Vous n’aurez pas mes larmes.

Parce qu’elle fait l’objet d’une sélection, parce que sa réception est soigneusement encadrée par un discours homogène, parce que le moment même de sa diffusion lui confère le statut d’argument au sein d’un débat, la photo d’un enfant mort ou ensanglanté n’est pas une information, c’est une injonction abêtissante et culpabilisante à prendre un certain parti.

Le scandale, ces jours-ci, c’est la censure par Facebook de la photo représentant Kim Phuc, la fillette vietnamienne brûlée au napalm. Il y a quelques jours déjà, on a croisé des enfants victimes de guerre dans les médias : « les autres », dit l’article.

Autres, par rapport à quoi ? Par rapport aux victimes-stars, aux petits corps iconisés pour la bonne cause — pendant que d’autres agonisent dans le silence. Par rapport aux Kim Phuc de notre temps. En effet, des Aylan et des Omran, l’auteur de l’article rappelle qu’il en photographie tous les jours.

Or, on ne nous en montre pas tous les jours.

Il est évident que si c’était le cas, cela n’aurait plus le même impact. Aussi, il faut dire les choses de manière claire et crue :

 

 

 

  1. On nous sort un enfant quand cela paraît opportun. Aylan envahit les unes en pleine polémique sur l’accueil des réfugiés. Le discours qui accompagne l’image nous aide charitablement à ne pas mal l’interpréter (ce serait dommage) : Aylan, rappelez-vous, était « victime de la forteresse Europe » et du Canada. Si, si. Omran surgit quand les médias commençaient enfin à nous parler un peu de ce qui se passe au Yémen*. Et il doit sa notoriété au fait d’être victime de l’armée d’Assad et non d’un avion français ou américain.
  2. Il y a des enfants qui ne feront jamais la une. Sans parler de toutes les guerres totalement ignorées de nos médias, sans parler, justement, de ces petits Yéménites réduits en charpie par nos alliés saoudiens dans un silence ignominieux, il est évident qu’on ne nous fera jamais pleurer sur les petites victimes collatérales des bombardements de la coalition contre Daesh : ces fils et filles de djihadistes, dont certains n’ont même pas encore atteint l’âge d’apprendre à égorger leur nounours…

ou leur poupée…

Mais c’est ainsi : dans le Petit Poucet, personne ne pleure sur le sort des filles de l’ogre car elles ont le tort d’être les filles de l’ogre.

Cela pour dire que la « conscientisation » est, par nature, un procédé sélectif et subjectif. Nul besoin d’être conspirationniste, c’est toujours ce bon vieux « sens de la responsabilité » qui pousse les journalistes à nous « conscientiser ».

*Note au passage : au moment où j’écris ces lignes surgit sur le fil FranceInfo une vidéo éprouvante d’enfants yéménites « souffrant de malnutrition » (mourant de faim, quoi). « Un conflit qui dure depuis 18 mois » précise le commentaire. Dix-huit mois de silence ou presque. Le départ d’MSF avait attiré l’attention des médias une première fois (= les avait peu ou prou obligés à en parler) ; maintenant, « l’UNICEF tire la sonnette d’alarme », alors on en reparle…

La transcription d’un néologisme sans définition

L’Académie française note l’apparition du verbe « conscientiser » en 2013 et signale qu’il « tend à se répandre dans la langue courante ». Il s’agirait, ajoute la vénérable institution, de la « transcription d’un néologisme anglais ». En outre, si son sens n’est pas clair en français, ses emplois, même dans la langue originale, demeurent « mal définis ». Nous voilà bien avancés.

Sans surprise, sa construction elle-même reste très fluctuante : conscientiser quelqu’un à / de / sur / à propos de / face à ? Toutes ces possibilités se rencontrent, à côté de l’option majoritaire, qui semble être celle de l’emploi sans complément second : « conscientiser les gens ».

Il ne manque plus à ce mot que l’onction médiatique. La validation est en bonne voie : la presse étrangère francophone a déjà adopté « conscientiser », suivie de près par la presse française régionale. Si cette dernière peut sembler, dans une certaine mesure (j’insiste : dans une certaine mesure), préservée de la tendance à catéchiser les masses qui s’affirme sans honte sur les grands médias, pour ce qui est de la forme et du style, elle apparaît bien comme un répertoire d’automatismes et de formules toutes faites, défaut dont les raisons sont à chercher dans son mode de fonctionnement : journalistes peu nombreux travaillant en flux tendu, souvent sans relecture. Quand il faut produire des articles à la chaîne, on prend les mots tels qu’ils viennent (c’est-à-dire qu’on les reprend aux « confrères ») sans réfléchir aux mille autres formulations qui permettraient de dire la même chose, mais de la dire autrement, voire de la dire mieux.

Dans les grands médias, « conscientiser » reste, pour le moment, cantonné au discours des consultants et des invités. Il lui faut encore apparaître dans le titre d’une dépêche AFP, ce qui lui garantira une récupération immédiate par le stagiaire-bandeau d’une chaîne d’info en continu et, à terme, lui donne toutes les chances de jaillir un jour de la bouche d’un présentateur du JT.

Informer ? Sensibiliser ?

