Il y a quelques mois…
(Parenthèse. Avez-vous remarqué que depuis que le confinement a été instauré, notre rapport au temps s’est substantiellement modifié ? Il y a un avant et après l’enfermement. On éprouve la même chose lorsqu’on est en prison, à en croire le Sing-Sing revisité de Nougaro…
« On se dit qu’on sortira de confinement
Quand nos poules n’auront plus de dents… »
Fin parenthèse).
Donc, en septembre dernier, Alain Finkielkraut invita dans son émission Répliques Régis Debray qui venait de sortir Du génie français (chez Gallimard) et y élisait Hugo comme le plus grand écrivain national. D’où l’entrée en matière de Finkielkraut : « Si l’on en croit Régis Debray, et comment ne pas croire sur parole l’auteur d’ouvrages aussi sérieux que Critique de la raison politique, le Cours de médiologie générale, ou Vie et mort de l’image, la Présidence de la République a en toute confidentialité demandé récemment à la Société des Gens de Lettres d’organiser un scrutin parmi ses membres pour désigner notre écrivain national. C’est Stendhal qui est arrivé en tête. Loin devant Victor Hugo. Ce classement a poussé Régis Debray à prendre la plume pour en déchiffrer le sens. Pour dire qu’à l’encontre de ses éminents confrères, il choisissait, lui, l’auteur des Misérables. Et pour livrer les raisons de ses préférences. »
La discussion, d’une infinie politesse entre deux types particulièrement cultivés et intelligents (Répliques est quand même ce qui se fait de mieux sur les ondes, et Finkielkraut, confiné comme tout le monde, a exprimé récemment sa tristesse de ne pouvoir donner son émission hebdomadaire — sans doute craint-il qu’à la fin de l’épreuve, l’Etat ne profite du coronavirus pour araser la culture comme il va éradiquer les droits sociaux et étêter vos petites économies) développe à grand renfort de citations admirablement adéquates la différence fondamentale entre Stendhal et Hugo. Tout en reconnaissant, l’un et l’autre, avoir été bouleversés par Mathilde de la Môle, dans le Rouge et le noir (les « stendhaliens » se divisent en chapelles antagonistes, ceux qui préfèrent Mathilde et ceux qui aiment exclusivement Mme de Rênal, ceux qui aiment Clélia et ceux qui ne jurent que par la Sanseverina — ou, comme Finkielkraut, ceux qui lâcheraient tout pour Mme de Chasteller — alors que personne ne se damnerait pour connaître, comme dit la Bible, Fantine ou Cosette). Et pas n’importe quelle Mathilde : « Antonella Lualdi a toujours été mon idéal amoureux », avouent Régis Debray et Jean-Paul Brighelli, qui ont apparemment l’un et l’autre une grande admiration pour le Rouge et le noir d’Autant-Lara (1954) — évitons par charité de parler de celui de Jean-Daniel Verhaeghe en 1997.
La question du « meilleur écrivain » a toujours agité le microcosme hexagonal. Gide, après avoir répondu son fameux « Victor Hugo, hélas ! » à la question de savoir qui est notre meilleur poète, s’était fendu, pour le n°52 de la Nouvelle Revue Française en 1913, d’une liste des « dix romans qu’il emporterait sur une île déserte », mettant la Chartreuse de Parme et les Liaisons dangereuses en tête d’une liste assez consensuelle, malgré la présence intéressante du Moll Flanders de Defoe, et celle, plus problématique pour moi, du Dominique de Fromentin. Hugo, dit Debray, à la capacité de « réconcilier les deux catégories de Français évoquées par Marc Bloch — ceux qui vibrent au souvenir du sacre de Reims, et ceux qui vibrent au souvenir de la Fête de la Fédération. » Bref, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, comme disait Aragon.
Mais est-ce bien l’objet de la littérature ?
