À temps perdu — et je n’ai plus le temps de le perdre —, j’écris une très longue lettre à ma dernière fille, qu’on lui remettra peut-être quand je serai passé du côté de la nuit et du silence. Déjà près de 500 pages, dont une bonne moitié ne vaut rien.
Ça commence comme ça…


Un jour, j’ai fini par admettre qu’il n’y a pas de musique de fond dans la vraie vie. Pas de chevauchée des Walkyries au gré de nos galops, pas d’harmonica mélancolique en prélude de nos combats, pas de violons miauleurs autour de nos amours. Je devais avoir douze ou treize ans. Je disais adieu à l’enfance.
Trois ans plus tard, en 1970, je me suis retrouvé à Ibiza — une île sans boîtes de nuits ni aéroport, à l’époque, pas de charters pleins de Bavarois en goguette comme aujourd’hui. Il y avait bien quelques Allemands, mais c’étaient des nazis réfugiés chez Franco après 1945, des septuagénaires fuyant leurs souvenirs tout en les revivifiant à grandes lampées de cerveza. Un film de Barbet Schroeder, More, m’avait poussé sur ce caillou au milieu de la Méditerranée, et jusqu’à Formentera, plus au sud. Moi et quelques autres routards, camés, paumés, déchets d’Europe, cheveux longs et haschisch, amour libre, comme on disait, aussi triste qu’un amour tarifé. Nous jouions de la guitare, pour oublier que dans notre vraie vie de hippies conformistes, il n’y avait pas dans l’air la musique du Pink Floyd qui accompagnait le film de Schroeder : le metteur en scène avait dû baisser le niveau de la bande-son car les spectateurs des séances d’essai — ce que les Américains appellent les pre-views — fermaient les yeux pour se bercer de musique planante…
Rien. Le bruit des vagues, le crissement des insectes, les gémissements des corps.
Pas de musique de fond. Bien sûr, on passe sa vie avec des violons dans la tête — histoire d’embellir ces moments qui la plupart du temps, quand on les regarde de loin, légèrement en biais, en clignant des yeux, sont quelque peu dérisoires. La musique embellit nos souvenirs, parce que nos souvenirs sont si peu de chose…

Mais tu le sais, parce que tes performances de patineuse sont accompagnées de musique — ces temps-ci, c’était la bande sonore de Maman, j’ai raté l’avion, et tu patines comme un petit père Noël mutin. D’ici que tu lises tout cela, tu auras changé dix fois de routine. Mais tu sauras qu’au sortir de la patinoire, il n’y a plus de musique. Juste la cacophonie de la vie.

Pour le moment, je suis surtout celui qui te raconte des histoires, avec ou sans livre. La voix du soir, la voix qui précède les rêves. Tu dînes, tu t’amuses encore un peu, je te lis une histoire du mieux que je peux, et je te porte dans ton lit. C’est le moment où tu joues la langueur, le petit côté « je ne saurais faire un pas de plus ». Il y a beau temps que ta mère te trouve trop lourde pour jouer ce jeu quand elle est seule avec toi.
Te lire une histoire… Au début du Masque de Zorro, le héros vieillissant raconte à sa toute petite fille ses derniers exploits. Bébé fasciné par la voix d’Anthony Hopkins. Survient la mère — une très belle actrice mexicaine, Julieta Rosen —, qui lui lance, dans la version originale : « She loves to hear your stories ». À quoi il répond : « It’s only the sound of my voice. One day she will have no time for them ».
Je me leurre sans doute. Sans doute n’auras-tu pas de temps, à l’âge considérable qui est désormais le tien, Lectrice, en ce jour où l’on t’a donné ces pages oubliées, pour t’intéresser à mes histoires — à mon histoire. Chaque fois que je te raconte Chien bleu (l’as-tu encore ? C’était mon album préféré, parmi la foule de livres que je t’ai achetés), je mets tout de moi dans ce récit fantastique où un chien couleur d’azur combat les forces de la nuit. Nous sommes les histoires que nous racontons, aussi absurdes qu’elles puissent paraître. Nous sommes les mots lentement mâchés et restitués, dotés pour quelques instants, le temps que leur bruit s’évanouisse, de ma lèvre à ton oreille, d’un pan de notre chair. « Ulysse prononça ces mots ailés », dit Homère.
« Only the sound of my voice ». J’ai une voix qui sonne bien — je l’ai travaillée au fil des ans, le métier veut ça, et la séduction aussi. Une voix qui remuait mes petites copines, au téléphone — disaient-elles. Cette vibration de l’air, un peu dérisoire dans sa fragilité, dont il ne reste rien une seconde plus tard, est si importante dans la vie — et dans la mémoire. « Les inflexions des voix chères qui se sont tues ». Je te souhaite de tomber un jour sur quelqu’un dont la voix éveillera en toi le souvenir de mes histoires, sans trop savoir pourquoi tu l’aimeras peut-être.
Délectation posthume…

Jean-Paul Brighelli


8 commentaires

  1. Ce qui m’est venu tout de suite à l’esprit:

    Since naught so stockish, hard, and full of rage,
    But music for the time doth change his nature.
    The man that hath no music in himself,
    Nor is not moved with concord of sweet sounds,
    Is fit for treasons, stratagems, and spoils;
    The motions of his spirit are dull as night,
    And his affections dark as Erebus.

