France n’a plus la volonté d’exister, personne ne l’aura pour elle ! C’est ça la realpolitik selon Marie-France Garaud, ou du moins ce que j’en ai compris. Un peuple n’échappe pas à l’Histoire : il ne peut qu’en être le sujet ou l’objet.
Souverainisme ? Patriotisme ? Nationalisme ? Peu me chaut : je ne suis guère à cheval sur l’étiquette !
Je ne souhaite d’ailleurs la disparition d’aucune nation ; juste la survie de la mienne, comme tout le monde. Et je crois même que tout le monde y gagnerait…
- 1,33% des suffrages exprimés. ↩
- Dont le prochain traitera, paraît-il, de l’ « aveuglement des élites ». En un seul volume ? ↩
Paru sur Causeur.fr, le 7 février 2010.