Un bon roman sur l’emballement médiatique.

Une « meute vociférante » poursuit un vieux professeur dans le Paris de 2021 en hurlant « Mort au juif ! ». C’est l’une des scènes les plus fortes du nouveau roman de Gabriel Privat, Le Troisième exil, qui vient de paraître chez Téqui.

Après Le Portrait de Martin Sommervieu (Téqui, 2020), plongée palpitante dans l’épopée de la chouannerie normande qui, au-delà du roman historique, interrogeait par son intrigue à double niveau la réception du récit historique et les enjeux de la mémoire collective, Gabriel Privat, professeur d’histoire et auteur de nombreux articles historiques, récidive à travers un dispositif narratif totalement différent. Imaginé il y a quatre ans, le récit est d’un réalisme visionnaire et pourrait avoir été inspiré par les débats qui ont animé les plateaux de télévision ces dernières semaines.

En effet, comme l’indique le bicorne à cocarde très reconnaissable qui illustre la couverture de l’ouvrage, Le Troisième exil est bien celui qui menace Napoléon, mais aujourd’hui, cette année, à l’occasion de la commémoration du bicentenaire de sa mort ; et ce n’est pas dans le souvenir des guerres napoléoniennes que cette fiction nous embarque mais dans les coulisses d’un monde médiatique et politique où s’arrangent et s’affrontent orgueils et idéologies.

Sur un de ces plateaux télé où l’on feint de ne pas se connaître, voire où l’on surjoue l’hostilité pour ne pas laisser deviner que l’on dîne ensemble juste après l’émission, un chroniqueur vedette, un peu par conviction idéologique, plus encore par goût de la provocation médiatique, mais essentiellement pour faire plaisir à sa petite amie martiniquaise, descendante d’esclaves, qui vomit le souvenir de l’Empereur, suggère à son vieux camarade de promotion devenu Ministre de la Culture d’annuler les célébrations du bicentenaire et de « retirer des Invalides la tombe de Napoléon pour l’installer en Corse ».

Cet épisode sert de point de départ à une lutte de moins en moins sage et polie, de plus en plus acharnée et inquiétante, à coup de hashtags, de révélations personnelles, de coups médiatiques téléguidés, chaque camp se retrouvant vite dépassé par ses extrêmes, les arguments historiques et érudits cédant alors le pas à la petite stratégie calibrée par le prépensé médiatique, ce qui donne lieu à des morceaux de dialogues bien conçus. Au fil de l’histoire, on croise des personnages tout à fait identifiables, comme ce polémiste juif et patriote, Eloi Zaporogue, qui embrasse (bien entendu) la cause de l’Empereur…

La force de Gabriel Privat est de ne caricaturer aucun des deux partis. Toujours écrit en point de vue omniscient, comme on dit en narratologie, son récit nous fait connaître les pensées et les sentiments de tous les protagonistes, à commencer, et ce n’est pas une petite provocation dans un monde où traque l’appropriation sexuelle et culturelle, par l’avocate martiniquaise dont le nom est lui-même une allusion à ce qui fonde son combat (Mélanie vient de mélaïna : « noire » en grec) ; le jeune mâle blanc qu’est notre auteur se glisse avec une vraie sensibilité psychologique dans les émotions d’une femme noire de cinquante ans en qui « le poids des souffrances passées rejaillissait avec l’aisance des deuils inaccomplis ». Galvanisée par l’écho médiatique de son initiative, celle-ci en vient à accepter le soutien de tout ce que la sphère antiraciste compte de fanatiques obsédés par le « racisme systémique », son conjoint chroniqueur de gauche lui faisant même remarquer avec cynisme qu’un des représentants de la communauté noire qui a rejoint leur camp descend en ligne directe d’un des rois de la côte du Golfe de Guinée : « avec un peu de chance, son ancêtre a vendu les tiens aux négriers de Nantes ».

Mais autant que par sa critique des médias et de l’instrumentalisation politique des mémoires, c’est par ses réflexions sur le pouvoir et la politique que le roman de Gabriel Privat retient l’attention. Outre un très bon passage où le secrétaire général du ministère détaille, à travers l’enchaînement des procédures, comment « l’inertie des pouvoirs publics peut arrêter l’ennemi aussi bien que toutes les armées du monde », on appréciera quelques formules élégamment tournées et pleines de vérité : « Le vrai pouvoir est ailleurs, dit-on. Mais la vérité, c’est qu’il n’y a plus de pouvoir nulle part » ; « On ne gouverne pas, on anime la structure » ; « il n’y a pas de peuple, il n’y a qu’un cri ; nous suivons le vent du ri pour nous faire élire, mais il ne sert à rien pour gouverner » ; « Ce qu’il faut, c’est un pouvoir fort et un corps social robuste ».

En publiant ce roman, Gabriel Privat explique (dans un entretien à Boulevard Voltaire) avoir voulu plaider pour un histoire de France « abordée avec sincérité, ni comme une légende dorée, ni comme un livre noir, mais comme le récit commun de ceux qui nous ont précédés dans l’existence et légué le pays que nous continuons à faire vivre. » Et de pointer les manques et les raccourcis des programmes scolaires au sujet de Napoléon. Que l’on me permette en conclusion une remarque personnelle qui prolonge son propos : si la seule réponse aux glorifications hyperboliques étaient les diabolisations anachroniques, le mal serait déjà assez limité. Je peux témoigner qu’il est possible de traverser une scolarité entière sans entendre jamais parler de Napoléon, les professeurs des niveaux concernés trouvant toujours mieux à faire (projets pédagogiques au long cours sur l’écologie et sur l’euro : mes souvenirs sont intacts). Et sans doute sont-ils nombreux les gens pour qui Waterloo est uniquement une chanson d’Abba et Napoléon, le nom du chien stupide dans les Aristochats.

2 commentaires

  1. «Nous suivons le vent du ri pour nous faire élire, mais il ne sert à rien pour gouverner.» 
    Le « ris », je suppose, terme de voile (on prend ou on largue un ris en fonction de la force du vent).

  2. Si vous croisez Ingrid Riocreux dans un couloir, pourriez-vous lui demander où se trouve sa page intitulée «La voix de nos maîtres»? Merci.

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