On aimerait bien y demander l’asile politique
Dans « South Park », il y a tout ce que j’aime : la satire la plus pointue qui soit des emballements médiatiques, des « grands débats de société » et de la nature humaine en général ; plus une grossièreté heuristique1 qui donne son charme à l’ensemble. Et le tout depuis quatorze saisons, sans que la série donne le moindre signe d’essoufflement.
Le problème, c’est la France ! On ne peut y voir South Park que sur les chaines adophiles genre NRJ 12, Game One, ou MTV – alors que sa place serait sur le service public2. Encore les épisodes nous y sont-ils présentés avec au moins un an de retard, parfois douze, et dans n’importe quel ordre.
Pas question même pour les fanatiques, dont je m’honore d’être, d’acheter la série en DVD : elle n’est même pas distribuée par chez nous – contrairement à ces satanés « Simpsons » dont les rayonnages débordent… Mais quand on a goûté à la cuisine délicieusement pimentée des chefs Matt Stone et Trey Parker, comment ne pas trouver un peu fade la soupe jaune de Matt Groenig ?
C’est aussi ça, l’exception culturelle française ! Elle nous a privés, entre autres, d’un des meilleurs épisodes de la saison passée : la remise de l’Emmy Award 2009 à… « la Crise ».
La petite ville de South Park (Colorado) a ceci de particulier que tous ses habitants sont bêtes et/ou méchants, surtout en groupe –et les adultes encore plus que les enfants. Stone et Parker tirent sur tout ce qui bouge, et chacun en prend pour son grade : les beaufs et les flics, les bobos et les clodos, les Noirs et les juifs, les handicapés et les gays, les écolos et les ONG. Malgré tout, nos deux compères éprouvent visiblement une jouissance toute particulière à ridiculiser l’univers dont ils sont issus : l’intelligentsia contestataire.
À cet égard, l’un de mes épisodes favoris reste « Crève, hippie, crève ! » Le pitch, comme on disait il y a cinq ans : Cartman a découvert le plan secret des gauchistes pour envahir la paisible bourgade et en faire « la capitale mondiale de l’altermondialisme. » Hélas, personne ne veut croire notre héros ! C’est donc seul qu’il va entreprendre de bouter ces intrus hors de la ville, au lance-flammes s’il le faut…
C’est qu’il y a urgence : les envahisseurs veulent organiser à South Park le plus grand festival de musique baba de l’Histoire, « afin de faire plier les multinationales. » – « Mais comment ça ? » interroge naïvement Stan. – « Eh bien, lui répond un barbu à lunettes, il suffit d’imaginer une communauté où tout le monde s’entraiderait et où, par exemple, l’un ferait du pain pour tous, tandis que l’autre s’occuperait de la sécurité pour tous… – »Tu veux dire un boulanger et un flic ? », répond l’enfant.
Ensuite, eh bien, vous savez comment c’est… On commence par tirer sur le fil, et c’est tout le tricot qui vient : l’utopie rousseauiste, la foi en l’Homme et l’idéologie du Progrès – voire l’utilité de la gauche dans le débat politique3.
La série aborde aussi la religion, et Dieu sait qu’elle ne fait pas de concessions à l’athéisme cool en vigueur chez les intellos laid-back de tous les continents surdéveloppés.
Pourtant, Stone et Parker sont loin d’être des bigots. Comme vous le racontait ici même l’ami Marc Cohen (10/11/08), ils ont déjà eu maille à partir, entre tant d’autres, avec le lobby évangéliste américain pour blasphèmes, pornographie et autres gros mots.
C’est d’autant plus injuste qu’ils nous présentent un Jésus tout ce qu’il y a de plus sympa ; même qu’il anime à la télé locale un talk-show intitulé « Jesus and pals » – juste un peu trop lisse, croit-on comprendre, pour faire de l’audience. Il n’est pas jusqu’à ses relations avec son Père qui ne soient abordés d’une manière théologiquement correcte.
Surtout, j’ai eu l’occasion de voir (au hasard de MTV, bordel !) un épisode intitulé « Vas-y, Dieu ! » où l’ironie ne visait pas principalement Celui-ci.
Let’s pitch again : Cartman – encore lui –, incapable d’attendre la sortie de la Wii, décide en dernière extrémité de se faire congeler. Las ! Quand il se réveille cinq cent ans plus tard, plus personne ne sait la connecter…
Dès lors, le garnement ne songe plus qu’à retourner dans son époque. Il faut entendre son cri déchirant et furieux : « Je vais crever dans le futur, et sans jamais avoir joué à la Wii ! »
Imagine-t-on destin plus cruel ? Surtout qu’en l’occurrence, le futur ne semble guère rieur. Dieu y a disparu, certes ; mais son culte a été remplacé par celui de la Science – sans que la liberté de penser y ait gagné, semble-t-il.
Au début, le changement ne se remarque qu’à travers certaines expressions populaires : dans un demi-millénaire, apprend-on, les gens diront couramment « Thank Science » ou « Science damn it ! »
Sera-ce mieux pour autant ? Stone et Parker doutent. Déjà, le monde du futur est dominé par les loutres (plus douées que l’homme en sciences). Mais même quand le « Grand Sage des loutres athées » (sic) appelle à la mansuétude vis-à-vis des croyants résiduels, il est massacré séance tenante par ses propres troupes au cri magnifique de « Tuons le Grand Sage ! »
Vous je ne sais pas, mais moi ça me fait irrésistiblement penser à Chesterton : « Quand on cesse de croire en Dieu, ce n’est pas pour ne croire à rien ; c’est pour croire à n’importe quoi. »
Quant aux hooligans auteurs de South Park je les tiens, au pire, pour des agnostiques d’excellente compagnie, d’autant plus que leur scepticisme fait d’eux, en politique, d’excellents anarchistes conservateurs4.
Un dernier exemple pour la route ? Dans « Imaginationland », à la suite d’une manipulation scientifique, l’imagination des honnêtes citoyens américains est « prise en otage par les islamo-terroristes »… Heureusement, les services secrets ne vont pas tarder à intervenir pour y mettre bon ordre ! Après analyse approfondie de la situation, le chef de la CIA conclut gravement : « Je crains que nous n’ayons pas le choix : il faut atomiser notre imagination ! »
Après ça, soit le lecteur n’a rien compris et je me sens bien seul ; soit j’ai intérêt à ne rien ajouter, sous peine de paraître chiant. Et pourtant j’aurais aimé pouvoir dire à quel point, sous couvert de dérision, Stone et Parker nous parlent subtilement d’humanité, de morale, de liberté… Mais ça y est, je suis déjà chiant et c’est à cause de vous, enfoirés de fils de pute !
- Voir ce mot ↩
- Même à la place des « Mots de minuit », je suis preneur ! ↩
- Comme disait joliment le président Bordaberry (Uruguay), au lendemain du putsch militaire de (date), en réponse à une question de la presse internationale : « Il n’y aura plus d’élections en Uruguay tant que la gauche aura une chance de gagner ! » ↩
- Comme Orwell selon Jean-Claude Michéa, et tous les gens bien selon moi. ↩
Paru sur Causeur.fr, le 6 décembre 2009.