L’euphémisme qui accuse les flics
La tentative d’homicide dont ont été victimes les policiers de Viry-Châtillon, cibles de cocktails Molotov destinés à les brûler vifs a donné lieu à de multiples articles convoquant les termes de « quartier sensible » ou, pour désigner la Grande Borne, de « cité sensible ». « Sensible », un adjectif que nous comprenons tous, sans jamais vraiment nous interroger sur ce qu’il implique.
Un anglicisme gênant
« Sensible », tel qu’on l’emploie dans l’expression « quartier sensible », est un anglicisme ; et un anglicisme trompeur. En effet, le terme revêt la signification qui est, en réalité, celle de l’anglais « sensitive ». Rappel pour ceux qui ne suivaient pas en cours d’anglais : le mot « sensible », dans la langue de Bob Dylan, est un faux ami qui signifie « raisonnable ».
En anglais, plutôt appliqué à des notions abstraites (a sensitive topic / issue), « sensitive » a été étendu à un emploi euphémistique dans des expressions comme « sensitive urban zones », traduction de nos ZUS. Un euphémisme (pour ceux qui ne suivaient pas en cours de français), c’est quand on dit les choses de manière atténuée pour faire passer la pilule (« non-voyant » pour « aveuglec»). ZUS est, en l’occurrence, un euphémisme qui évite de dire : « zones dangereuses » ou quelque chose dans ce genre. Tout comme la curieuse expression « zones de non-droit » évite de parler de « zones sécessionnistes » ou « hors-la-loi ».
On se souvient que Fox news avait réglé le problème lexical de manière assez trash avec ses « muslim no-go zones » :
Mais si on y réfléchit, que peut bien signifier, pour un quartier, la qualification de « sensible » ?
Traduire « sensible »
On se bat à coups de mots… pour définir d’autres mots ! Non, la Grande Borne, « cité sensible », n’est pas une « zone de non droit », c’est un « territoire difficile » :
Les puristes évitent de parler de « quartiers sensibles » et mobilisent systématiquement l’idée de « difficulté ». Mais ils sont, dès lors, contraints de choisir entre deux points de vue. Un quartier sensible est-il un quartier « difficile » ou un quartier « en difficulté » ?
Tout le problème vient du fait que derrière l’anglicisme euphémistique se cache aussi une métonymie (cf. « boire un verre » pour « boire le contenu d’un verre »). Quand on qualifie un quartier de sensible, on parle, en réalité, de la population qui s’y trouve.
Dire qu’elle est « en difficulté » revient à la traiter en victime.
Comme là :
Dire qu’elle est « difficile », c’est exprimer à son encontre une condamnation morale.
Comme là :
Le vrai sens de sensible ?
Par extension, la « sensibilité » ne renvoie plus uniquement à la capacité de sentir ou de ressentir mais à l’idée de réagir vivement à une douleur ou à un choc émotionnel.
S’appliquant à des gens, le mot peut donc exprimer spécifiquement l’idée de susceptibilité : « il est très sensible sur ce sujet ». La formulation dit presque une nature, en tout cas un état qu’on ne saurait changer : si untel est sensible sur tel sujet, on évitera d’aborder ce sujet. Ou sinon, on ne s’étonnera pas de sa réaction. C’est comme ça, que veux-tu, il est sensible sur ce sujet.
Au demeurant, la notion de « zone sensible » est aussi employée pour désigner une partie endolorie du corps :
La douleur résulte de la pression, voire d’un simple contact. Pas de contact, pas de douleur. Le coupable de la réaction douloureuse est celui qui touche la zone sensible. Si je touche l’épaule convalescente d’un blessé, c’est lui qui déguste, par ma faute.
La différence, c’est que dans le cas des zones urbaines sensibles, celui qui déguste… c’est celui qui touche. Sans doute parce qu’il rencontre la « sensibilité » des habitants de la zone.
Qui s’y frotte s’y pique et les flics l’ont bien cherché. C’est le sens de « sensible ».