De « vivre-ensemble » à « islamiste » en passant par « dérapage », nombreux sont les mots mystérieux dont on nous rebat les oreilles et qui en remplacent d’autres, plus précis, plus clairs, peut-être plus gênants. Un terme a d’autant plus de chances de s’imposer dans les médias que sa définition est floue. Ce qui compte, c’est ce qu’il connote, le type de jugement dont il est porteur, l’effet qu’il a, ce qu’il nous révèle sur notre environnement idéologique.

Le dictionnaire Collins propose de comprendre « to conscientize » comme signifiant « to make aware of » (mettre au courant). À l’épreuve des faits, cette définition s’avère trop large. Le verbe « conscientiser » étant formé sur « conscience », on aurait pu imaginer qu’une phrase comme : « as-tu conscience de la chance que tu as d’être ici ? » puisse donner lieu au commentaire suivant : « j’ai essayé de le conscientiser sur la chance qu’il a d’être ici ». Ce n’est jamais le cas.

Une rapide recherche sur la toile révèle que l’on « conscientise » les gens de/à/sur (?) la souffrance animale (« la conscientisation de ce qui se passe dans un abattoir peut se révéler difficile pour le consommateur de viande » [!]), la pollution, les dangers de la route, les nuisances liées à Pokémon GO, la vente en ligne des esclaves sexuelles (« pour conscientiser le public conscient face à cette situation » [?]), le syndrome des ovaires polykystiques (absolument), etc. La conscientisation ne concerne donc que des phénomènes négatifs.

En ce sens, « conscientiser » semble un équivalent parfait du déjà très agaçant « sensibiliser ». Mais alors, quel est l’avantage du premier par rapport au second ? Pourquoi a-t-il de grandes chances de le remplacer ?

« Sensibiliser les gens à » tel drame, c’est, certes, le porter à leur connaissance (mission d’information) mais surtout (et c’est le plus important) le faire en espérant susciter chez eux une certaine gamme de sentiments bien déterminés. Il va de soi que si la photo d’Aylan, le petit noyé échoué sur une plage turque, suscite en vous de l’agacement voire une forme de colère contre les médias (médiophobie ?), on considèrera que la sensibilisation n’a pas fonctionné. Ce ne sont pas les sentiments que l’on espérait provoquer chez vous (compassion, culpabilité). Sous cette affaire de sentiments, le jugement moral affleure : si vous demeurez hermétique à la sensibilisation, c’est que vous êtes insensible, donc que vous avez le cœur endurci, que vous êtes un méchant.

Un terme médical porteur d’un jugement moral

« Conscientiser » pourrait, sans trop d’exagération, se traduire par « donner mauvaise conscience ». Plus grave cependant, ce verbe possède une connotation scientifique que « sensibiliser » n’a pas. La langue disposait déjà de la belle expression imagée « éveiller les consciences », dans laquelle le mot conscience renvoie à la fois au fait d’être conscient de quelque chose (en être informé) et à la mobilisation de la conscience morale (capacité à discerner le bien du mal). « Conscientiser » dissimule le second sens sous le premier, en y surimposant, en outre, une coloration médicale que je trouve inquiétante.

Et pour cause, si « conscientiser les gens » est un néologisme problématique, le verbe lui-même existe pourtant déjà dans le langage technique d’une discipline thérapeutique : la psychologie clinique. Mais il se construit différemment ; on dira, par exemple, « conscientiser une angoisse / un conflit / son homosexualité / un trauma ». C’est-à-dire rendre conscient, faire remonter à la conscience. On le trouve parfois employé tel quel, comme dans cet article de 20 Minutes sur le Hapitrack: « Les créateurs de ce curieux objet y voient un moyen de conscientiser ces petits et grands moments de joie qui font notre quotidien.»

NB: le Hapitrack, c’est ce truc-là:  

 

Si vous résistez à une sensibilisation, vous êtes méchant, disais-je. Poursuivons : si vous résistez à une conscientisation, vous êtes malade. Vous choisissez le déni, le refoulement. Il faut consulter, mon vieux.

Cette psychiatrisation du débat public, et de l’actualité en général, est un trait marquant de notre époque (voir mon post sur les « déséquilibrés »). Les « phobies » et les « dérapages » en sont des exemples évidents. Considérer celui qui se rend coupable de déviance par rapport à la morale officielle (rarement assumée comme telle : on parle de valeurs, de pacte, etc) comme un « fou » traduit une forme de bienveillance à son égard. Il n’est pas méchant, il est seulement malade et un malade, cela se soigne. En même temps, ce procédé jette un discrédit total sur son opinion : on ne débat pas avec un fou.

Le système soviétique ne se contentait pas d’une utilisation tendancieuse du vocabulaire psychiatrique puisque, comme chacun sait, l’internement des opposants politiques, diagnostiqués schizophrènes, était une pratique courante. La psychiatrisation du vocabulaire dans nos médias en est la version soft, l’une des manifestations les plus évidentes de ce que d’autres que moi n’hésitent pas à appeler un totalitarisme mou.

 

Il y a des mots qui surgissent, comme ça. Vous avez peut-être entendu ces derniers temps « prioriser » quelque chose, pour dire « donner la priorité à ». C’est hideux. Mais « conscientiser », ce n’est pas seulement hideux. C’est dangereux.

Laisser un commentaire

Please enter your comment!
Please enter your name here