Nous sommes singulièrement (adverbe stendhalien par excellence) marqués — depuis les Châtiments justement — par le mythe de la « littérature engagée ». Benjamin Péret, dans le Déshonneur des poètes, traitait fort justement les œuvres publiées pendant la guerre dans l’Honneur des poètes de « prospectus pharmaceutiques », parce que l’objet de la littérature n’est pas de défendre des idées (ah, l’écrasante responsabilité des profs qui depuis des décennies on fait de « J’accuse », cette apologie de l’anaphore, le sommet de la littérature, et du « Dormeur du val », cette resucée du « Souvenir de la nuit du 4 », un texte « engagé » et « de gauche » puisque « anti-guerre »), mais de proposer des formes.
Mais c’est un vieux débat, que Michel Leiris avait magnifiquement tranché dans le texte qui sert désormais de préface à l’Age d’homme, « De la littérature considérée comme une tauromachie ». Le vrai risque de l’écrivain n’est pas d’afficher ses turpides certitudes et ses séquences sodomiques avec Doc Gynéco, mais d’oser une forme nouvelle. Et je préfère mille fois le « Coup de dés » de Mallarmé, quasi contemporain (1897) du « J’accuse » (1898) du « grand poète national », à toutes les exhibitions de l’autofiction et toutes les littératures du Bien. « J’ai écrit, et je suis prêt à réécrire encore ceci qui me paraît d’une évidente vérité : c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. Je n’ai jamais dit, ni pensé, qu’on ne faisait de la bonne littérature qu’avec les mauvais sentiments. J’aurais aussi bien pu écrire que les meilleures intentions font souvent les pires œuvres d’art et que l’artiste risque de dégrader son art à le vouloir édifiant.», disait très bien Gide dans son Journal du 2 septembre 1940 — la date n’est pas oiseuse. Et Georges Bataille d’enfoncer le clou, en 1958 : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse ».
Bref, moi, c’est Laclos, Flaubert — et Stendhal.
Les Liaisons allient une forme exquise (tant de travail du style pour faire le mal, cela signifie quand même quelque chose) à un effet prodigieux : c’est le premier roman français sans mimesis possible. Parce qu’il faut être vraiment cruche pour s’identifier à la petite Cécile, très prétentieux pour se prétendre Merteuil, et très masochiste pour vouloir être Tourvel. Qu’adolescent je me sois pris pour Valmont, cet incapable finalement dominé par une femme qui écrit mieux que lui, témoigne juste de mon incapacité, à l’époque, à lire ce qui était réellement écrit — ou à ne le lire qu’à travers le filtre déformant de la masculinité imposée par une société mâle et qui tenait à le rester. Parce que, comme a presque dit l’autre, on ne naît pas homme, on le devient.
Quant à Bovary — et les autres, parce que Flaubert constitue, plus encore que Sade, un bloc d’abîme —, c’est le triomphe absolue du scalpel. L’art de découper la psychologie en tranches fines jusqu’à ce qu’il ne reste rien de consommable sur la table. Achille Lemot a commis une superbe caricature de « Flaubert disséquant Madame Bovary » qui résume bien mon sentiment. Quant à Stendhal, je renvoie le lecteur à la dédicace finale de la Chartreuse de Parme, « To the happy few ». Peu de succès de son vivant — sauf un article enthousiaste de Balzac, qui avait reconnu le génie du confrère. Mais la certitude d’appartenir au club très fermé des cœurs d’élite, qui ont pour le bourgeois un mépris qui confine à l’extrême politesse.
Tiens, à propos de bourgeois, vous connaissez peut-être ce petit texte roboratif de Paul Lafargue, la Légende de Victor Hugo. L’auteur du Droit à la paresse y explique que le Grand Poète n’a jamais été que du côté du manche et que son exil après le coup d’Etat de Napoléon III tient à sa déception de ne pas avoir été nommé ministre de la Culture. À quoi tient une vocation d’opposant, quand même !
Jean-Paul Brighelli
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