La primaire de la droite
L’élection primaire de la droite et du centre nous intéresse, paraît-il. Disons qu’on nous y intéresse.
La « fonction d’agenda »
Étudier la « fonction d’agenda » consiste, grosso modo, à examiner la manière dont la hiérarchisation des informations par les médias influe sur notre propre hiérarchie de l’information. En d’autres termes : dans quelle mesure, quand les journaux me présentent un événement comme primordial, vais-je effectivement le considérer comme tel ?
En l’occurrence, le matraquage autour de cette primaire a tardé à payer. Traitée quotidiennement parmi les gros titres depuis des mois (qui va tenter sa chance? qui aura les parrainages?), développée comme un feuilleton à rebondissements, propulsée au rang de pré-présidentielle, le moins que l’on puisse dire, c’est que la primaire de la droite, il y a quelques semaines, ne captivait toutefois pas encore grand monde (enquêtes d’opinion de septembre) :
Pourtant, a priori, le principe de la primaire devrait plaire : d’apparence plus démocratique, il permet d’en finir avec l’impression que le choix du candidat résulte d’une cuisine opaque interne au parti. Mais il est vrai qu’en réalité, la cuisine interne a seulement été anticipée (je te donne des parrainages pour que tu te rallies à moi au second tour, etc).
Et personne n’est dupe
En outre, mis à part Mr. Fish, on les connaît tous, les candidats ; assez, du moins, pour ne leur accorder qu’une confiance fort limitée. Et donc s’intéresser fort peu à leur guéguerre.
Enfin, c’est la primaire de la droite, donc par définition, elle est peu susceptible de concerner tout le monde. Et si l’on ajoute à cela le fait qu’elle n’intéresse même pas tous ceux qu’elle est censée intéresser… Dur, dur.
Un événement calibré pour les médias
Les médias racontent les histoires qu’ils veulent à partir du casting qu’on leur propose. Ils ont le pouvoir de braquer le projecteur sur l’un ou l’autre des candidats, de les réduire chacun à tel ou tel point de leur programme, de monter en épingle les chamailleries qui les opposent, d’étouffer ou de souligner telle bévue (pain au chocolat) ou « dérapage » (lobby sioniste), ils se battent pour avoir des « interviews exclusives » de chaque candidat ou pour obtenir le droit de diffuser les débats, en nous promettant tous de nous les « décrypter » après coup. En bref, ils ont besoin que cette primaire nous fascine suffisamment pour nous faire « consommer des médias » (c’est l’expression consacrée).
Dès que parurent les résultats de l’enquête révélant que cette primaire était le cadet de nos soucis, les médias se mirent à soulever une question qui allait devenir centrale : les électeurs de gauche allaient-ils voter à la primaire de la droite ? Poser la question, c’était y répondre… par l’affirmative. Et l’on se mit à parler de ces électeurs de gauche qui vont voter à la primaire de la droite. Derrière le « parler de », il y a un « parler à » : il s’agit d’inciter les électeurs de gauche à aller voter à la primaire de la droite.
C’est tordu ? Z’inquiétez pas ma p’tite dame, on va leur trouver des raisons de le faire.
- On passe allègrement sur la charte à signer, par laquelle l’électeur dit se reconnaître dans les « valeurs républicaines de la droite et du centre ». Il y a pourtant là un vrai problème. Tout le monde (même des gens de gauche, donc), va signer cette charte sans savoir de quoi il s’agit et pour cause : faites-moi une liste des valeurs républicaines (déjà, bonne chance !), et cochez celles de la droite (re-bonne chance !) puis celles du centre (re-re-bonne chance !) et ne gardez que celles qui sont communes à la droite et au centre (gasp). Mais on n’aura jamais droit au petit « décryptage » qui s’impose parce que les médias ne se sont pas avisés du problème. C’est la définition et la survie de notre régime politique qui sont en jeu mais ce n’est pas grave.
- On suggère des stratégies : éliminer Sarkozy en votant Juppé. Ce qui lance des débats et nourrit l’actu : et si Juppé contribuait à faire éliminer la gauche ? Dans ce cas, les gens de gauche doivent-ils voter Sarko à la primaire de droite en espérant ainsi nuire en même temps à l’extrême droite ? Mais cela retirerait des chances au candidat de gauche d’être élu s’il n’est pas face à Le Pen, non ? Et on parle, on parle. Et on consomme des médias.
- Et surtout, on s’abstient autant que possible de parler d’une potentielle primaire à gauche ou bien seulement pour rappeler qu’elle a peu de chance d’avoir lieu. Résultat, les électeurs de gauche préfèrent se greffer sur la partie en cours plutôt que de prendre le risque d’être, à terme, privés de jeu.
Un télécrochet pour gens sérieux.
Le format médiatique vient renforcer cet aspect de l’événement. Le principe du débat à candidats multiples rappelle celui de la prestation filmée aboutissant à des exclusions.
