Vous vous souvenez, bien sûr, que dans son fameux Paradoxe du comédien, Diderot explique que seul un acteur psychologiquement neutre peut prétendre s’emplir des subtilités d’un personnage complexe. Sinon, argumente-t-il, ses propres qualités étouffent toute possibilité de devenir le rôle qu’on lui assigne…
Camélia Jordana, j’en avais un vague souvenir en petite hétaïre maghrébine dans l’excellent film de Lou Jeunet, Curiosa, dont j’ai rendu compte ici même : elle était l’un des modèles que Pierre Louÿs, écrivain et photographe érotomane, amène devant son objectif.
C’est donc sans a priori que j’ai regardé en DVD le Brio, où Daniel Auteuil est contraint par l’administration de son université, pour avoir dit d’une façon un peu brutale à ses étudiants les choses telles qu’elles sont, à former une étudiante maghrébine aux subtilités d’un concours de rhétorique.
Le sujet m’intéressait, j’avais moi-même il y a quelques années dirigé deux étudiants marseillais pour le concours du Lyon’s Club — à tel titre qu’ils étaient montés en finale nationale. C’est une gageure, pour un formateur, de se saisir de la terre glaise informe et d’en tirer une statue qui parle.
Et pour être informe, Camélia Jordana, dans le film d’Yvan Attal, l’est des ongles aux cheveux.
L’innocente jeune fille a réalisé, il y a peu, que le film au fond racontait comment un vieux mâle blanc faisait sortir du néant intellectuel une petite Maghrébine. Caramba ! Elle avait donc été manipulée par ce vieux satyre d’Auteuil, qui se permettait, en filigrane, de lui donner une leçon de comédie.
On sait comment l’esprit vient aux filles. Sans doute Mlle Jordana a enfin trouvé un initiateur doué, parce que trois ans plus tard, elle comprend enfin ce qu’elle a joué : une imbécile creuse qu’un prof de génie emplit temporairement de talent — et sans lequel elle n’existerait même pas.
Je suspecte Auteuil qui est un grand comédien, d’avoir tout de suite compris quel matériau informe on lui mettait entre les mains — et d’avoir jonglé avec sa partenaire, non sans cruauté. Jordana joue « nature » — elle est intensément elle-même, intensément vide, peu à peu emplie du savoir et des techniques d’un artiste au sommet de son art.
Puis c’est comme dans le Pygmalion de George Bernard Shaw : une fois la performance accomplie, on laisse tomber le cobaye dans sa fange originelle. Va chanter des rengaines, petite.
C’est d’ailleurs par la chanson que notre petite bourgeoise d’origine algérienne s’est fait connaître, lors de l’une de ces émissions qu’on appelait autrefois des « radio-crochets ». Elle a séduit son monde en interprétant « What a wonderful world ». Sans vouloir être moi-même cruel, les mélomanes apprécieront le léger décalage entre l’interprétation de la donzelle et celle de Louis Armstrong.
L’industrie du disque visant la rentabilité à court terme plus que la promotion des talents, Jordana a récidivé depuis à plusieurs reprises. Elle a ainsi acquis auprès des hilotes une visibilité qui lui a donné le droit de dire de très grosses bêtises. Par exemple…
« Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic. Et j’en fais partie. Aujourd’hui, j’ai les cheveux défrisés, mais quand j’ai les cheveux frisés, je ne me sens pas en sécurité face à un flic en France, vraiment ! Peut-être que si certaines mesures étaient prises plutôt que d’avoir des non-lieux en permanence à chaque fois… » Et d’ajouter qu’en général, « ce sont des hommes qui se font tuer, noirs ou arabes ou simplement pas blancs. »
La demoiselle, qui a vécu une enfance protégée dans le Sud de la France, mais qui pour des raisons commerciales feint de parler racaille, a certainement été bousculée plus souvent qu’à son tour par ces policiers racistes et violents…
Puis comme le communautarisme est un créneau limité, qui risquait de l’enfermer dans un segment commercial très étroit, elle a élargi son raisonnement philosophique :
« Si j’étais un homme, je demanderais pardon, je questionnerais les peurs, et je prendrais le temps de m’interroger. Car les hommes blancs sont, dans l’inconscient collectif, responsables de tous les maux de la terre. »
Ainsi surfe-t-on en même temps sur le décolonialisme, le féminisme, le communautarisme, l’anti-racisme et autres grandes causes contemporaines. La culpabilité me tenaille si fort que déjà je me demande si j’achèverai cette chronique sans me trancher les veines et arroser mon clavier.
Il en est de Camélia Jordana comme d’Aya Nakamura, récemment propulsée par un député LREM ambassadrice de la langue française. L’industrie de la chanson les tire du néant, encaisse rapidement quelques bénéfices, et les renvoie à leur vide existentiel. L’industrie du cinéma les décrète égéries, comme Adèle Haenel, et cessera de s’y intéresser dès que le capital risqué sur leurs têtes ne rapportera plus assez auprès des crétins. Notre modernité décrète « stars » des lumignons allumés pour la foire, et les remplace aussi vite par d’autres lucioles. Un vide artificiellement rempli de paillettes retourne très vite au vide. Pour être un acteur de génie, il faut être de la glaise et se modeler à chaque rôle. Il ne suffit pas d’être un petit tas de boue auquel les médias donnent ponctuellement de l’importance, avant de les abandonner dans le caniveau. Allez, Camélia, quelques stages à l’Actor’s Studio, et la lumière viendra peut-être.
Jean-Paul Brighelli