Dans un article récent paru sur le FigaroVox, j’évoquais le double bind, la double contrainte chère à Gregory Bateson et à l’école de Palo-Alto. « La double contrainte, écrivais-je, est au cœur des processus tragiques : si Phèdre parle, elle meurt, et si elle ne parle pas, elle meurt. Ou, si l’on préfère un exemple moins dramatique, c’est ce qui arrive à ce légionnaire romain sommé, dans Astérix en Corse, de dire que la sœur du chef corse lui plaît (et alors on le tue) ou qu’elle ne lui plaît pas — et alors on le tue. »
On me pardonnera de me citer : j’ai pensé à cette double contrainte lorsqu’à l’occasion de la rituelle réunion de rentrée, le proviseur, bien dans son rôle de transmetteur des décisions officielles, nous a rappelé, à propos du port du masque, que c’était une décision ministérielle, et qu’en tant que fonctionnaires, nous étions sommés d’appliquer lesdites décisions.
Certes. C’est au nom de cette docilité de principe que les enseignants ont jadis appliqué comme un seul homme les programmes débiles édictés par l’équipe de branquignols pédagogistes grouillant autour de Vallaud-Belkacem — ah oui, mais elle était de gauche…
Peu importe. Le ministre, qui se dispense pourtant d’en porter un dans ses conférences de presse, veut qu’élèves et enseignants soient masqués. Même s’il n’a pas pensé à tout : par exemple, dans les devoirs surveillés qui durent souvent six heures dans nombre de disciplines, en classes préparatoires, il ne serait pas permis aux élèves de se restaurer ni de boire — ni à nous, ou alors en nous cachant. Ah bon ? Pas permis non plus aux élèves de déjeuner d’un repas apporté de la maison dans les salles de classe — ni ailleurs. La cafétéria est là pour ça — sauf qu’elle accueille 50 personnes en serrant. Evitez de distribuer des photocopies que vous auriez pu toucher. Dé-ma-té-ria-li-sez. Quant aux trombinoscopes que nous réalisons nous-mêmes en début d’année, pas question de s’y risquer, l’administration nous en fournira à partir des photos fournies par les élèves.
Mais ça ne servira à rien, puisque face à nous, nous aurons une marée de masques parfaitement anonymes. À quoi allons-nous identifier nos élèves ? À leur coiffure ? Aux boutons d’acné qui leur trouent éventuellement le front ? À moins qu’ils n’écrivent leur nom sur leur maque — mais il paraît que ça en diminue l’efficacité, qui n’est déjà pas garantie…
Ce sont des problèmes techniques qui vont se décanter — quand les profs, comme l’a souligné l’un d’entre eux, s’apercevront à l’usage qu’il est impossible de parler fort avec un masque plus de 10 minutes. Alors, pendant quatre heures…
Ainsi pensent les technocrates, qui ne viennent jamais sur le terrain.
Ce n’est pourtant pas faute de leur expliquer.
Mais là n’est pas le nœud de la question. Le vrai problème, c’est notre devoir d’enseignants.
Parce qu’au-dessus de la question anecdotique du masque, qui n’est porté, soyons sérieux, que pour faire plaisir au lobby des hypocondriaques et des médicastres qui nous gouvernent, il y a la question de l’enseignement.
Parce que mon devoir principal d’enseignant, c’est de transmettre, de la façon la plus efficace possible, le plus grand nombre d’informations de qualité à des élèves qui, après cinq mois de confinement exigés par le même lobby, sont dans un état proche de l’Ohio, comme chantait jadis Isabelle Adjani…
Voilà le hic : si les conditions dans lesquelles on prétend me faire enseigner vont à l’encontre de ce qu’il est nécessaire de faire pour bien enseigner, lequel de mes devoirs vais-je choisir ? Faire plaisir à l’administration ou former mes élèves ?
Parce que comme je l’ai expliqué déjà au mois de mai, les deux sont largement incompatibles. Le langage silencieux, celui grâce auquel nous faisons passer les informations et surtout celui par lequel nous voyons si elles passent, en miroir sur le visage des élèves, est aboli par le masque. Les zombies parlent aux zombies !
Alors, et je pose sérieusement la question à celles et ceux qui sont des partisans déclarés de la servitude volontaire — sous prétexte d’altruisme, l’un des plus sidérants mensonges qu’aie jamais produit l’égoïsme humain : préférez-vous des élèves instruits à fond, à l’ancienne si je puis dire, ou des ectoplasmes n’absorbant que la moitié, au mieux, de ce que nous distillerons ? Où est le vrai devoir de l’enseignant, monsieur Blanquer ?
Et ne me dites pas qu’il faut faire au mieux, etc. Nous avons fait « au mieux » pendant le confinement, et nous avons perdu, de l’aveu de tous les spécialistes — moins optimistes que vous — plus de 15% des élèves. Perdus-perdus, Petits poucets dévorés par Olivier Véran, et ses clones. Probablement irrécupérables. Merci beaucoup aux médecins qui ont poussé le gouvernement à décréter le confinement, ils sont responsables de l’abêtissement de millions d’élèves. En d’autres temps, on les aurait accusés de trahison envers la patrie, et on les aurait guillotinés. Ces temps-ci, 93 me titille.
C’est d’ailleurs la première fois que l’on donne autant de pouvoir à ces imbéciles. Ni pendant la grippe espagnole (des millions de morts), ni pendant la grippe de Hong-Kong ou la grippe asiatique (près de 100 000 morts à chaque fois), ni même pendant que le SIDA tuait tous ceux qu’il touchait — et il en a tué 40 millions, le Covid est un tout petit joueur. J’espère bien que c’est la dernière fois qu’on les prend au sérieux. Salopards, va ! Une génération quasi anéantie.
Reformulons la question. Dois-je me contenter de gérer l’existant — la perte de sens, l’incapacité à suivre, le défaut de culture — en expliquant aux élèves que je leur donne moins par ordre ministériel alors que je pourrais leur donner plus, ou dois-je faire fi des consignes (qui entre nous ne servent à rien, plus vite nous aurons acquis une immunité collective et mieux nous serons armés face aux prochaines vagues des années à venir) et faire de mon mieux pour transmettre ce que j’ai de savoir ?
Parce que les deux sont incompatibles.
Evidemment, j’ai choisi — je vais encore me faire mal voir de ma hiérarchie : mais j’œuvre pour le bien des élèves. Au détriment même de ma propre santé, ajouterais-je, si je voulais faire jouer la corde sensible. J’œuvre pour leur futur, pas pour mon présent, qui est derrière moi. Pour eux, et pas pour un ministre qui sera passé depuis jolie lurette quand ils seront encore empêtrés dans leur ignorance masquée.
Jean-Paul Brighelli
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