La disposition des candidats fait penser au « Maillon faible » ; et il y a de cela dans l’affaire, après tout :
La présentation des candidats en vignettes évoque « The Voice » (enfin, m’évoque « The Voice ») :
Il ne reste plus qu’à nous indiquer sur quelle touche appuyer si l’on veut éliminer Machin.
Tout est fait pour gonfler l’importance de l’événement puisque dès le petit matin, on est en édition spéciale avec l’habituel décryptage pré-débat censé nous faire saliver : quand on nous apprend, sur le ton de la confidence, pour ne pas dire du scoop, que les pupitres seront de forme carrée, espacés de 70 cm, que le fond sera bleu, que le public sera assis sur trois rangées, etc.
La mise en scène, bien sûr, déborde le cadre des seuls débats : on dramatise les ralliements, ou bien on joue à deviner qui sera le premier ministre de qui, en cas de victoire à l’élection qui permettra de participer à l’élection qui permettra éventuellement d’être élu. C’est qu’on voit loin !
Et cela fonctionne, puisque 5.6 millions de téléspectateurs avaient été suffisamment convaincus de l’intérêt de l’événement pour s’imposer le visionnage du premier débat, pourtant d’un mortel ennui. Il faut dire, commencer par demander aux candidats s’ils s’engageaient à soutenir le vainqueur les empêchait par avance de taper trop fort sur les autres concurrents !
L’organisation de trois débats successifs permet de ménager une montée en tension. Et on doit reconnaître qu’ils avaient fait ce qu’il fallait pour que nous notions ce deuxième débat sur nos agendas :
En l’occurrence, échaudés par le caractère soporifique du premier numéro, les téléspectateurs étaient moitié moins nombreux pour le deuxième débat, avec 2.9 millions de personnes devant leur écran.
Mais ce deuxième débat fut « plus punchy », ce n’est pas moi qui le dis :
Peut-être aussi les deux maîtresses d’école pas commodes (Ruth Elkrief et Laurence Ferrari) étaient-elles plus impressionnantes que Gilles Bouleau et la dame au nom le plus mignon du PAF (Élisabeth Martichoux).
Impressionnantes, fallait-il qu’elles le fussent, en effet, pour que de tous les candidats, interrogés sur leur détermination à constituer un gouvernement respectant la parité hommes-femmes, nul n’osât leur faire remarquer que ce jury 100% femelle était bien peu paritaire.
De plus, je trouve cette question particulièrement rétrograde puisqu’elle suppose une conception binaire et fixiste des genres. J’attends que Mme Vallaud-Belkacem s’en offusque.
Le jeu de qui ?
J’ignore dans quelle mesure cela fausse le résultat final, mais un truc qui m’énerve, c’est cette manie qu’ont les médias de désigner un vainqueur après chaque débat (ce sera sans doute l’objet d’un prochain post ici).
On pourrait sans doute trouver beaucoup à dire aussi sur la manière de filmer le débat. Ainsi, il est évident que diviser l’écran en deux pour donner à voir la réaction de tel ou tel candidat à ce que dit un autre, oriente forcément la réception du discours. Difficile de se concentrer sur ce que dit Sarkozy dans la partie gauche de l’écran, quand on voit Copé pouffer dans la partie droite.
Je ne sais pas si cela fait le jeu de Juppé mais que cela nuise à Sarkozy, c’est certain. Et pourtant, le réalisateur est bien obligé de varier les plans car nous supporterions difficilement de suivre tout le débat ainsi :
Mais à partir du moment où l’on choisit qui l’on montre, parce qu’on ne peut montrer tout le monde en même temps, on oriente nécessairement, quoique de manière plus ou moins appuyée, l’appréciation de ce qui est dit.
Comme ce n’est pas du tout mon rayon, je me suis un peu documentée sur l’état des recherches en matière d’influence des médias sur les résultats d’une élection. C’est passionnant. Mais les analyses des spécialistes divergent beaucoup. En revanche, j’ai l’impression qu’ils s’accordent sur un point : le seul cas où les médias exercent une influence décisive, c’est lorsque l’élection doit départager deux candidats politiquement proches et qu’une partie, même réduite, des électeurs sont des gens peu politisés ou a priori peu concernés par le scrutin, donc tardivement impliqués (par la force du matraquage) et dont le positionnement, par conséquent, est très dépendant de ce que disent les médias. Il semble que cela corresponde assez à la situation actuelle…
Je ne sais pas si les médias font le jeu de Juppé. Dire qu’ils le soutiennent, qu’ils le préfèrent à Sarko, ce n’est pas nécessairement parier qu’ils ont le pouvoir de le faire gagner, surtout avec la montée en puissance d’une mentalité anti-médias qui fait de ceux-ci des soutiens bien encombrants.
En mettant tout en œuvre afin de susciter de l’intérêt pour cette primaire de droite, un événement calibrés pour eux et dont ils sont les principaux metteurs en scène et les principaux bénéficiaires quel qu’en soit le vainqueur, les médias font surtout le jeu d’eux-mêmes.