    Marchand de Venise,Acte V sc 1

  2. Ce qui m’est venu tout de suite à l’esprit:

    Since naught so stockish, hard, and full of rage,
    But music for the time doth change his nature.
    The man that hath no music in himself,
    Nor is not moved with concord of sweet sounds,
    Is fit for treasons, stratagems, and spoils;
    The motions of his spirit are dull as night,
    And his affections dark as Erebus.

    Marchand de Venise,Acte V sc 1

  3. Chaque fois que je te raconte Chien bleu (l’as-tu encore ? C’était mon album préféré, parmi la foule de livres que je t’ai achetés), je mets tout de moi dans ce récit fantastique où un chien couleur d’azur combat les forces de la nuit.
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    Nadja
    Textes et illustrations
    Nadja est née en 1955 à Alexandrie en Égypte, d’une mère peintre de parents russes et d’un père médecin d’origine libanaise. Son enfance au Liban et en région parisienne n’a rien d’ordinaire : pas d’école mais des cours par correspondance jusqu’à l’âge de treize ans, et surtout des histoires racontées et dessinées par sa mère Olga Lecaye. En 1989, avec Chien bleu, un album aux gouaches fauves, Nadja obtient le prix Totem du Salon du livre de jeunesse de Montreuil. C’est l’entrée de la peinture dans l’album. Bien d’autres albums suivront, empreints d’un style expressionniste qui s’exprime avec force dans des peintures pleine page.
    Poursuivant la complicité créatrice initiée dans l’enfance avec les siens, elle aime faire des livres avec son fils, Raphaël Fejtö, sa mère Olga Lecaye et son frère Grégoire Solotareff. Avec ce dernier, elle a concocté des parodies de contes célèbres. C’est une autre facette de son talent qui apparaît alors, pleine d’humour et d’irrévérence. Dans cette même veine, elle a signé la célèbre série des Momo, celle désopilante et théâtrale des Petite princesse et d’autres pastiches de contes.
    Pour les grands, elle a créé des romans graphiques, notamment, L’homme de mes rêves (Cornelius), Les filles de Montparnasse (Olivius), Ô Cruelle (Actes Sud).
    Elle vit à Paris où elle partage son temps entre peinture et illustration.

    https://www.ecoledesloisirs.fr/auteur/nadja

    Nadja,née en 55, a deux ans de moins que le Maestro.

  4. « Only the sound of my voice »…

    Hors les histoires racontées, assis au bord du lit – « je mets tout de moi dans ce récit… » ; à mes oreilles c’était « Le petit chacal » –
    Savoir Dire,
    debout,
    sur les planches par exemple,
    à la condition de travailler sa voix (« mon métier »),
    c’est ainsi que l’on capte son auditoire.

    A condition que…
    « The man that hath no music in himself,
    Nor is not moved with concord of sweet sounds,
    Is fit for treasons, stratagems, and spoils ; »

    A l’évidence.

    « Cette vibration de l’air, un peu dérisoire dans sa fragilité… si importante dans la vie — et dans la mémoire. »

    C’est ainsi que survivent, même quand
    « Les inflexions des voix chères (qui) se sont tues »,

    ces « sweet sounds »,
    comptines, poèmes et verbes
    appris et maintes fois répétés.

  5. « …amour libre, comme on disait, aussi triste qu’un amour tarifé. »

    Tiens!

    Quel âge aura la fille du Maestro quand elle lira cette lettre ? Tout dépendra de la Parque.

    Qui nous dit d’ailleurs que la petite (15 ans, 16 ans) n’a pas la curiosité de lire Bonnet d’Ane ?

    Ton papa baisait à tire-larigot, à couilles rabattues, mais ,finalement, ça vaut pas le coup.

    Surtout pour une fille;attends de rencontrer un garçon valable-qui ressemblera à ton père (à part le stupre,bien sûr).

  6. Père,fille, amant:

    « Des cataclysmes qui s’ensuivirent, je ne dirai rien — ni de son acceptation immédiate de tout ce que j’entreprenais, ni de ses orgasmes successifs, la bouche ouverte sur des cris muets comme un poisson asphyxié, les jambes tremblantes, ni de la séance qui s’ensuivit dans la chambre maternelle, attachée symboliquement avec les cordons des rideaux aux montants du lit, le regard fixé sur la photo du père mort posée sur la table de chevet pendant que j’explorais ses méandres.
    Je l’ai forée jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que béance… »

    Qu’aurait dit Jean Nocher,s’il avait su ?

    https://blog.causeur.fr/bonnetdane/que-de-maux-et-de-pleurs-nous-couteront-nos-peres-seconde-partie-5043

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