A partir du moment où il faut nommer les choses, on s’aventure sur une pente savonneuse. 

« A Alep, les rebelles se servent des civils comme boucliers humains » ; « Les forces pro-gouvernementales autorisent les rebelles à quitter Alep-est avec des armes légères pour rejoindre d’autres bastions de la contestation » ; « Les rebelles menacent d’exécuter les civils qui tenteraient de quitter la ville en passant par les couloirs humanitaires. »

C’est sur des chaînes d’information continue que j’ai entendu ces informations, et d’autres de la même veine.

La fin d’une autocensure ?

Jusqu’alors, les commentaires qui s’éloignaient un peu de trop de la thèse officielle ne bénéficiaient pas d’un très bon accueil.

Le documentaire de Samah Soula intitulé « Syrie, le grand aveuglement » et diffusé sur France 2 le 18 février 2016 avait été salué comme un travail courageux et intéressant par la chroniqueuse médias de Franceinfo-la-radio mais le point de vue offert par le documentaire, différent de la version habituelle des faits, n’avait pas pesé du tout sur le traitement des événements par cette chaîne ni par les autres. Encensé par l’Obs, le travail de Samah Soula avait été étrillé par l’Expresset par le Monde.

Que le documentaire présentât des défauts, c’est probable. Mais les reproches formulés à son encontre, peut-être légitimes (vision partisane des choses, tendance à la simplification sur certains aspects, minoration de faits, interviews tronquées au montage, etc.), pointant des pratiques très courantes dans les médias, ne se font toutefois jamais entendre lorsque le contenu d’un documentaire va dans le « bon » sens, le sens autorisé. On ne conteste la méthode que si le contenu déplaît, c’est bien connu.

De même, la réponse de la journaliste Eva Bartlett à son confrère norvégien Kristoffer Ronneberg a été qualifiée de propagande par les médias mainstream, c’est-à-dire ceux qu’elle dénonce. Ce n’est pas surprenant. Il est même amusant de voir que, dans l’article que lui consacre Libération, Eva Bartlett commence par perdre en crédibilité avant de perdre carrément sa profession : de « journaliste soi-disant indépendante », elle devient « soi-disant journaliste » quelques lignes plus loin. Toutefois, le texte de Libé est intéressant et permet de recevoir cette vidéo avec un œil plus critique que ne l’ont fait la plupart de ceux qui ont contribué à sa diffusion enthousiaste sur les réseaux sociaux. Mais comme d’habitude, il faudrait tout de même s’interroger sur le succès de cette vidéo, succès qui témoigne évidemment de l’impression que nous avons tous d’être pris pour des idiots. Comme toujours, c’est le discours homogène, simpliste et manichéen des médias qui suscite la méfiance :

  1. ce discours qui consiste à annoncer que le conflit syrien a fait 300 000 morts, sans préciser, la plupart du temps, que le tiers d’entre eux étaient des soldats du régime (je ne dis pas que c’est déterminant, je dis que cela change un peu la perception des choses) ;
  2. ce discours qui prend, de manière parfois très appuyée, le parti de ceux qu’il est convenu d’appeler les « rebelles » ;
  3. un discours médiatique né dans le contexte de ce qu’on appela avec enthousiasme les « printemps arabes »… et jamais fondamentalement remis en cause depuis.
  4. un discours obligé. Un journaliste m’a raconté que, s’étant rendu en Syrie et rendant compte à sa rédaction de la situation sur place, il avait reçu un message de certains confrères lui reprochant de « ne pas suffisamment insister sur le fait que Bachar assassine son peuple » et de « trop souligner les dérives des rebelles qui sont quand même, à la base, des gens qui se soulèvent contre un dictateur ».

On assiste apparemment depuis quelques jours à un léger infléchissement de ce discours. Et l’on se met à attendre les émissions du type : « en avons-nous fait trop ? » (un classique de la pseudo-autocritique constructive qui n’aboutit à rien), « qui sont vraiment les rebelles syriens ? », « qui se cache derrière l’Observatoire syrien des droits de l’homme ? » etc.

Déjà, on entend des choses que l’on n’entendait pas, comme les citations que j’ai reproduites en tête de ce post. Le plus souvent, ce ne sont pas les journalistes eux-mêmes qui formulent ces commentaires, ce sont les experts, les consultants. Et, il faut bien le constater, les journalistes ne font pas répéter, ne font pas mine de s’étonner, ne cherchent en rien à insister sur cet aspect du propos. Ils laissent passer, mais cette parole semble désormais tolérée. Ainsi, cet entretien avec Frédéric Pichon diffusé sur Franceinfo :

[…] le narratif de certains médias occidentaux a beaucoup gonflé les choses. Il est même vraisemblable que cette poche de la rébellion n’a jamais groupé autant d’habitants qu’on a bien voulu nous dire. On a parlé de 250 000 habitants, il est probable que ce soit plutôt 100 000 à peine. Pour le moment, la plupart des habitants d’Alep-Est sont tous allés à Alep-Ouest, c’est-à-dire les zones gouvernementales. Je crois que cette rébellion ne représentait personne.

Les civils dans leur grande majorité qui vivaient encore à Alep-Est ont servi de boucliers humains, comme en ce moment à Mossoul, l’Etat Islamique se sert des habitants de Mossoul comme boucliers humains. On nous a présenté pendant quelques mois une situation qui ne correspondait pas à la réalité. […]

Cette tolérance a néanmoins des limites : quand sur la même radio, Jean-Dominique Giuliani, président de la fondation Robert Schuman, critique « la diplomatie droit-de-l’hommiste » de l’Europe dans la crise syrienne, ce bout de phrase disparaît dans le verbatim de l’émission et il ne reste qu’une remise en cause d’une diplomatie « de communication plus que d’action ».

Alep

A l’issue de la bataille d’Alep se pose avec une acuité particulière le problème du choix des mots. Quand on a l’habitude d’opposer systématiquement le camp du bien et le camp du mal, quelle que soit la complexité de l’affrontement, on considère forcément une victoire comme un sujet de satisfaction ou de regret (selon le camp que l’on défend). C’est ainsi que bien des médias fonctionnent.

Dire qu’Alep a été « libérée » est trop positif, trop pro-Assad. Aussi les médias qui choisissent ce mot ont-ils soin d’y mettre des guillemets, manifestant qu’ils citent un point de vue qu’ils n’adoptent pas :

Le terme idéal, le plus neutre, c’est « reprise ». Comme ici :

Le journaliste s’est d’ailleurs autocorrigé puisque le premier titre de son article (qui figure encore dans le référencement google) était :

Cependant, sans surprise, la plupart des médias ont choisi de dire qu’Alep-est était « tombée ». La métonymie (le nom de la ville pour désigner les combattants qui l’avait prises) suggère que la population soutenait les rebelles, ce qui ne semble pourtant pas être le cas (c’est le moins que l’on puisse dire). Mais soit. Va pour « tombée ».

Le problème, c’est quand, partant de « tombée » (terme militaire), on passe à l’expression imagée, très nettement dépréciative « tombée aux mains de » :

Comme Alep était initialement une ville syrienne comme une autre, c’est-à-dire rattachée au gouvernement d’Assad, certains choisissent de dire que la ville est « retombée aux mains d’Assad » :

Rares sont, pour l’instant, ceux qui s’interrogent sur le choix du mot et ses implications :

Certains ne changeront jamais: le 30 décembre, Aphatie interrogeant Jean-Frédéric Poisson était en mode anti-Assad monolithique et simpliste. Il faudra prêter attention, dans les semaines qui viennent, au discours des médias sur la situation syrienne, afin de voir si la constance de ce journaliste est représentative d’une pratique médiatique globale ou si les quelques infléchissements que j’ai pu relever correspondent à une réorientation progressive de l’analyse médiatique du conflit.

NB : Alep étant un nom de ville, son genre n’est pas fixé. On peut donc dire qu’Alep est tombée ou qu’Alep est tombé. Dans la mesure où c’est une ville, la tendance est à l’emploi du féminin (comme le mot ville) mais théoriquement, dans la mesure où ce nom de ville se termine par une consonne et non par un « e » muet, il serait conseillé de le traiter comme un nom masculin. Pas d’obligation.

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